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Première partie

F IGURER LE FIGURANT

3. Figures passantes

P

ASSAGES ET SURVIVANCES

Mettre en lumière des figures invues, faire revenir des images-traces, rappeler des visages, rendre visibles les transparents, Jean-Marc Cerino, peintre de la figure humaine ne reconvoque t-il pas ces êtres singuliers sous la forme d’ombres ? « L’ombre c’est ce qui se sépare du corps et demeure1 ». Les figures affaiblies par les translations plastiques ne sont-elles pas des pellicules détachées, éloignées de leur modèle absent ? L’image est ce qui reste, vestige ou relique, elle rappelle, elle révèle, fut-ce en voilant.

La série Les Invisibles aussi ont une ombre, 2002 [Ill.11 ; 28], dépend de prises de vue réalisées à Mexico. L’artiste dit avoir été marqué par ces personnes transparentes, en "marge", invisibles aux yeux des autres, ombres errantes que personne ne semblait remarquer. L’artiste, les remarquant, les sort de l’ombre, il les transpose avec leur ombre

dans la clarté picturale d’une peinture albifiante. Il travaille aussi l’opacité dont ils sont dépourvus : corps transparents, traversés par l’indifférence qui ne retient aucune existence. Les Invisibles aussi ont une ombre donne lieu à une série de reprises à l’encre blanche sur papier japon moiré blanc. De la taille d’une main, au cœur des carrés de japon, détourés de tout environnement, les voici les invisibles matérialisés par leurs vêtements traités en pâte grumeleuse ; les peaux, elles, sont traduites en encre fluide, elles sont de

l’ordre du presque rien. Les modestes portraits en pied sont redoublés, ils sont portés par leur double, leur ombre portée révélée par la photographie, « l’ombre, cet envers de la figure, est cet invisible caché sous le visible, sa

1 MAURON Véronique, Le signe incarné : ombres et reflets dans l’art contemporain, Paris, Hazan,

Ill. 28. Les Invisibles aussi ont une ombre, 2002, Ecoline sur japon nacré, 69 x 54,5

contre-partie exacte1 ». Seule l’ombre uniforme, dense et blanche elle aussi, fait poids et redonne forme à la figure. L’ombre est ce qui rend visible l’invisible. Cette série n’est pas sans correspondances avec les Walkings de l’artiste Francis Alÿs à travers lesquels nous retrouvons la figure du marcheur, ombre errante orientée par son ombre. La photographie incarne les ombres. L’ombre atteste de l’étant de ces invisibles : reconnaissance de la lumière qui leur donne corps. « Ô ombres vaines sauf en leur apparence2 », l’ombre immatérielle est porteuse d’un corps. Les ombres portées sont les garantes d’un être matériel, « car ce qui projette une ombre est forcément réel3 ». Les êtres diaphanes que rencontre Dante dans le Purgatoire sont d’une réalité désincarnée et fantomatique, doubles sans poids, traversés par la lumière, ils n’ont pas d’ombre portée, « je me tournais vers le côté, avec la peur d’être abandonné, lorsque je vis la terre obscure devant moi seule4 ». L’image de la doublure immatérielle rend visible et donne réalité aux corps, qu’elle remarque « l’ombre n’est pas le dédoublement, mais la doublure du soleil […] le double est l’ombre portée qui rend toute chose à la fois possible et impossible, réelle et virtuelle […] Tout seul, il n’est rien. Si un double ne le garantit plus dans son être, il cesse d’exister5 ». Être sans ombre équivaut à n’être qu’une ombre, invisible et immatérielle. Cerino, pourtant, à l’exception de cette série, ne peint jamais les ombres des figures qu’il présente détourées et flottantes dans l’espace évidé de représentation. N’incarnerait-il pas des ombres dans la ténuité de sa peinture ? Le double garant de l’existence, n’est-ce pas tout autant la figure de l’autre qui me regarde ? Représenter c’est donner accès au visible, travailler contre l’effacement, contre l’oubli. Le passage des êtres que l’artiste choisit de peindre est celui d’un franchissement, d’une sortie d’une genèse temporelle et territoriale photographique pour une nouvelle figure extemporalisée et déterritorialisée dans les morceaux de polyester translucides ou dans les grandes toiles voilées d’encaustique. Redressés après recouvrement (infra : Gestation picturale), les portraits à la cire à l’échelle de leurs modèles s’inscrivent dans des toiles de la taille d’une porte. Ils se tiennent comme suspendus dans l’ouverture du tableau. Le passage est celui du franchissement d’un seuil.

1 STOICHITA Victor I., Brève histoire de l’ombre, Genève, Droz, 2000, p. 7.

2 DANTE Alighieri, La divine comédie, Paris, Ed. Diane de Selliers, 1996, Passage de l’Antépurgatoire. 3 GOMBRICH Ernst, Ombres portées : leur représentation dans l’art occidental, Paris, Gallimard, 1996, p. 24.

4 DANTE Alighieri, op. cit.

Dépossession corporelle : la figure peinte témoigne du passage d’un corps pour son ombre. Ombre décolorée, empreinte blanchie ; l’albification participe à cette économie du passage, « le blanc permet aux choses de devenir visibles1 », « le blanc comme couleur ancillaire, aurait ainsi la faculté de s’effacer et de se mettre au service de ce qui, en d’autres conditions, n’accède pas à la visibilité2 ». La figure reconvoquée dans une panchromie blanche est transfigurée dans son passage, éclairée et presque confondue dans le fond blanc, elle revient sous la forme d’une ombre fantomatique. « Il n’est pas fortuit d’ailleurs que le blanc (candidus) qui constitue la couleur exclusive de ce fond soit traditionnellement la couleur même du "candidat" comme celui qui aspire à un autre statut, en est sur le seuil, c’est-à-dire finalement est la couleur du passage3 ». Il est vrai que les portraits en pied offerts par Jean-Marc Cerino, décolorés à l’encre ou à l’encaustique, entretiennent des rapports

troublants avec la pâleur des spectres. L’artiste fait passer dans ses médiums blancs des figures d’ombre. Survivantes,

elles seraient,

puisque passées par le caractère mortifère de la photographie. Cette pensée du photographique comme tanatographie a travaillé la réflexion esthétique de l’artiste qu’elle nourrit toujours. Les figures incarnées dans le médium pictural reviendraient de la mise à mort photographique, « je pense que la photographie c’est le royaume des morts », précise le peintre. Fasciné par la

1 RYMAN Robert, in Monochromes, Artstudio n°16, 1990, p. 80.

2 GHADDAB Karim, in Jean-Marc Cerino: … dans les lanières des seuils, Lyon, Fage, 2008, p. 47.

Ill. 29. Les Rêveurs (Remo Bodei), 2008, Encaustique sur toile et cales de bois, 200 x 100 x 5 cm, Brou, Monastère Royal de Bourg

dimension mortifère de l’image photographique, c’est avec elle qu’il s’entretient, c’est d’elle dont il tend de se déprendre tout en y étant fortement empreint ; apparitions menacées de disparition, ses portraits proviennent d’un rapport tensoriel entre exécution et résurrection. « Cela n’aurait pu être sans cette alliance, cette promiscuité avec la photographie et son caractère mortifère. En tant qu’image d’un passé "aussi proche soit-il", la photographie est entièrement habitée par ce caractère ; ou du moins pour moi, ce caractère l’habite toute entière, et cela me terrifie et me fascine également1». La photographie selon cette acception, entraînerait la figure prise dans un lieu de non-retour, n’est-ce pas en cela qu’elle serait si précieuse à la reconvocation désirante du peintre ? En passer par la photographie pour en renaître, « la chambre noire […] est l’entrée d’un royaume où la lumière agrandit les ombres, celles des fantômes à notre image et des morts en train de naître2 ». Ce passage c’est aussi le coup de la coupe dont Cerino cherchera à se démarquer. Le paradigme photographique comme mise à mort refait surface, la photographie serait toujours le passage d’ «un temps évolutif à un temps figé, de l’instant à la perprétuation, du mouvement à l’immobilité, du monde des vivants au royaume des morts, de la lumière aux ténèbres, de la chair à la pierre… tout vivant qui se met dans le champ aveugle, en position d’être pris sous la coupe d’un regard irregardable et mortifère, ce vivant ne peut jamais qu’y passer, c’est-à-dire lui-même, d’un seul coup et une fois pour toutes, transformé, à l’image de la Méduse, en ce que sont les morts : figés, transis, statufiés

pour avoir été vus […]. La

médusation photographique n’est pas autre chose que ce passage infernal et spéculaire3 ». Fixation de

1 Ibid.

2 MACE Gérard, op. cit., p. 51.

3 DUBOIS Philippe, « Le coup de la coupe », in L’acte photographique, Colloque de la Sorbonne, Les cahiers de la photographie numéro spécial, Paris, ACCP, 1983, p. 62-63.

Ill. 30. A des amis qui nous ont manqué, 1997-2000, Ecoline sur japon nacré, 69 x 54,5 cm

la figure, gélation mortifère, sidération, la démarche esthétique du peintre est une aspiration au dessaisissement de ce ravissement, pour que la figure humaine représentée ne soit pas livrée au regard, dénudée par un clin d’œil instantané. Si l’éclairage photographique a été instantané, l’artiste met à nouveau en lumière ces images subites en les dérobant. La reprise en peinture est une forme de revenance, ces portraits sont des images ressuscitées, ce sont de profanes figures lazaréennes. « La résurrection de Lazare est une figure retournée du sacrifice, c’est un sacrifice "réparé" […]. Ressuscité, Lazare est métamorphosé […]1 ». La reproduction survient après la prise de vue, après la destruction. Mais la figure n’en sort pas indemne, la prégnance photographique, la passation thanatographique est encore sensible, elle porte en elle ce caractère lazaréen, elle devient une figure revenante, une ombre blanche. La poésie latine à travers le terme umbra désigne l’humain après sa mort (photographique ?). Le rapport premier à la photographie plutôt qu’au modèle vivant, inscrit la figure dans un rapport de perte. Et même lorsque les points de départ sont exceptionnellement des dessins fait de la main d’un autre disparu, comme pour la série A des amis qui nous ont manqué, 1997-2000 [Ill.23, 24, 30], ce sont toujours des traces ressuscitées. Pour cet ensemble, en refaisant les dessins des déportés, l’artiste s’engage dans le processus de la "réplique" qui selon Freud, permet aux figures ensevelies de réapparaître. L’image survivante est une résistance de la mémoire.

« Le portrait rappel la présence, aux deux sens du mot rappel : il fait revenir de l’absence, et il remémore dans l’absence. C’est ainsi que le portrait immortalise, il rend immortel dans la mort. Mais plus exactement peut-être : le portrait immortalise moins une personne qu’il ne présente la mort (immortelle) en (une) personne2 ». Aussi, face aux portraits à l’encaustique de survivants d’Auschwitz, et tout autant devant les autres figures en pied, pouvons-nous penser à la revenance telle que l’exprime George Semprun rescapé des camps, « je n’avais pas vraiment survécu à la mort, je ne l’avais pas évitée. Je n’y avais pas échappé […] j’étais un revenant en somme. […] Peut-être n’avais-je pas tout bêtement survécu à la mort mais en étais-je ressuscité :

peut-être étais-je immortel désormais. En sursis illimité, du moins comme si j’avais nagé dans le fleuve Styx jusqu’à l’autre rivage1 ».

Le processus d’enfouissement d’un corps dans des bandes de cire ne serait-il pas de l’ordre de la déposition (les ensembles Dépositions), c’est-à-dire de la mise au tombeau ? Le passage dans la matière cire, matière de la survivance des formes, rend les figures d’autant plus immémoriales. Revenantes, elles sont affaiblies, amincies, presqu’effacées. Empreinte en filigrane ou dérobée, embaumée dans le linceul d’encaustique blanche, l’image est à lire sur le mode de l’évidement qui résiste à l’évidence d’une vision immédiate, dégagée de toute certitude. Les figures peintes sont les indices d’une perte, d’une déperdition, voire d’un évidement kénôtique. De la couleur des couleurs disparues, comme tout portrait, elles sont traces d’absence et portent en présence l’incomplétude d’une présence, l’ombre survivante, « ce à quoi donne accès la représentation touche plutôt à l’absence de la présence ou à une présence absente qu’à la complétude ou à l’entièreté de la présence2 », ou pour reprendre Nancy, « il est donc question, au fond de la représentation, du rapport avec une absence et un absens dont toute présence se soutient, c’est-à-dire se creuse, s’évide, respire et vient à la présence3 ». La figure représentée ne présente rien d’autre que son retrait, l’évidement qu’elle porte au-devant, l’économie de la représentation est une économie de la perte et le portrait porte cette présence en négatif, remarque la présence dans l’absence. Les figures hiératiques, voilées d’encaustiques, embaumées, à l’instar des portraits du Fayoum, sont parées pour le passage et leur revenance.

L’artiste convoque les figures en les effaçant ; ces dernières néanmoins résistent à leur dissolution qui est reportée. La blancheur ne gagne pas tout. Les figures ténues de Jean-Marc Cerino, reviennent, comme des rémanences, instables, au seuil d’une présence toujours différée. Ce sont des figures passantes, précaires, flottantes dans un bain d’arrêt transitoire, entre révélation et disparition.

Quel sont les modalités de leur apparition ?

1 SEMPRUN George, L’écriture ou la vie, Paris, Gallimard, 1994, p. 194. 2 GAILLOT Michel, op. cit., p. 15

O

PACIFIER LA TRANSPARENCE

« Peindre c’est se placer en position d’humilité, à l’écart du monde qui avance dans une frénésie qui a progressivement évincé le langage pictural pour y substituer une fascination pour son univers de mouvement, un univers de spectacle1 ».

Les œuvres de Jean-Marc Cerino résistent à la pure transitivité du signe qu’elles portent, éconduisant la transparence pour son opacité, elles se refusent à toute évidence. Nullement spectaculaires, les figures convoquées, dérobées simultanément, se dévoilent à peine à travers des visibilités aussi infimes qu’élaborées. En ton sur ton, les délicats dépôts de matière sur papier japon, les encres blanches sur polyester ou encore les photogravures sur voiles d’Organza sont quasiment aveuglés. Les grandes toiles mises au secret par les voiles d’encaustique opalescents sont elles aussi des images affaiblies, effacées, vacillantes. Peintures « maigres », pellicules minces, infra-images, de l’ordre du "je ne sais quoi et du presque rien", elles résistent à la prise de vue du spectateur. Traces désépaissies, résidus en filigrane, les représentations atténuées sont les indices de la figure éclipsée. Alors que la photographie serait la marque de l’abolition des distances, l’artiste questionne les limites de la représentation, à la recherche de la trace la plus ténue, maintenant l’image au seuil de sa dissolution. Aussi, reprend-il régulièrement ses grandes toreprend-iles. Ces pièces en effet se modifient avec le temps, les couches de cire se condensent, le derme s’affine comme une cicatrice tend à s’effacer et le portrait en pied ressort de plus en plus. Lorsque la figure sous-jacente est trop visible, comme remontée à la surface, l’artiste repasse un tissu de matière picturale afin de préserver ce seuil critique, pour mieux suspendre la figure entre-deux-eaux. Représenter, c’est peindre la distance qui nous sépare d’une vision préhensible et immédiate, c’est manifester ce qui se retire. Peindre en voilant, c’est appeler ce qui se dérobe (sous la robe d’encaustique par exemple). Ces figures peintes en appellent moins à l’absence qu’à l’absens de la présence du modèle ; l’absens pour reprendre Jean-Luc Nancy en tant qu’incomplétude de la

1 SANS Jérôme, « Objets de culture » in Aspects de l’art au XXème siècle : l’œuvre re-produite, Francbin Catherine, Foray Jean-Michel, Blanchet Jean-Paul (Dir.), Centre d’Art Contemporain de Meymac, 31

présence absente : la représentation se refuse dans son inachèvement à combler les regards d’une vue sans défaillance. Cette absens au contraire est la revendication d’une distance, d’un manque à voir, une perte. L’image affaiblie, imparfaite, manifeste « le deuil de la représentation comme exigence d’une reproduction à l’identique des apparences […] la peinture cesse d’être un miroir […] elle représente la résistance du réel à se laisser représenter ou dit autrement, l’écart qui existe toujours en elle entre ce qu’elle porte au visible et la chose même1 ». A l’opposé de l’idole présentifiée, l’image résistante reconduit des visibilités et éconduit le regard. Les figures peintes par Jean-Marc Cerino, voilées d’une opacité translucide, réfutent l’acte photographique en tant que « voile transparent et paralysant2 ». L’enjeu de l’image résistante est celui d’un dialogue entre impossibilité de voir et possibilité d’entrevoir. Déclinant toute forme de complétude, lacunaires et déceptives, ces figures résistantes engagent un regard motivé par l’épreuve de la mise à distance, elles inquiètent la satisfaction scopique. Les œuvres de Jean-Marc Cerino déjouent ce mode d’incorporation en enrayant la visibilité en tant que lisibilité et pénétration absolue par l’œil, « avec la transparence vient le désir d’évidence3 ». L’artiste au contraire précise son désir d’opacité, le manque à voir s’adresse à un regard désirant structuré par les figures dérobées. Des œuvres qui outrepassent l’évidence référentielle font objection à l’image comme idole et dialoguent avec l’icône. L’artiste pourtant, désapprouve avec intensité toute affinité avec l’icône. Pourquoi une telle contestation ? Cette peur de l’icône ne serait-elle pas crainte de l’idolâtrique "icône moderne" ou image transparente sans écart ? L’idole se présente dans son immédiateté préhensile, sans transitivité : "je vois donc je sais" (eido). Nous pensons alors aux icônes-surfaces offertes sur le mode de la consommation spéculaire d’Andy Warhol, « la limpidité […] leur confère une visibilité maximale […] ce qui est à voir suffit à rassasier le regard […] donnant à voir une mécanique réelle qui ne cache plus rien […] c’est le sens donné par l’artiste américain à la surface même de ses œuvres, surface par laquelle tout le dispositif se révèle4 » : il n’y a rien en dessous : superficialité affirmée, tout est à découvert. A l’encontre de l’iconomanie spectaculaire,

1 GAILLOT Michel, op. cit., p. 7.

2 DUBOIS Philippe, « Le coup de la coupe », op. cit., p. 163.

3 De GROP G. et Gilbert C. « De l’obscur à l’opaque », in , Le Verre, Traverses n°46, Paris, Ed. Centre Georges Pompidou, 1989, p. 136.

Cerino travaille l’opacité de la représentation à travers une pensée du manque et du retrait en corrélation avec l’iconomie iconique. A la fascination médusante de l’idole, répond la pensée de l’icône, dispositif spéculaire affirmant sa part d’invisibilité. A l’instar des expériences visuelles limites de l’artiste, l’icône s’envisage comme image affaiblie, elle est « image transpercée», et se « retire autour de l’évidence invisible qu’elle décèle pourtant1 ». En résonance avec l’image-icône, les œuvres de Jean-Marc Cerino se font écrans bifaces porteurs d’invisible, dissociées de l’idole qui serait un tout donner à voir sans écran, illusion et figure de substitution d’un néant. Images affaiblies, elles soutiennent une dissimilitude. «Abandonner l’image à son invisibilité, c’est la créditer d’un pouvoir encore plus fort qui ne se résume plus seulement à l’énonciation de sa ressemblance2 ». Les œuvres blanches et vacillantes du peintre manifestent à travers leur défaillance visuelle, un noyau d’invisibilité qui est l’opacité du désir de voir. Les figures presqu’effacées dialoguent avec l’infigurabilité, affirmant une part de cécité au cœur de la représentation, l’attitude plastique de l’artiste dénoterait une volonté « idoloclaste3 ». Les figures peintes s’offrent au regard en s’y dérobant, sur le mode de la défection, elles s’écartent d’une visibilité assurée et immédiate. L’artiste pense la représentation dans sa déchirure, il travaille le caractère déceptif de l’image incomplète par nature et désirante parce que déceptive.

I

MAGES MINCES ET EPIPHANIES PROFANES

Blancs sur blanc, les êtres représentés en pied paraissent surexposés, comme des photographies peuvent être brûlées de lumière. Ombres blanchies de la photographie initiale, les différentes peintures évoquent les fantomatiques photogrammes, « affaire d’ombre en négatif, l’image photogrammatique ne présente jamais que des traces fantomatiques d’objets disparus […] objets qui ont été placés sur le papier et dont on ne perçoit que la trace, l’ombre blanche… seul compte dans le photogramme, le principe de

1 MARION Jean-Luc, La croisée du visible, Paris, La Différence, 1992, p. 109.

2 TAL COAT Pierre, in Tal Coat, Genève, Ed. des Musées d’Art et d’Histoire, 1997, p. 39.