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Des peintures à envisager

Première partie

F IGURER LE FIGURANT

4. Des peintures à envisager

D

EPOSITION DE REGARD ET EPREUVE DU VOIR

:

L

A VENIR

« Faire le lit de l’apparition est peut-être l’angoisse de l’artiste. N’avoir souci que de l’inaccessible, avoir peur de créer seulement des images, être toujours en-deçà de la forme qui monte, se poser dans l’interstice entre ce qui va venir et ce qui vient […]1 ».

Les images affaiblies peintes par Jean-Marc Cerino sont des figurations mises au secret. Indiscernables au premier abord, elles se dérobent à la vision immédiate. Le ton sur ton des dessins à l’encre blanche sur fond blanc ou encore l’enrobement d’épiderme albifiant des grandes toiles, en éconduisant notre regard, « altère[nt] le monde des formes représentées comme une matière viendrait altérer les perfections formelles d’un trait2 ». Le spectateur perd l’œil ; ne dit-on pas "être dans le blanc" ? L’utilisation exclusive de la couleur blanche ouvre des rapports autres entre l’œuvre et nous, regardeurs. « Le peintre fait cligner les yeux3 », les nôtres. Dans cet écart, les œuvres se prononcent indirectement et apparaissent sur le mode de l’oblique, en retrait, en retard, elles ne se donnent pas, elles produisent une vision excentrée, elles se font désirer, « la force de l’image lui vient du désir de voir, celle du visible, de sa capacité de voiler, de construire l’écart entre ce qui est donné à voir et l’objet du désir. Sans désir de voir, il n’est point d’image, même si l’objet de ce désir n’est autre que le regard lui-même4 ». Jean-Marc Cerino en ce sens, peint le regard. Il produit des situations de rencontres entre l’œuvre et l’autre en tant qu’il est sujet

1 GLANCY G., in Marie Madeleine contemporaine, Musée de l’Hospice Comtesse, Ed. de la ville de Lille, 2005, p. 42.

2 DIDI-HUBERMAN Georges, Devant l’image : question posée aux fins d’une histoire de l’art, Paris, Ed. de Minuit, 1990, p. 191.

capable de désirer, ou, pour reprendre Marie-José Mondzain, d’imager1. Creusant l’écart, ces œuvres sont des mises en retard, elles nous font renoncer à toute préhension instantanée, elles s’éprouvent phénoménologiquement et physiquement dans une perception ralentie et lumineuse.

Marquer un temps.

Les conditions de visibilité de ces pièces dépendent d’une prise en charge du spectateur, plus que de son attention ; elles requièrent une prise en main et une déposition de son regard. Il ne s’agit pas de prévoir mais d’éprouver l’image dérobée dans le dessaisissement du voir, de l’envisager, de faire venir ; d’éprouver la distance et d’augurer un contact : de faire l’expérience de l’œuvre. Les dessins blancs sont littéralement à prendre en main (nous pensons alors aux symboliques passations de la série Figures de portement, 2000 [Ill.22], ils doivent être manipulés, orientés sous un angle lumineux révélateur. Les toiles à l’encaustique, elles aussi demandent un positionnement particulier, non pas une place déterminée, mais elles exigent du spectateur qu’il se déplace autour et dans la toile pour produire l’événement d’une montée des formes, « dans un entrelacs de vision et de mouvement2 ». Seul l’engagement d’un regard d’un spectateur actif permet à la figure éclipsée de sortir d’elle-même. La distanciation de l’être figuré par les processus de reconductions picturales amène le spectateur à éprouver cette distance et à trouver lui-même la bonne distance pour envisager les visages de peinture. Les portraits retenus, en rétention dans la cire blanche, alors, affleurent des surfaces sensibles (photosensibles) ; les figures peintes sont reconvoquées dans leur advenir. Images latentes, lentes, en filigranes ou voilées, elles se dévoilent l’espace d’un instant comme des apparitions, non fixées, toujours de passage. Evoquons en ce sens le dispositif conçu par Alain Fleischer pour la chapelle de Méjan en Arles : A la recherche du visage de Stella Venezianer, 1995 [Ill.37]. Pour cette installation, le spectateur plongé

dans l’obscurité de la salle devait capter des visages photographiés projetés indépendamment de tout écran. Seule l’intersection produit par le

1 En ce sens, voir les essais de Marie-José Mondzain et en particulier Homo spectator, Paris, Bayard, 2007.

2 MERLEAU-PONTY Maurice, L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964, rééd. Gallimard Folio essais, 2006, p. 16.

spectateur, muni d’un miroir, pouvait mettre en lumière et révéler dans son passage l’image précaire et latente.

Aux figures "fichées" de l’espace photographique, Jean-Marc Cerino propose à travers ses dispositifs plastiques des lieux de recueils de présences toujours différées. La venue au visible est en effet différée : elle s’envisage après une mise en retrait, une suspension. Les figures peintes s’éprouvent dans leur instabilité ; les empreintes des corps embaumés de cire émergent par intermittence de leur animation épidermique ; les dessins à l’encre de chine blanche sur polyester sont des images latentes qui attendent la réversibilité lumineuse. Les dessins sur japon eux, ne se donnent, précaires, qu’en termes d’apparition-disparition selon les modalités du négatif-positif, de manière transitoire,

« je souhaite qu’avec la lumière, ces figures

blanches […] apparaissent et disparaissent, comme un flux, comme quelque chose de toujours là mais de jamais acquis1 ». Ces pellicules optiques font vibrer leur sujet, un portrait en pied

dont le dépôt fragile semble receler un double, un négatif fugitif oscillant entre apparition et disparition, ses traits sont sans attache. Ce balancement est celui de la forme pour sa contre-forme. Le mouvement des images crée des épiphanies vibrantes et vivantes. Incertains, les dessins à l’encre blanche, comme ceux de la série Les Transparents, 2001 [Ill.32], ne se dévoilent qu’à travers une éventuelle prise en main et la quête d’une lumière favorable à leur manifestation… un éclat… pour aussitôt revenir à leur état premier, invisibles, en ton sur ton adossés aux murs de l’exposition. Le modèle entrevu est toujours fuyant. « Telle une apparition il contient, au moment de son surgissement, les germes de sa disparition2 ». Les reflets qui

1 CERINO Jean-Marc, Notes de l’artiste.

se superposent aux dessins encadrés entre deux verres participent aussi à la perturbation de leur perception.

La perception des propositions picturales est nuancée par notre position de spectateur. Les couches superposées de la matière-cire font trembler les portraits dans des vibrations spéculaires, les figures se lèvent, spectralement. Entre la figure sous-jacente et le derme recouvrant, surface et profondeur engagent un dialogue « entre ce que nous voyons et ce qui s’anime souterrainement [conduisant] la lente progression vers la capture de la forme1 ». Le mouvement dialectique d’apparition-disparition est une figure anadyomène. Elle inscrit la figure dans un va-et-vient dynamique, flux et

reflux sensible : respiration de l’image. Les "presque rien" de Cerino manifestent la puissance du « souffle indistinct de l’image2 ». Expérience limite… Un lointain lien de parenté pourrait être suggéré avec le Carré blanc sur fond blanc, 1919 : nous sommes face à une quasi disparition de la forme dissoute. Malevitch gomme presque l’ultime forme qu’il conserve encore, la forme momentanée est offerte dans son point de basculement vers l’invisible. « Le spectateur fait l’expérience de son apparition-disparition, de son affleurement-dissolution, de son émergence-absorption depuis la seule

1 CONESSA Jean-Claude, in Jean-Marc Cerino, Esse est percipi, Saint-Etienne, Ed. des Cahiers intempestifs, 1999.

2 FEDIDA Pierre, Le site de l’étranger, La situation psychanalytique, Paris, PUF, 1995, p. 187.

Ill. 39. Dépositions I, 2004, Encre de Chine blanche sur polyester, 69 x 54,5 cm Ill. 38. Kasimir Malevitch, Carré blanc sur fond blanc, 1918,

couleur […] présentée dans son mouvement vibratoire vivant. A peine l’œil parvient-il à identifier, à stabiliser et "posséder" la forme, à la délimiter, qu’il doit la perdre, vivre son évanouissement1 ». Le rythme de l’apparition de l’image est celui d’une respiration ; n’est-ce pas le phantasme (phasme, apparition) de tout peintre que de donner vie à son modèle ? Si, pour reprendre Bergson, la durée est la trame de l’être, les figures humaines de Cerino nécessitent un temps d’accommodation, une certaine durée de la perception. Les peintures blanches rendent palpable la durée de la perception, « pour moi, souligne l’artiste, il s’agit dès le départ de durée ; si je veux voir, il faut "prendre le temps". Je cherche une durée qui, par l’expérience de la perception, se trouve du côté du spectateur ». L’expérience de la durée ne conduit pas à la saisie des formes. Impermanentes, les figures blanches naissent à peine qu’elles disparaissent, éphémères entre deux battements, dans le temps de pause. Le temps de l’apparition-dispartition, c’est le « temps des formes laiss[ant] place aux formes du temps2 ». La figure perçue ne serait que « son apparaître instable entre "il y a" et "il n’y a plus"3 ». Entre ces deux formes, il y a ce qui va venir, le seuil, l’à venir, toujours à venir et toujours différé. Les reprises picturales de Cerino convoquent des présences, en passant, dans des lieux de passage. L’apparition momentanée est une impression fugitive dont nous ne pouvons que nous dessaisir pour saisir l’advenue d’une présence passante, « c’est toujours une disparition, l’apparition comme disparition de la pure présence […] Une "présence" fait bouger, met en mouvement, et elle est elle-même ce mouvement4 ». Citons encore Jean-Luc Nancy au sujet des figures spectrales de l’artiste, « celui qui passe n’est là qu’en passant. Il est là, il est présent, mais sa présence est toute dans l’écart de son pas, dans la distance donc, et dans la vitesse qui l’approchent et qui l’éloignent. Le passant est dans l’éloignement de son être. Il s’éloigne d’ici et de nous. Mais il s’éloigne aussi de lui-même, de l’instantané qu’un regard aura saisi pour aussitôt en être dessaisi5 ». Ainsi, devant l’image, n’aura-t-on saisi qu’une impression, « la sensation du passage, son effet ou son émotion, son imprégnation et le marquage de son

1 DUBORGEL Bruno, Malevitch, la question de l’icône, op. cit., p.79.

2 BUCI-GLUCKSMANN Christine, Esthétique de l’éphémère, Paris, Galilée, 2003, p. 16. 3 Ibid., p. 24.

4 NANCY Jean-Luc, « Passage », in Jean-Marc Cerino, Etre c’est être perçu, Espace Confluences, Lyon, 1999, Saint-Etienne, Ed. Les Cahiers intempestifs, 1999, p. 19-20.

motif1». Les formes à peine visibles se produisent dans l’énonciation de leur advenue. Elles ne sont pas encore, « … (et cela se dit en latin praesens), une incertitude, une existence quasi…2 ». Indices visuels ténus, les figures peintes non fixées dans leurs formes, mettent en œuvre des moyens de figurabilité3 pour faire venir la figure sur le mode de l’advenir. Epiphanies profanes, elles prononcent leur avènement. Les figures incertaines de Jean-Marc Cerino annoncent un événement à venir : la possibilité d’un avènement sensible, d’une venue au regard. Figures en puissance, elles signalent des moments d’affleurements précaires, « le temps de n’être pas ou d’être à peine objet d’une conscience ou d’un désir […] sans avoir pu fixer les traits, on a pensé toucher un attrait ou un sens : ce sont ceux d’une promesse plutôt que ceux d’une présence4 ». La promesse est adresse et mise en attente (pro-mittere, faire venir), elle participe d’une économie du désir. Allers et venues des figures singulières qui ne cessent de passer, un instant, sous notre regard désirant et aveuglé, « les images ne s’ouvrent peut-être que là où culmine le desiderium, c’est-à-dire lorsque se conjoignent les deux sens de ce mot latin qui signifie d’abord "cesser de voir", puis dramatiquement, bifurque à la fois vers le deuil et vers le désir5 ». Le désir de voir s’éprouve dans la déposition du regard face à ce qui se dérobe. Les surfaces opaques sont tramées de notre attente.

Les épiphanies profanes de Cerino laissent apparaître des portraits en pied : des êtres s’y présentent, se présentent, hors-contexte, doublement déterritorialisés de leurs lieux d’origine. Présentés dans des fonds monochromes, ils ne semblent pas ancrés dans ces fonds qui n’en sont pas ; les figures peintes, en passage dans ces lieux évidés, tels des spectres, semblent en attente d’autres territoires. Elles affleurent, elles ne reposent sur rien, aucune base ; aucune assise ne les assigne dans ces lieux transitoires. Ténues, les apparitions picturales sont aussi évanescentes que flottantes. Les corps sont suspendus, en lévitation dans le format et entre deux verres, ils échappent ainsi à la pesanteur qui "nous colle au monde". Moins en place qu’en déplacement, vibrants et incertains, les êtres portraiturés, aériens, sont de passage dans les fonds sans fond quasi

1 Ibid. p. 17.

2 DIDI-HUBERMAN Georges, Devant l’image, op. cit., p. 315. 3 Ibid.

4 NANCY Jean-Luc, « Passage », op. cit., p. 14-15

5 DIDI-HUBERMAN Georges, L’image ouverte : motifs de l’incarnation dans les arts visuels, Paris, Gallimard, 2007, p. 36.

immatériels, « le blanc peut être envisagé soit comme couleur (matérielle), soit comme non-couleur (immatérielle et invisible)1 ». Non situées, ces figures réveillent l’univers onirique révélateur de formes, visions hypnagogiques, elles s’apparentent à des mirages ensommeillés qui « pendant la veille, font l’effet d’une tache sur fond lumineux ; pendant le sommeil […] s’illuminent parce que le fond devient obscur2 ». L’image rêvée, c’est aussi l’image latente, dans la distance de son advenue.

Le lieu du rêve serait celui du "souffle indistinct de l’image", que « nous sommes incapables, du fait de cet état de rêve, de distinguer nettement3 ». En suspens dans des supports translucides, les figures picturales de Jean-Marc Cerino sont également suspendues dans le temps. Nées d’un passé photographique, elles semblent à présent séjourner dans une a-temporalité, un entre-temps, « au royaume de ceux qui ne sont pas nés ou qui sont déjà morts, au royaume de ce qui peut venir, de ce qui aspire à venir, mais qui ne viendra pas nécessairement, un monde intermédiaire, un entre-monde4 ». Sous la prise en charge d’un regard, les figures repliées émergent subrepticement de leur effacement dans l’instant fugace d’un dépli à travers une obombration évanescente ; leur advenue est constitutive de leur retrait, nous pourrions alors parler de « l’émergence ef-façante5 » de la figure et de son visage.

R

ESISTANCE DU VISAGE ET VIS

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A

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VIS

« […] ce qu’il y a d’infigurable dans la figure […] esthétiquement, le visage est l’ultime apparition de ce qui disparaît, l’invisible qui se fait voir en se dérobant et en s’échappant6 ».

1 De MEREDIEU Florence, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne et contemporain, 1994, Paris, Réed. Larousse, 2004, p. 218.

2 DELBOEUF Joseph, « Le sommeil et les rêves », in Le sommeil, les rêves et autres textes, 1985, Réed. Paris, Fayard, 1995, p.77.

3 PLATON, Timée, 52. b-c.

4 KLEE Paul, Souvenirs, in LYOTARD Jean-François, Discours, Figure, Paris, Klincksieck, 1971, p.224. 5 Nous reprenons là une expression de Bertrand ROUGE, « Vague visage et voix de peinture : de l’ef-facement au vis-à-vis (sur l’expérience esthétique et l’épreuve éthique du tableau) », in Vagues figures ou les Promesses du flou : actes du colloque du CICADA, op. cit., p. 98.

Les figures humaines représentées en pied dans ces milieux picturaux se présentent toujours de face. Leur visage, dont la singularité est restituée, se pose en vis-à-vis insaisissable, aveuglé dans le ton sur ton ou voilé de cire blanche. Comment envisager la figuration de l’autre, la représentation de son visage ? En touchant à la représentation du visage, l’artiste se heurte à des questionnements esthétiques, ontologiques, métaphysiques sur la réalité du visage. Envisager la représentation du visage de l’autre, n’est-ce pas là le commencement de la limite absolue ? Le visage n’est-il pas figure de l’incirconscriptible ?

Le visage est toujours celui de l’autre, il est toujours autre ; en cela, il ne pourrait se réduire en une image. Pour Jacques Derrida, « Autrui est secret parce qu’il est autre ». L’artiste, porté par une pensée lévinasienne du visage, entend l’infini du visage résistant sans pour autant se résoudre à son infigurabilité. Le visage, pour reprendre Levinas, est en amont de la figure, il ne peut s’y réduire, il la dé-figure, il la déborde, ou, pour reprendre Levinas, « il perce sa forme plastique ». Le visage de l’autre n’a pas de forme, il n’a pas de figure, « je me demande si l’on peut parler d’un regard tourné vers le visage, car le regard est connaissance, perception. Je pense plutôt que l’accès au visage est d’emblée éthique. C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure façon de rencontrer autrui, c’est de ne même pas remarquer la couleur de ses yeux !1 ». La perception dé-visage, sa compréhension réifie le visage. Pour Levinas, sa représentation est impossible en ce qu’elle circonscrit l’illimité de ce qui n’a pas de limite. Du visage, il ne saurait y avoir d’image. La réduction du visage à l’image (amoindrissement imagier), le dotant d’une figure, produirait selon Levinas, l’idole et la caricature2. Le visage de l’autre en tant qu’il est infiniment transcendant ne saurait être arrêté dans la fixité de l’image qui en remarquerait la limite. Ainsi, la figure d’autrui ne peut pas se délimiter en représentation définitive, son visage exprime la faillite de la représentation, l’échec de la limitation. En ce sens, les images affaiblies de Cerino semblent témoigner de cet illimité, de la résistance absolue, la résistance ontologique. La cécité de l’image résistante traduit le sentiment de perte de l’artiste vis-à-vis de l’être et plus encore, de sa retenue, de sa résistance. Les corps et les

1 LEVINAS Emmanuel, Ethique et infini, Paris, Fayard, 1982, p.89. 2 LEVINAS Emmanuel, Totalité et infini, essai sur l’extériorité, op. cit..

visages éclipsés dans les fonds blancs ne se laissent pas dévisager, nous ne pouvons qu’envisager leur incomplétude, leur absens, leur présence toujours à venir, suspendue. L’effacement des figures par des moyens picturaux que nous avons analysés rend compte de l’échec de la représentation du visage incirconscriptible dans la matérialité de l’image. La pratique du retrait dans laquelle est engagé Cerino énonce la persistance du voile. « Jamais le visage n’est à "découvert" dans le sens où il serait déjà saisi, saisissable tel qu’en lui-même, saisi et compris telle une idée de la raison1 ».

Les portraits blancs, inassignables, nous mettent en présence avec ce qui se perd et ce qui déborde le cadre de l’image. Les visages peints ne sont pas livrés en pâture dans une figuration mimétique, c’est-à-dire dans la fixité du portrait. Infixés, de passage, ils échappent à toute identification, les représentations dont ils dépendent pourtant, en suspendent la prise, restituent leur incapacité à rendre les traits d’une présence. La perte de lecture du spectateur, "dans le blanc", formule l’impossibilité de dévisager et donne forme par-là même à la résistance du visage « dans son refus d’être contenu. Dans ce sens, il ne saurait être compris, c’est-à-dire englobé2 ». C’est l’«ef-facement3 » qui fait le visage, entrevu, jamais fixé ; nous ne pouvons qu’envisager le visage peint comme ce qui se retire infiniment, ce qui se soustrait à l’appropriation, «votre peinture fait penser que la perte elle-même se présente, est encore une présence. Ce qui n’est pas ce qui n’a pas lieu, mais ce qui s’accomplit dans la perte4 ». Figuration d’un vide, le visage est envisagé dans sa faillite à figurer. « Non videbis si videris ! », si tu la vois, tu ne la verras plus dit Eros à Psyché… Les figures ef-facées de Cerino protègent de leur opacité le visage qui se refuse, défaillantes, les peintures