• Aucun résultat trouvé

Pour une phénoménologie ontologique - -Apparences et apparitions

Première partie

F IGURER LE FIGURANT

B. Les figures défilées de Gerhard Richter

5. Pour une phénoménologie ontologique - -Apparences et apparitions

« Une photographie floue est-elle seulement l'image d'une personne? Y a-t-il avantage à remplacer une photographie floue par une qui soit nette ? L'image floue n'est-elle pas souvent ce dont nous avons précisément besoin1 » ?

S

TRATEGIES DU REGARD

« L’opaque. Les regards voient : il reste toujours à voir. Quelque chose de l’autre corps reste impénétrable. Le réel n’est jamais transparent à la vue […]. L’opaque n’est pas une chose. Il est cette défaillance des yeux qui, dans le visible, décèlent un vide qu’ils ne peuvent voir. L’opaque est : encore le désir de voir ! Encore les yeux du corps ouverts sur le dehors2 ».

Comme le voile de Poppée contemplé par Jean Starobinski3, les brouillages picturaux de Gerhard Richter réactivent la mécanique érotique du désir : montrer sans dévoiler. Le voile cependant n’est pas d’une parfaite translucidité, il s’opacifie, plus ou moins intensément jusqu’à l’indistinction. Il se fait alors rideau, comme pour le portrait de Dieter Kreuz, 1971 [Ill.104].

Les Fotobilder témoignent de la faillite d’une évidente visibilité au profit du voilage de la figure reconvoquée. Chaque photo-peinture est un ne-pas (bien) voir. Ce qu’il porte au visible est un dispositif de dissimulation. Cette dialectique plastique attise le regard. A l’instar de notre in-préhension devant les verres ou miroirs gris opacifiant, notre propre image, l’image

1 WITTGENSTEIN Ludwig, Investigations philosophiques, § 66-71.

2 LE BOT Marc, L’art, effacement et surgissement des figures. Hommage à Marc Le Bot, Louis Marin (Dir.), Paris, Publications de la Sorbonne, 1991, p. 29.

3 STAROBINSKI Jean à propos d’un portrait de l’Ecole de Fontainebleau, in L’Œil vivant, Paris, Gallimard, 1961. Nous pensons également à Cranach et ses voiles totalement transparents qui ne

subtilisée, ouvre une frustration désirante. « Il s’agit de montrer et en même temps de ne pas montrer », dit Richter, « peut-être pour montrer autre chose » : appeler et repousser ; faire venir et retirer. Se retirer au dernier moment comme Betty, 1988 , tournant le dos, Betty toute proche et déjà éloignée. Les motifs de son vêtement rouge et blanc, nettement, semblent toucher la surface de visibilité, percer la surface de représentation. Tels des repoussoirs, leur proximité repousse plus encore le visage détourné. Cette structure du mystérieux lointain n’est pas sans réactiver quelque nostalgie romantique.

Richter peintre de l’inaccessible ? Peindre des obstructions c’est organiser une résistance phénoménologique pour un regard entravé. Ce qui se donne se refuse. Le brouillard visuel nous éprouve, l’artiste se joue de nos perceptions, trouble nos sensations. Mais cette approche sensible déplie aussi un questionnement métaphysique.

L’image se défile et la figure convoquée file, elle ne se laisse pas bloquer dans une visibilité assurée. L’œuvre tout d’abord, crée la rencontre inassouvie avec un regard désirant, « […] ce que le tableau donne à voir est autre chose que ce qu’il montre1 ». La figure nous manque, elle désamorce tout principe d’identification par le voilage de sa surface qui maintient une distance, elle ne persiste que sous la forme d’indice. L’image d’ailleurs est une persistance par-delà le naufrage de sa surface. Mais chacune de ses toiles est également un recel, « chaque regard porté sur le tableau ne me fait percevoir pas seulement, ni même d’abord ce que j’y vois, mais le fait même que je ne parviens pas à la prendre en vue comme tel-qu’il recèle toujours encore l’essentiel de sa visibilité2 ». Les effets de flou intensifient la puissance imaginative, son indécision même est principe d’ouverture, « il n’y a d’image à penser qu’au-delà du principe de surface3 », affirme Georges Didi-Huberman. Le balayage des surfaces produit une densité, une profondeur visuelle. Richter par ce geste d’effacement opacifie et épaissit le sensible. L’artiste en appellerait donc au verso des images ?

1 PELZER Brigid, in catalogue Gerhard Richter, 100 Bilder, Carré d’art, Musée d’Art Contemporain de Nîmes, Cantz, 1996, p136.

2 MARION Jean-Luc, Etant donné : essai d’une phénoménologie de la donation, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, p. 320.

3 DIDI-HUBERMAN Georges, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Ed. de Minuit, 1992, p. 61.

La posture de dos incarne ce désir insatisfait d’appréhender la face. Le visage détourné rappelle l’épaisseur du corps. Le dos présente ce qu’il ne donne pas à voir, il est mise à l’épreuve, il résiste au désir de dévoilement. La pose de dos fait durer le plaisir, entretient et crée un mystère, « le visage se lit comme une nouvelle, le dos comme un poème chiffré1 ». Betty, 1988, bien sûr, se refusant, mais encore Lesende, ou I.G., 1993, dévient les regards, les leurs aussi. La dorsalité est ainsi puissance d’attraction parce qu’elle refuse le face-à-face, « ainsi parce qu’évité, le visage sera accordé de surcroît, en sa puissance intacte. Invisible et rayonnant au cœur de l’image2 ». L’endroit du décor est à imaginer, à désirer, à venir. La figure de dos, disposition pour un visage manquant, recèle la promesse d’un retournement. Betty se refusant n’est-elle pas sur le point de se retourner de nouveau ?

Les portraits de face voilés revendiquent également une dorsalité. Stratégie classique du regard, dialectique du proche et du lointain : l’attrait de l’image provient de ce qu’elle ne montre pas. La surface se complexifie d’une profondeur sous-jacente, propice à la formation de tout regard. « Une chose à voir qui si proche soit-elle se replie […] et qui donc, par cette simple phénoménologie du retrait nous tient à distance […], c’est alors qu’elle nous regarde, c’est donc que nous restons au seuil de deux motions contradictoires : entre voir et perdre…3 ».

Peintre du voile, Richter peint des mises en forme du regard désirant. Le regard ainsi suscité découle du voir et de son impossibilité.

S

TRATEGIES DES APPARENCES

« Comme je ne peux rien décrire plus clairement concernant la réalité que ma propre relation à la réalité. Et celle-ci a toujours eu à voir avec le flou4 ».

1 BANU Georges, op. cit., p. 11.

2 LIANDRAT-GUIGUES Suzanne, « Au verso des images », in De dos, Vertigo° 22, 2001, p. 64. 3 DIDI-HUBERMAN Georges, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, op. cit., p.117-118. 4 RICHTER Gerhard, « Entretien avec R. Schön (1972) », in Gerhard Richter, Textes : notes et

En travaillant la perte de définition, Richter semble vouloir toucher au plus près de sa relation au réel visible qui est celle d’une mise à distance. La perception des Fotobilder renvoie à une pure sensation, comme une impression. La sensation d’indistinction que nous éprouvons devant ces peintures, serait à l’image d’un rapport perceptif phénoménal, celui d’une indétermination des limites et des contours. Les toiles "floutées" se présentent comme relais d’une visibilité troublée du réel, du monde, de l’être. Entretenir le vague c’est renvoyer précisément à l’incertitude de la réalité perceptible, d’autant plus lorsqu’elle est médiée par une image photographique. Richter ne cherche pas à peindre la vérité de la sensation, mais le doute de son approche du monde et des êtres, et plus encore de la faillibilité des images ; ainsi en atteste ce fameux flou ou brume visuelle, métaphore du rapport de l’image à la réalité. La distanciation témoigne en fait d’un souci de justesse. D’une approche sensible, nous glissons vers des préoccupations métaphysiques. Etre au plus près, c’est peindre le flou qui s‘interpose comme un voile devant le sujet qui nous intéresse, la figure humaine, son essence par-delà les apparences, l’être. Non sans correspondance avec notre perception devant les verres gris, notre vision des figures peintes est embrumée, impuissance à distinguer clairement les apparences. Toute perception est relative. Les toiles floues sont en analogie avec la position critique de Richter vis-à-vis de l’image. « Je ne doute pas de la réalité dont je ne sais pour ainsi dire rien, mais de l’image de la réalité que nos sens transmettent, qui est imparfaite, limitée1 ». Attaché aux apparences, l’artiste peint le doute comme interface, « la proximité n’apporte rien. Par conséquent je peux d’emblée peindre flou pour montrer au moins que précisément nous ne savons rien2 ».

« N’est-ce pas paradoxal que vous rendiez une chose que nous voyons tous, tout en suggérant une impression d’incertitude face à la réalité ? », demande P. Sager à Richter lors d’un entretien avec l’artiste ; auquel ce dernier répondit que nous « ne pouvons pas nous fier à l’image que nous voyons3 ». Le flou est justement ce qu’il y a à voir. La certitude du réel imagé est un leurre. La peinture serait alors mise en image du doute, un moyen de rendre visible l’apparence déficiente des choses et des êtres, de rendre compte de

1 Ibid.

2 RICHTER Gerhard, in Film, 1992.

3 RICHTER Gerhard, « Entretien avec P. Sager (1972) », in Gerhard Richter, Textes : notes et entretiens, op. cit., p. 53.

leur invisibilité constitutive. « Si on la compare avec la réalité [la peinture], elle est toujours plus ou moins différente, on s’interroge d’avantage1 ». La donation de l’œuvre est un outil de réflexion sur l’image elle-même et sa gestion des apparences. « Ce qui fait vivre les tableaux, c’est le désir d’y reconnaître quelque chose. Ils offrent à chaque instant des ressemblances avec des phénomènes réels auxquels ils opposent ensuite une forme de démenti2 ».

Aussi, l’artiste déjoue-t-il toute certitude optique et sémantique, affirmant qu’« un bon tableau est incompréhensible [...] si bien qu’il ne peut être consommé et qu’il demeure essentiel3 ». Les Fotobilder de Richter résistent à toute fixation, ils ne sauraient être com-pris, désamorçant par-là toute préhension ; « j’aime ce qui est vague et sans mesure, j’aime l’incertitude perpétuelle4 ». Déjouant notre désir de certitude, les toiles opacifiées et voilées ouvrent un au-delà ou un en-deçà de la représentation, contre toute transparence.

L’indétermination visuelle est aussi un moyen, par-delà les apparences, de toucher à distance l’inintelligible et l’invisible de l’essence, cette "autre chose" qui ne saurait être saisie. Alors que Richter dans un premier temps affirmait vouloir adopter une posture picturale purement superficielle, nous ne pouvons que déceler des préoccupations ontologiques, « je voudrais comprendre l’essence des choses5 ». Comme si l’ouverture métaphysique tirait parti d’une superficialité ostensiblement affichée. L’écran des apparences ne peut être traversé en peinture, l’artiste alors travaille cet écran comme indice ou trace de ce qui se retire. La question de la dorsalité témoigne d’une bifacialité de l’écran représentationnel, la pratique du retrait ne peut qu’induire une vision au-delà des apparences. A l’instar de l’économie iconique, les Fotobilder embrumés sont les indices ou symptômes de quelque chose qu’ils ne sont pas. En signalant notre aveuglement, l’artiste produit la possibilité d’un regard, en accord avec Jean Starobinski « j’appelle regard moins la faculté de recueillir des images que celle d’établir

1 RICHTER Gerhard, « Entretien avec D. von Drathen (1992) », in Gerhard Richter, Textes : notes et entretiens, op. cit., p. 189.

2 RICHTER Gerhard, in Gerhard Richter. Die Macht der Malerei, article in Das Kunstmagazin, déc. 1999, p. 20.

3 RICHTER Gerhard in B. H. D. Buchloh, Gerhard Richter, op. cit., p. 53.

4 RICHTER Gerhard, « Notes 1964 », in Gerhard Richter, Textes : notes et entretiens, op. cit., p. 19. 5 RICHTER Gerhard, « Entretien avec R. G. Dienst (1970) », in Gerhard Richter, Textes: notes et

une relation1 ». La peinture serait objet de liaison, « elle touche à la relation que nous entretenons avec la réalité2 », précise Richter. Chacune de ses toiles n’est donc pas une pure image. L’opacité ou le brouillage du visible est à lire sur le mode d’une anagogie, d’une possibilité de débord et de remontée vers l’invisible. Ainsi l’affirme l’artiste en parlant d’analogie, « la peinture est la création d’une analogie avec l’invisible et l’inintelligible, qui doivent devenir figures et devenir accessibles3 ». Porteuse d’invisible sa peinture tire parti des apparences pour mieux les déborder. Le filé de la surface dissout les bords, la figure ainsi déborde et ce dé-bord est articulation du visible et de l’invisible, du visible figuré et de l’invisible débordé. En déclarant vouloir «rendre l’inexplicable un peu plus intelligible4 », l’artiste témoigne d’une attention métaphysique. Voiler pour révéler, voilà reconduit le schéma esthétique de l’articulation du visible et de son revers. « Quand je dis que tout visible est invisible […] il ne faut pas se figurer que j’ajoute au visible parfaitement défini comme en soi un non-visible […] il faut comprendre que c’est la visibilité même qui comporte une non-visibilité5 ». L’évidence d’une non-visibilité des toiles de Richter serait un tremplin pour envisager l’inabordable de la figure humaine qui se dérobe et reconnaître les apparences comme déficientes. « Par-là l’art est une possibilité de penser autrement, de reconnaître comme foncièrement insuffisante l’apparence, en cela il est une méthode pour approcher ce qui est opaque, inaccessible6 ».

S

TRATEGIES DE L

APPARAITRE

Pris dans la dialectique du se donner-se refuser, les visages peints par Richter comme Brigid Polk, 1971 [Ill.56] ou encore le nébuleux portrait de Dieter Kreuz, 1971 [Ill.104], apparaissent sur le mode auratique du proche et du lointain : proximité de la surface picturale – soustraction de la figure dans une profondeur indiscernable. Notre approche des modèles au plus

1 STAROBINSKI Jean, op. cit., p. 13.

2 RICHTER Gerhard, « Entretien avec D. von Drathen (1992) », in Gerhard Richter, Textes: notes et entretiens, op. cit., p. 189.

3 RICHTER Gerhard in BUCHLOH B. H. D., Gerhard Richter, op. cit., p. 53.

4 RICHTER Gerhard, in Richter en France, Arles, Actes Sud, Musée de Grenoble, 2009, p. 18. 5 MERLEAU-PONTY Maurice, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 300.

près parfois, comme ceux de Kopf, 1977 [Ill.116], S. mit kind, 1995 [Ill.86-89],

Ella, 2007 [Ill.115], par exemple, suggère un rapprochement intime qui dialectiquement se refuse : approche et distance sont indissociables. La diffusion des contours produit aussi une émanation atmosphérique du sujet peint, « il faudra donc nommer aura cette chose sans contour1 ». Cette figure humaine, hésitante, indéfinie par et dans une représentation "floutée" se nimbe en retour d’une aura, « il me semble que de nos jours, il ne reste de l’aura, cette auréole qui "couronne" la figure humaine et fait sa magnificence, que le flou qui s’interpose comme voile entre l’image et le spectateur2 ». Le balayage de la surface picturale crée un voile, une interface qui laisse miroiter une figure sous-jacente,

une lumière derrière. En effet, les figures humaines peintes selon la pratique de la photo-peinture semblent être sources de lumière. Aussi, Heidi Kuhn, 1968 [Ill.80],

Uecker, 1964, Junge Backer, 1965, Betty, 1977 [Ill.70], Tote, 1988 [Ill.58], Lesende, 1994

[Ill.113-114] ou encore Selbsportrait, 1996

[Ill.77], pour n’évoquer que quelques toiles, sont lampadophores. L’aire de clarté du visage se dégage du fond sombre avec lequel il fusionne tout autant. Richter use du clair-obscur, fut-il nuancé par un

estompage second. La luminescence est d’autant plus intense qu’elle émane d’une extinction. La peinture de Richter renoue ainsi avec son origine photographique en produisant des aspects lumineux. L’éclat premier a été assourdi mais nullement éteint. D’une généalogie indicielle (photographie), la trace lumineuse persiste et affirme sa résistance dans ce duel avec l’opacité. Quant aux figures largement effilées latéralement, voire striées, raclées, comme captées depuis des images filantes d’une vidéo par exemple,

1 DIDI-HUBERMAN Georges, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, op. cit., p. 122.

2 GOLDBERG Itzhak, « Vaguement des visages», in Vagues figures ou les promesses du flou, Actes du

tels Portrait Müller, 1965 [Ill.91], Mädchenkopf, 1965 [Ill.96], ou encore S. mit kind, 1995, leur clarté semble provenir du rayonnement des ondes lumineuses. « Le problème central de ma peinture est la lumière1 ». Cette luminosité auratique ne peut que transparaître atténuée par le voile de la surface qui assure sa retenue dans un lointain. Mais de cette retenue se dégage aussi la possibilité d’une venue.

L’effacement qui n’est pas disparition, provoque une résistance à sa propre action. La photo-peinture est une contradiction, entre figuration et défiguration, elle installe le sujet dans un plan moyen, un gris moyen pour certains, entre ombre et lumière. Les figures effilées peintes par Gerhard Richter sont vaguement tenues dans l’oscillation anadyomène de l’apparition-disparition : dialectique du mouvement, « anadyomène – signifie à la fois ce qui émerge, ce qui naît et ce qui replonge, ce qui sans cesse redisparaît. Mot du flux et du reflux2». Il n’est pas d’apparition mais possibilité d’une montée et non pas d’un montrer. Ella, 2007

[Ill.115], jeune fille de l’artiste, tête baissée, semble pousser de son front lumineux le voile effilé de la surface, suggérant une dynamique d’apparaître. L’apparaître est la possibilité d’un avènement, il ne se montre pas lui-même, il s’envisage de manière indirecte, ou pour reprendre Heidegger, l’apparaître est un "ne pas se montrer". « Apparaître, c’est s’annoncer par quelque chose qui se montre […] Ce où quelque chose "apparaît" signifie ce où quelque chose s’annonce, c’est-à-dire ne se montre pas3 ». La contradiction est un effet d’annonce. Les particules estompées sont des symptômes visuels préfigurants, indices d’une venue

1 RICHTER Gerhard, « Notes 1986 », in Gerhard Richter, Textes : notes et entretiens, op. cit., p. 33. Relevons en ce sens la réalisation par l’artiste en 2007 d’un vitrail pour la cathédrale de Cologne. 2 DIDI-HUBERMAN Georges, Phasmes : essais sur l’apparition, Paris, Ed. de Minuit, 1998, p. 114. 3 HEIDEGGER Martin, Etre et temps, Paris, Gallimard, 1927, § 7, p. 43.

latente, précaire, toujours à venir. Le noyau reste opaque et suscite le désir d’une venue. La visibilité n’est jamais assurée, la configuration picturale est un recel. Les Fotobilder se présentent sur le mode d’une phénoménologie de l’apparaître, mettant en lumière le processus de la montée du visible à partir de l’effacement, « c’est dans l’exacte mesure où il y a revoilement qu’il y a révélation1». Le flou ou le filé seraient promesses d’apparition. « Si la figure de l’être ou de la chose se présente alors en peinture en des formes encore mal définies, c’est qu’elle n’en est qu’aux prémices de son apparition : l’indécision de ses contours n’est pas le signe de son altération ni de l’épanchement de sa substance, mais au contraire la promesse de sa venue, de sa remontée du néant, de son incarnation presqu’achevée2 ». Maintenue, indécidable, la figure retenue n’a pas encore percé le voile de la surface, n’est pas encore passée devant cette profondeur superficielle, à l’instar des quatre membres de la famille Baker. Le travail de la surface produit des retards visuels, le brouillage incarne une dynamique de figurabilité. Le gris ou les teintes décolorées par le brouillage sont aussi d’une latence phénoménale. Entre rétention et protension, chaque toile dépeint l’instabilité d’un seuil. Cette peinture est labile dans la mesure où elle ne stabilise rien, mais représente le passage d’un sujet flottant.

Mise au secret, repli, promesse du dépli, Richter ne peint-il pas le pouvoir de la peinture ? « La peinture a montré son pouvoir […] elle a provoqué l’apparaître3 ». L’obstruction est puissance d’avènement au visible, « j’ai la conviction qu’il y a à gagner à accumuler les obstacles, que plus les obstacles seront gravés à ce que les objets qu’on désire évoquer apparaissent, et plus on augmentera l’intensité avec laquelle ils surgiront, comme un ressort se détendra d’autant plus fort qu’on l’aura d’abord plus contrarié4 ». Indissociable de l’obstruction d’un écran, la montée au visible est émanation en puissance par-delà l’entrave. Mais la percée n’a pas encore lieu. Encore une fois, «il s’agit de montrer quelque chose et en même temps de ne pas le montrer, peut-être pour montrer autre chose5 » ; n’est-ce pas là un