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Quelle balance pour mesurer la peine ?

5. Trois balances

Nous voici en mesure de réunir dans une même main les critères relatifs à la gravité de l’acte lui-même, les manières de prendre en compte les identi-tés de l’agresseur et de la victime et enfin la sévérité ou l’indulgence asso-ciée aux crimes et délits. La mise en relation de ces quatre éléments permet-elle de définir différentes logiques de jugement, différentes « balances » ?

Pour étudier cette question, nous avons opéré une analyse des corres-pondances, suivie d’une analyse de classification, sur les indices sectoriels (quatre typologies et une échelle) construits dans ce chapitre. Ces opéra-tions permettent de dessiner trois « balances » très différentes, trois logi-ques de modulation de la peine, trois manières d’articuler l’acte, son auteur et sa victime. Elles sont respectivement centrées a) sur l’acte délictueux en lui même et ses conséquences, b) sur les acteurs impliqués et c) sur l’ordre social dans son ensemble.

Quelle balance pour mesurer la peine ?

Gardons cette deuxième question pour notre dernier chapitre et évo-quons brièvement la première. Sans pouvoir parler d’attitudes nettement tranchées, on peut relever que les personnes les plus sévères sont celles qui sont le plus sensibles à l’insécurité et qui redoutent d’être elles-mêmes vic-times d’un vol ou d’une agression ; pour ces personnes, le délinquant, jugé mauvais par nature, doit être mis hors d’état de nuire. Quant à la moindre sévérité elle est plus généralement évoquée par les catégories sociales et les tranches d’âge élevées et va souvent de pair avec la conviction que ce sont les inégalités sociales et les conditions psychologiques difficiles de certaines personnes qui conduisent à la délinquance et au crime.

5. Trois balances

Nous voici en mesure de réunir dans une même main les critères relatifs à la gravité de l’acte lui-même, les manières de prendre en compte les identi-tés de l’agresseur et de la victime et enfin la sévérité ou l’indulgence asso-ciée aux crimes et délits. La mise en relation de ces quatre éléments permet-elle de définir différentes logiques de jugement, différentes « balances » ?

Pour étudier cette question, nous avons opéré une analyse des corres-pondances, suivie d’une analyse de classification, sur les indices sectoriels (quatre typologies et une échelle) construits dans ce chapitre. Ces opéra-tions permettent de dessiner trois « balances » très différentes, trois logi-ques de modulation de la peine, trois manières d’articuler l’acte, son auteur et sa victime. Elles sont respectivement centrées a) sur l’acte délictueux en lui même et ses conséquences, b) sur les acteurs impliqués et c) sur l’ordre social dans son ensemble.

Tableau 3.4. Trois balances pour une justice

Principe régulateur de la sanction Indicateurs

Proportionnalité subjective 25 47 42 41

Absence de proportionnalité 25 10 25 20

Type d’identification de la victime

Compassion 36 48 21 33

Restitution 41 10 1 11

Abstraction 23 42 78 56

V de Cramer .39**

Type de peine (petits délits)

Réparation 17 49 6 23

Travail d’intérêt général 15 33 28 27

Amende 28 19 60 40

Prison 40 0 6 10

V de Cramer .49**

Sévérité de la peine (délits graves et crimes)

Une première attitude – le dommage, qui regroupe 17 % des répondants – met l’accent sur une appréciation de l’acte en termes de proportionnalité objective. Quelle que soit l’infraction, c’est l’ampleur des dégâts (objectifs ou subjectifs) provoqués par le crime ou le délit qui sert de critère principal de modulation de la peine. Ce sont donc les conséquences du délit pour la victime et par suite la prise en compte de cette dernière sous tous ses as-pects – sa souffrance bien sûr, mais aussi ses faiblesses et sa situation éco-nomique – qui sont à la base du calcul de la sanction. Cette façon d’évaluer exclut toute subjectivité, et notamment la prise en compte de l’intention qui motive le délinquant. Celui-ci est au contraire facilement étiqueté par des

Tableau 3.4. Trois balances pour une justice

Principe régulateur de la sanction Indicateurs

Proportionnalité subjective 25 47 42 41

Absence de proportionnalité 25 10 25 20

Type d’identification de la victime

Compassion 36 48 21 33

Restitution 41 10 1 11

Abstraction 23 42 78 56

V de Cramer .39**

Type de peine (petits délits)

Réparation 17 49 6 23

Travail d’intérêt général 15 33 28 27

Amende 28 19 60 40

Prison 40 0 6 10

V de Cramer .49**

Sévérité de la peine (délits graves et crimes)

Une première attitude – le dommage, qui regroupe 17 % des répondants – met l’accent sur une appréciation de l’acte en termes de proportionnalité objective. Quelle que soit l’infraction, c’est l’ampleur des dégâts (objectifs ou subjectifs) provoqués par le crime ou le délit qui sert de critère principal de modulation de la peine. Ce sont donc les conséquences du délit pour la victime et par suite la prise en compte de cette dernière sous tous ses as-pects – sa souffrance bien sûr, mais aussi ses faiblesses et sa situation éco-nomique – qui sont à la base du calcul de la sanction. Cette façon d’évaluer exclut toute subjectivité, et notamment la prise en compte de l’intention qui motive le délinquant. Celui-ci est au contraire facilement étiqueté par des

Quelle balance pour mesurer la peine ?

labels statutaires ou d’appartenances (sa nationalité, son sexe, ses fréquen-tations). Une certaine proscription du délinquant va donc ici de pair avec une attention globale envers la victime. Enfin, cet accent sur le dommage est associé à une très forte sévérité.

Une deuxième attitude, toute différente dans sa logique, met en exergue la dangerosité de l’accusé. On met l’accent sur la nature de ses crimes et sur les risques de récidive. Cet accent sur le risque encouru par la société se conjugue avec une totale abstraction des caractéristiques de la victime.

C’est l’objectif de sécurité qui domine. La sévérité de la peine est alors im-portante. Cette sévérité, définie par une peine à connotation publique – l’amende pour les délits de faible gravité, la prison pour les délits graves et les crimes – a surtout pour vocation de rétablir l’ordre, de prévenir la diffu-sion du crime. Réprimer pour contrôler et dissuader pour sécuriser pour-raient être les slogans de cette manière de punir. Dans cette perspective, tant les souffrances de la victime que la trajectoire de l’accusé sont sans in-térêt. C’est un besoin d’ordre supérieur – celui du maintien de l’ordre social – qui dicte la « mesure » de la peine.

La troisième attitude – le drame – se distancie aussi très nettement des deux autres. Elle ne vise au départ ni à exclure un accusé, ni à rétablir un ordre social perturbé par le crime, mais bien plutôt à « reconnaître » la vic-time et le délinquant. La compréhension pour le parcours de vie parfois difficile du délinquant intervient fortement ici, mais cela n’altère nullement le regard compassionnel porté sur la victime. Cette double empathie teintée de subjectivité incite à l’indulgence puisqu’elle peut être comprise comme une tentative de restauration de chacune des parties dans son humanité et dans ses droits. A la souffrance de la victime, aucune autre souffrance réci-proque ne devrait faire écho : la compassion pour la victime ne conduit pas à la vengeance. C’est au contraire la réhabilitation de la personne – celle du délinquant comme celle de la victime – qui est ici placée au premier rang.

Preuve en est que la peine restauratrice par excellence – la réparation du dommage pour les délits de faible gravité – est ici comparativement très importante. Quant à la peine pour les infractions plus graves, elle reste lé-gère : point n’est besoin de forcer sur la sévérité pour atteindre les objectifs souhaités de réintégration. L’accent est clairement progressiste d’une part, puisqu’il « personnalise » l’accusé, et social d’autre part, puisqu’il tend à son retour au sein de la société.

* * *

Les trois balances que l’on vient de définir semblent référer, dans leur logi-que, à des finalités différentes de la peine. C’est que la manière de réagir à

Quelle balance pour mesurer la peine ?

labels statutaires ou d’appartenances (sa nationalité, son sexe, ses fréquen-tations). Une certaine proscription du délinquant va donc ici de pair avec une attention globale envers la victime. Enfin, cet accent sur le dommage est associé à une très forte sévérité.

Une deuxième attitude, toute différente dans sa logique, met en exergue la dangerosité de l’accusé. On met l’accent sur la nature de ses crimes et sur les risques de récidive. Cet accent sur le risque encouru par la société se conjugue avec une totale abstraction des caractéristiques de la victime.

C’est l’objectif de sécurité qui domine. La sévérité de la peine est alors im-portante. Cette sévérité, définie par une peine à connotation publique – l’amende pour les délits de faible gravité, la prison pour les délits graves et les crimes – a surtout pour vocation de rétablir l’ordre, de prévenir la diffu-sion du crime. Réprimer pour contrôler et dissuader pour sécuriser pour-raient être les slogans de cette manière de punir. Dans cette perspective, tant les souffrances de la victime que la trajectoire de l’accusé sont sans in-térêt. C’est un besoin d’ordre supérieur – celui du maintien de l’ordre social – qui dicte la « mesure » de la peine.

La troisième attitude – le drame – se distancie aussi très nettement des deux autres. Elle ne vise au départ ni à exclure un accusé, ni à rétablir un ordre social perturbé par le crime, mais bien plutôt à « reconnaître » la vic-time et le délinquant. La compréhension pour le parcours de vie parfois difficile du délinquant intervient fortement ici, mais cela n’altère nullement le regard compassionnel porté sur la victime. Cette double empathie teintée de subjectivité incite à l’indulgence puisqu’elle peut être comprise comme une tentative de restauration de chacune des parties dans son humanité et dans ses droits. A la souffrance de la victime, aucune autre souffrance réci-proque ne devrait faire écho : la compassion pour la victime ne conduit pas à la vengeance. C’est au contraire la réhabilitation de la personne – celle du délinquant comme celle de la victime – qui est ici placée au premier rang.

Preuve en est que la peine restauratrice par excellence – la réparation du dommage pour les délits de faible gravité – est ici comparativement très importante. Quant à la peine pour les infractions plus graves, elle reste lé-gère : point n’est besoin de forcer sur la sévérité pour atteindre les objectifs souhaités de réintégration. L’accent est clairement progressiste d’une part, puisqu’il « personnalise » l’accusé, et social d’autre part, puisqu’il tend à son retour au sein de la société.

* * *

Les trois balances que l’on vient de définir semblent référer, dans leur logi-que, à des finalités différentes de la peine. C’est que la manière de réagir à

une infraction fait nécessairement corps avec le fondement du droit de pu-nir (Hulsman, 1982). Et l’analyse des corrélations entre balances et finalités laisse bien apparaître que le dommage est associé à l’accentuation d’objectifs rétributifs, disciplinaires, afflictifs et réparateurs. Punition et vindicte sont au cœur de cette philosophie et il n’est dès lors pas étonnant d’y rencontrer le maximum de sévérité de la peine. Au contraire le drame est quant à lui associé à des buts essentiellement prospectifs : amener le délinquant à réflé-chir sur sa faute, le soigner si besoin est, préparer son retour au sein de la société. La sécurité ne souligne en particulier aucun des objectifs classique-ment associés à la peine : tous coexistent. Le danger que représente la dé-linquance est perçu comme une composante importante de la société contemporaine et il s’agit de réprimer tout manquement aux règles de la vie sociale pour restaurer l’ordre. C’est alors la restitution, c’est à dire la répa-ration due à la victime comme à la société, qui doit être placée au premier plan.

Ces balances s’articulent aussi aux images que l’on se fait de la genèse du crime. La cancérisation et la psychopathologie croissante, deux représenta-tions de la délinquance caractérisées par le constat alarmant de la diffusion du crime d’une part et de la peur qu’elle génère de l’autre, sont un peu plus fréquentes chez les adeptes de la régulation par les dommages. La désintégra-tion sociale, qui associe la délinquance à l’anomie sociale ambiante, au man-que de solidarité et de cohésion, est corrélée quant à elle avec le drame.

L’amoralisme social et la dérégulation institutionnelle enfin, qui expliquent principalement la délinquance par la crise des valeurs et par la défection des institutions gardiennes du contrat social vont plutôt de pair avec la sé-curité et son besoin d’ordre social.

Mais seule une analyse typologique globale nous permettra de dire si ces corrélations sectorielles, assez lâches par ailleurs, permettent de définir des « logiques justice » différentes. On mènera cette analyse dans un der-nier chapitre, après avoir examiné la question de savoir quels genres d’acteurs, de juges, sont légitimés à décider de la peine.

Terminons ce chapitre en nous demandant si l’emploi de l’une ou l’autre des trois balances définies ci-dessus est plus fréquent dans certaines catégories sociales et correspond par ailleurs à des « expériences » différen-tes.

L’attention aux dommages consécutifs au crime, qui accentue la sévérité et l’affliction de la peine, est plus présente dans le bas de l’échelle sociale et professionnelle, mais aussi chez les personnes qui craignent pour leur sécu-rité et sont très préoccupées par la hausse générale des délinquances. On

une infraction fait nécessairement corps avec le fondement du droit de pu-nir (Hulsman, 1982). Et l’analyse des corrélations entre balances et finalités laisse bien apparaître que le dommage est associé à l’accentuation d’objectifs rétributifs, disciplinaires, afflictifs et réparateurs. Punition et vindicte sont au cœur de cette philosophie et il n’est dès lors pas étonnant d’y rencontrer le maximum de sévérité de la peine. Au contraire le drame est quant à lui associé à des buts essentiellement prospectifs : amener le délinquant à réflé-chir sur sa faute, le soigner si besoin est, préparer son retour au sein de la société. La sécurité ne souligne en particulier aucun des objectifs classique-ment associés à la peine : tous coexistent. Le danger que représente la dé-linquance est perçu comme une composante importante de la société contemporaine et il s’agit de réprimer tout manquement aux règles de la vie sociale pour restaurer l’ordre. C’est alors la restitution, c’est à dire la répa-ration due à la victime comme à la société, qui doit être placée au premier plan.

Ces balances s’articulent aussi aux images que l’on se fait de la genèse du crime. La cancérisation et la psychopathologie croissante, deux représenta-tions de la délinquance caractérisées par le constat alarmant de la diffusion du crime d’une part et de la peur qu’elle génère de l’autre, sont un peu plus fréquentes chez les adeptes de la régulation par les dommages. La désintégra-tion sociale, qui associe la délinquance à l’anomie sociale ambiante, au man-que de solidarité et de cohésion, est corrélée quant à elle avec le drame.

L’amoralisme social et la dérégulation institutionnelle enfin, qui expliquent principalement la délinquance par la crise des valeurs et par la défection des institutions gardiennes du contrat social vont plutôt de pair avec la sé-curité et son besoin d’ordre social.

Mais seule une analyse typologique globale nous permettra de dire si ces corrélations sectorielles, assez lâches par ailleurs, permettent de définir des « logiques justice » différentes. On mènera cette analyse dans un der-nier chapitre, après avoir examiné la question de savoir quels genres d’acteurs, de juges, sont légitimés à décider de la peine.

Terminons ce chapitre en nous demandant si l’emploi de l’une ou l’autre des trois balances définies ci-dessus est plus fréquent dans certaines catégories sociales et correspond par ailleurs à des « expériences » différen-tes.

L’attention aux dommages consécutifs au crime, qui accentue la sévérité et l’affliction de la peine, est plus présente dans le bas de l’échelle sociale et professionnelle, mais aussi chez les personnes qui craignent pour leur sécu-rité et sont très préoccupées par la hausse générale des délinquances. On