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Introduction

Il est temps maintenant de lier la gerbe.

On a vu que la difficile question de la justice dans les groupes a été lar-gement débattue sur le plan de la justice distributive – qui recherche la juste répartition des ressources entre les membres de la communauté ayant par-ticipé à leur constitution – mettant régulièrement en échec le mythe d’une règle universelle et consensuelle. Aucun automatisme n’équilibre en effet directement les choses échangées, aucune égalité de traitement ne peut être

« simplement » mise en œuvre. La recherche du juste fait inévitablement intervenir des attributions de causes diverses, des définitions de priorités variées, des objectifs concurrents (Kellerhals, 1997). Cette diversité des composantes du jugement de justice ne débouche pourtant pas – dans les questions de justice distributive – sur une atomisation des représentations du juste. Au contraire, nous avons pu montrer que trois « philosophies », clairement différenciées, se dégagent, qui tantôt font équivaloir le juste au bien, tantôt l'identifient au respect de l'expression libre de la volonté et tan-tôt l'assimilent à l'égalité de traitement des personnes concernées.

Qu'en est-il alors dans le domaine de la justice pénale ? Peut-on aussi re-trouver, à partir des multiples composantes du jugement, un nombre limité de manières de juger de la « juste » peine ?

Pour élaborer cette question, nous avons d'abord analysé séparément, au cours des précédent chapitres, les quatre dimensions constitutives de la représentation de la « juste peine » : les formes et genèses de la délin-quance, les finalités de la peine, les modes d’adéquation de la peine au délit et les acteurs légitimés à intervenir dans le prononcé de la peine. Sur cha-cune de ces dimensions, quelques types principaux de représentations ont été dégagés, que l'on rappelle brièvement ici en omettant volontairement les genres statistiquement marginaux :

a) Cinq images assez contrastées des formes et genèses de la criminalité se dessinent : la dérégulation institutionnelle met prioritairement en cause le mauvais fonctionnement de la famille, de la police et de la justice, qui, ensemble, devraient pourtant contrôler l'apparition et la répression de la criminalité mais qui, en fait, faillissent à leur mission ; la décadence

mo-Chapitre 5

Trois philosophies de justice pénale

Introduction

Il est temps maintenant de lier la gerbe.

On a vu que la difficile question de la justice dans les groupes a été lar-gement débattue sur le plan de la justice distributive – qui recherche la juste répartition des ressources entre les membres de la communauté ayant par-ticipé à leur constitution – mettant régulièrement en échec le mythe d’une règle universelle et consensuelle. Aucun automatisme n’équilibre en effet directement les choses échangées, aucune égalité de traitement ne peut être

« simplement » mise en œuvre. La recherche du juste fait inévitablement intervenir des attributions de causes diverses, des définitions de priorités variées, des objectifs concurrents (Kellerhals, 1997). Cette diversité des composantes du jugement de justice ne débouche pourtant pas – dans les questions de justice distributive – sur une atomisation des représentations du juste. Au contraire, nous avons pu montrer que trois « philosophies », clairement différenciées, se dégagent, qui tantôt font équivaloir le juste au bien, tantôt l'identifient au respect de l'expression libre de la volonté et tan-tôt l'assimilent à l'égalité de traitement des personnes concernées.

Qu'en est-il alors dans le domaine de la justice pénale ? Peut-on aussi re-trouver, à partir des multiples composantes du jugement, un nombre limité de manières de juger de la « juste » peine ?

Pour élaborer cette question, nous avons d'abord analysé séparément, au cours des précédent chapitres, les quatre dimensions constitutives de la représentation de la « juste peine » : les formes et genèses de la délin-quance, les finalités de la peine, les modes d’adéquation de la peine au délit et les acteurs légitimés à intervenir dans le prononcé de la peine. Sur cha-cune de ces dimensions, quelques types principaux de représentations ont été dégagés, que l'on rappelle brièvement ici en omettant volontairement les genres statistiquement marginaux :

a) Cinq images assez contrastées des formes et genèses de la criminalité se dessinent : la dérégulation institutionnelle met prioritairement en cause le mauvais fonctionnement de la famille, de la police et de la justice, qui, ensemble, devraient pourtant contrôler l'apparition et la répression de la criminalité mais qui, en fait, faillissent à leur mission ; la décadence

mo-rale voit dans la faiblesse des valeurs sociales la cause d'une délinquance multiforme ; la désintégation sociale identifie surtout l'anonymat urbain, le manque de solidarité sociale ou économique, l'affaiblissement des liens sociaux comme sources d'une criminalité souvent grave ; la psy-chopathologie croissante stigmatise en premier lieu des individus pertur-bés qui auraient une fâcheuse propension à augmenter en nombre ; en-fin la cancérisation est dominée par une crainte forte et diffuse de déca-dence générale, alimentée par toutes les causes (économiques, morales, culturelles, psychologiques) à la fois et menaçant tous les segments de la population.

b) Cinq images des finalités de la peine, elles aussi bien distinctes, se dé-gagent de l’analyse : la réconciliation considère que la sanction doit tout à la fois dissuader les délinquants potentiels et avérés, rééduquer et ré-intégrer les condamnés, rétablir les victimes (y compris la société) dans leurs droits et consolider le tissu social ; la réinsertion met toute priorité sur la conversion et la réintégration du fautif, laissant en deuxième ligne les objectifs de prévention ou de restitution ; la restitution met surtout l’accent sur les droits des victimes : il convient que les dommages soient compensés, les autres finalités (conversion, réintégration, prévention) étant plus accessoires ; la rétribution ne s’intéresse quant à elle qu’à pu-nir le coupable pour son méfait, tout objectif de réintégration, de pré-vention et de restitution étant jugé secondaire ; enfin la vengeance veut non seulement punir « raisonnablement », mais faire souffrir, exclure, stigmatiser, sans se préoccuper par ailleurs de finalités positives.

c) Trois « balances » sont utilisées pour faire correspondre le crime et sa sanction, ou, si l'on préfère, pour établir une certaine proportionnalité entre eux. Le dommage utilise en priorité le critère de l'ampleur des dé-gâts matériels ou humains pour mesurer la gravité de la peine à pro-noncer ; le parcours de vie du délinquant ou les intentions qui l'ont animé n'étant guère pris en considération. La sécurité met l'accent sur la dangerosité : il s'agit, en prononçant une peine, de mettre la société à l'abri et donc de proportionner la sanction au risque de récidive, sans trop tenir compte de la trajectoire de l'accusé ni des souffrances de la victime. Le drame au contraire utilise en priorité des critères d'empathie pour le parcours de vie de l'accusé et les souffrances de la victime. La gravité de l'acte – et donc de la sanction – dépend fortement de la sub-jectivité des principaux acteurs concernés : ce qu'ils ont ressenti, les vio-lences dont tant l'accusé que la victime ont été l'objet.

d) Trois genres d'acteurs, enfin, sont légitimés, dans la plupart des cas, à prononcer la sanction. La justice des experts accorde un rôle déterminant

rale voit dans la faiblesse des valeurs sociales la cause d'une délinquance multiforme ; la désintégation sociale identifie surtout l'anonymat urbain, le manque de solidarité sociale ou économique, l'affaiblissement des liens sociaux comme sources d'une criminalité souvent grave ; la psy-chopathologie croissante stigmatise en premier lieu des individus pertur-bés qui auraient une fâcheuse propension à augmenter en nombre ; en-fin la cancérisation est dominée par une crainte forte et diffuse de déca-dence générale, alimentée par toutes les causes (économiques, morales, culturelles, psychologiques) à la fois et menaçant tous les segments de la population.

b) Cinq images des finalités de la peine, elles aussi bien distinctes, se dé-gagent de l’analyse : la réconciliation considère que la sanction doit tout à la fois dissuader les délinquants potentiels et avérés, rééduquer et ré-intégrer les condamnés, rétablir les victimes (y compris la société) dans leurs droits et consolider le tissu social ; la réinsertion met toute priorité sur la conversion et la réintégration du fautif, laissant en deuxième ligne les objectifs de prévention ou de restitution ; la restitution met surtout l’accent sur les droits des victimes : il convient que les dommages soient compensés, les autres finalités (conversion, réintégration, prévention) étant plus accessoires ; la rétribution ne s’intéresse quant à elle qu’à pu-nir le coupable pour son méfait, tout objectif de réintégration, de pré-vention et de restitution étant jugé secondaire ; enfin la vengeance veut non seulement punir « raisonnablement », mais faire souffrir, exclure, stigmatiser, sans se préoccuper par ailleurs de finalités positives.

c) Trois « balances » sont utilisées pour faire correspondre le crime et sa sanction, ou, si l'on préfère, pour établir une certaine proportionnalité entre eux. Le dommage utilise en priorité le critère de l'ampleur des dé-gâts matériels ou humains pour mesurer la gravité de la peine à pro-noncer ; le parcours de vie du délinquant ou les intentions qui l'ont animé n'étant guère pris en considération. La sécurité met l'accent sur la dangerosité : il s'agit, en prononçant une peine, de mettre la société à l'abri et donc de proportionner la sanction au risque de récidive, sans trop tenir compte de la trajectoire de l'accusé ni des souffrances de la victime. Le drame au contraire utilise en priorité des critères d'empathie pour le parcours de vie de l'accusé et les souffrances de la victime. La gravité de l'acte – et donc de la sanction – dépend fortement de la sub-jectivité des principaux acteurs concernés : ce qu'ils ont ressenti, les vio-lences dont tant l'accusé que la victime ont été l'objet.

d) Trois genres d'acteurs, enfin, sont légitimés, dans la plupart des cas, à prononcer la sanction. La justice des experts accorde un rôle déterminant

Introduction

au juge – comme d'ailleurs l'ensemble des attitudes – mais insiste aussi sur le rôle consultatif des experts. La justice des parties conserve ce mo-dèle en y ajoutant l'accusé, la victime et ses proches. Enfin, la justice des sages insiste sur la nécessaire consultation d'autorités morales ou reli-gieuses.

Cela fait, la question est maintenant de savoir si la petite vingtaine de référentiels dont on vient de rappeler les principes s'organise, s'articule, autour d'un nombre limité de logiques de jugement. Quels référentiels se répondent, s'attirent, et lesquels se repoussent, s'excluent ? Loin de propo-ser une réponse de principe, ou théorique, à cette question, nous avons voulu la trouver dans une analyse inductive, statistique, des faits. C'est pourquoi l'on a recouru une fois encore à l'analyse typologique (clusters) et mené successivement deux démarches. L'une d'entre elles intègre simple-ment les quatre typologies sectorielles que l'on vient de décrire pour cerner la manière dont leurs types se composent. La manière est assez « propre », puisque chaque secteur de représentation – les causes du crime, les buts de la sanction, les balances articulant la peine et le délit, les acteurs de la déci-sion – a un poids identique dans l'essai de constitution d'une image d'en-semble. Cette démarche est cependant un peu elliptique, en ce sens que, comme on l'a vu, chaque typologie sectorielle est elle-même un condensé assez complexe de diverses variables constitutives. Le risque est alors de ne plus bien comprendre la signification des types. D'où l'idée de procéder d'une seconde façon, en « décompressant » certaines typologies sectorielles particulièrement complexes – et notamment la typologie des balances, où interviennent à la fois les critères de proportionnalité, la manière de pren-dre en compte l'accusé et la victime et le degré moyen de sévérité. Cette se-conde méthode revient à utiliser, pour la synthèse finale, les variables cons-titutives de cette typologie des balances plutôt que le résultat de leur agré-gation. Mais du coup le poids de chaque volet des représentations n'est plus égal. La solution peut alors consister dans le fait d'utiliser d'abord la première démarche, et de n'analyser la seconde, plus détaillée, que si elle dégage les mêmes types que la première.

Or c'est bien ce que l'analyse statistique présentée dans les tableaux ci-dessous fait apparaître. Trois types, globalement semblables dans les deux démarches, se dégagent de l'analyse en clusters. Il s'agit de la rédemption, de l’équité et de la stigmatisation. Les corrélations entre les composantes et la typologie globale sont plus marquées dans la démarche « synthétique », mais la forme « détaillée » est utile pour décrire plus complètement les trois perspectives émanant de l'analyse.

Introduction

au juge – comme d'ailleurs l'ensemble des attitudes – mais insiste aussi sur le rôle consultatif des experts. La justice des parties conserve ce mo-dèle en y ajoutant l'accusé, la victime et ses proches. Enfin, la justice des sages insiste sur la nécessaire consultation d'autorités morales ou reli-gieuses.

Cela fait, la question est maintenant de savoir si la petite vingtaine de référentiels dont on vient de rappeler les principes s'organise, s'articule, autour d'un nombre limité de logiques de jugement. Quels référentiels se répondent, s'attirent, et lesquels se repoussent, s'excluent ? Loin de propo-ser une réponse de principe, ou théorique, à cette question, nous avons voulu la trouver dans une analyse inductive, statistique, des faits. C'est pourquoi l'on a recouru une fois encore à l'analyse typologique (clusters) et mené successivement deux démarches. L'une d'entre elles intègre simple-ment les quatre typologies sectorielles que l'on vient de décrire pour cerner la manière dont leurs types se composent. La manière est assez « propre », puisque chaque secteur de représentation – les causes du crime, les buts de la sanction, les balances articulant la peine et le délit, les acteurs de la déci-sion – a un poids identique dans l'essai de constitution d'une image d'en-semble. Cette démarche est cependant un peu elliptique, en ce sens que, comme on l'a vu, chaque typologie sectorielle est elle-même un condensé assez complexe de diverses variables constitutives. Le risque est alors de ne plus bien comprendre la signification des types. D'où l'idée de procéder d'une seconde façon, en « décompressant » certaines typologies sectorielles particulièrement complexes – et notamment la typologie des balances, où interviennent à la fois les critères de proportionnalité, la manière de pren-dre en compte l'accusé et la victime et le degré moyen de sévérité. Cette se-conde méthode revient à utiliser, pour la synthèse finale, les variables cons-titutives de cette typologie des balances plutôt que le résultat de leur agré-gation. Mais du coup le poids de chaque volet des représentations n'est plus égal. La solution peut alors consister dans le fait d'utiliser d'abord la première démarche, et de n'analyser la seconde, plus détaillée, que si elle dégage les mêmes types que la première.

Or c'est bien ce que l'analyse statistique présentée dans les tableaux ci-dessous fait apparaître. Trois types, globalement semblables dans les deux démarches, se dégagent de l'analyse en clusters. Il s'agit de la rédemption, de l’équité et de la stigmatisation. Les corrélations entre les composantes et la typologie globale sont plus marquées dans la démarche « synthétique », mais la forme « détaillée » est utile pour décrire plus complètement les trois perspectives émanant de l'analyse.

Tableau 5.1. Typologie globale des philosophies de la peine (démarche synthétique)

Variables, indices et types Rédemption

(40%, N=749) Equité

(45%, N=851) Stimatisation

(15%, N=280) Moyenne Causes de la délinquance

Inégalités sociales 23 10 8 15 Rupture des liens sociaux 39 3 3 18 Causalité diffuse 14 32 17 23 Amoralisme social 15 24 4 17

Déviance individuelle 6 11 43 14

Laxisme institutionnel 2 20 25 14

V de Cramer .47***

Finalités de la peine

Réconciliation 50 37 30 41

Réinsertion 44 20 10 28

Restitution 2 30 7 16

Rétribution 3 13 33 12

Vengeance 0 0 21 3

V de Cramer .48***

Régulateur de la sanction

Dommage 15 3 64 17

Drame 65 15 14 35

Sécurité 20 83 22 49

V de Cramer .56***

Acteurs de la décision de justice

Justice du juge 3 11 28 10 Justice des experts 27 34 8 27 Justice des parties 32 38 30 35 Justice des sages 29 15 11 20 Justice du peuple 4 3 20 6

Justice de la communauté 6 0 4 3

V de Cramer .33***

Tableau 5.1. Typologie globale des philosophies de la peine (démarche synthétique)

Variables, indices et types Rédemption

(40%, N=749) Equité

(45%, N=851) Stimatisation

(15%, N=280) Moyenne Causes de la délinquance

Inégalités sociales 23 10 8 15 Rupture des liens sociaux 39 3 3 18 Causalité diffuse 14 32 17 23 Amoralisme social 15 24 4 17

Déviance individuelle 6 11 43 14

Laxisme institutionnel 2 20 25 14

V de Cramer .47***

Finalités de la peine

Réconciliation 50 37 30 41

Réinsertion 44 20 10 28

Restitution 2 30 7 16

Rétribution 3 13 33 12

Vengeance 0 0 21 3

V de Cramer .48***

Régulateur de la sanction

Dommage 15 3 64 17

Drame 65 15 14 35

Sécurité 20 83 22 49

V de Cramer .56***

Acteurs de la décision de justice

Justice du juge 3 11 28 10 Justice des experts 27 34 8 27 Justice des parties 32 38 30 35 Justice des sages 29 15 11 20 Justice du peuple 4 3 20 6

Justice de la communauté 6 0 4 3

V de Cramer .33***

Introduction

Tableau 5.2. Typologie globale des philosophies de la peine (démarche détaillée)

Variables, indices et types Rédemption (44%, N=828)

Typologie de la peine (petits délits)

Mesures de la proportionnalité

Proportionnalité subjectiviste 51 37 24 41 Absence de proportionnalité 13 28 17 20

Caractéristiques de la victime

Compassion 46 19 31 33

Tableau 5.2. Typologie globale des philosophies de la peine (démarche détaillée)

Variables, indices et types Rédemption (44%, N=828)

Typologie de la peine (petits délits)

Mesures de la proportionnalité

Proportionnalité subjectiviste 51 37 24 41 Absence de proportionnalité 13 28 17 20

Caractéristiques de la victime

Compassion 46 19 31 33