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Perturbation des catégories et organisation conceptuelle dans l’aphasie

3 Catégorisation humaine

3.5 La catégorisation dans la pathologie

3.5.1 Perturbation des catégories et organisation conceptuelle dans l’aphasie

En général, [dans l’aphasie] les mots sont plus ‘liquides’ lorsqu’ils correspondent à des représentations concrètes et cela explique que la trouvaille de mots soit plus difficile quand il s’agit d’exprimer des représentations abstraites que quand il s’agit d’exprimer des choses concrètes et présentes Ombredane (1951 :210)

Concernant l’organisation conceptuelle dans l’aphasie, un axe de recherche s’intéresse à la structuration des concepts et du lexique et à leur degré de perturbation chez les patients. La question se pose de savoir si le lexique est perturbé de manière homogène en fonction des différentes modalités d’entrée et de la nature des concepts.

Comme nous l’avons énoncé dans la partie concernant la sémantique, les données empiriques dont on dispose à l’heure actuelle invalident l’existence d’un déficit sémantique central. Il y a bien des patients qui éprouvent des déficits sélectifs au niveau conceptuel.

L’hétérogénéité du traitement de concepts en fonction de leur nature est bien connue des spécialistes, notamment en ce qui concerne le caractère concret vs. abstrait des concepts, le premier étant nettement plus aisé pour les patients aphasiques (cf., par exemple, Goldstein, 1948 ; Ombredane, 1951). A la

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lumière de recherches plus récentes, notamment à partir des travaux de Warrington et Shallice (1984), cette hétérogénéité s’étend à d’autres catégories lexicales, telles que celles des objets vivants/non vivants, les fruits/les animaux, catégories perturbées de manière particulièrement importante dans l’aphasie. Depuis les premières recherches, plus de 100 cas de patients manifestant de tels déficits, notamment en ce qui concerne les objets vivants, ont été rapportés dans la littérature (Mahon & Caramazza 2009), ce qui confirme l’idée d’une perturbation sélective des catégories lexicales.

A titre d’exemple, Carammazza et Hillis (1991) proposent l’existence d’une double dissociation entre les champs lexicaux [fruits], [animaux] et [objets non vivants] en mettant en évidence des cas qui manifestent des déficits opposés (voir figure 25).

Figure 1

Double dissociation entre catégories lexicales (Caramazza et Hillis 1991).

À partir de ces résultats, Caramazza et Hillis dégagent l’hypothèse d’une organisation du système sémantique par catégories lexicales. Dans le même ordre d’idées, Caramazza considère que le contenu des concepts n’est pas abstrait, c'est-à-dire, équivalent pour toutes les modalités d’entrée (par exemple, visuelle, auditive, tactile). Dans une conception sensori-fonctionnelle

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de l’organisation sémantique1 (Warrington et collaborateurs, cf. Shallice, 1988), cette approche envisage une sémantique multiple, contrairement au principe de structure neurale (Neural Structure Principle), qui propose que l’organisation des connaissances conceptuelles est gouvernée par des contraintes internes au cerveau. En effet, le principe de la structure neurale est un principe amodal dans lequel le mécanisme d’entrée n’est censé exercer aucun impact sur la structuration de la connaissance.

Deux arguments s’érigent contre la perspective amodale du principe de structure neural. En premier lieu, la perturbation différentielle des catégories sémantiques - par exemple, le fait que les objets vivants soient significativement perturbés – montre que la structuration n’est pas homogène au sein de la sémantique, ce qui remet en question la capacité de la condition abstraite pour rendre compte de cette structuration différentielle. En deuxième lieu, la mise en lumière de cas de perturbations sélectives dans certaines modalités s’oppose aussi à une conception amodale de la structuration conceptuelle. A cet égard, des cas de doubles dissociations entre l’aphasie optique2 (Beauvais & Lhermitte, 1963) et tactile montrent que la sémantique peut être affectée différemment en fonction de la modalité d’accès.

La question se pose alors de savoir si le déterminisme sous-jacent de ces troubles spécifiques à des modalités sensorielles se trouve dans l’architecture fonctionnelle sémantique elle-même – auquel cas il serait possible d’avancer l’hypothèse de l’existence de sémantiques multiples (voir figure 26) – ou s’il s’agit de déficits d’accès à un système qui reste préservé dans sa globalité (voir figure 27).

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Ce principe propose deux mécanismes d’identification lexicale : une voie perceptive-visuelle et une voie fonctionnelle-associative. L’identification d’objets vivants se ferait à travers la voie perceptive- visuelle, l’identification d’objets non vivants recruterait le système fonctionnel-associatif.

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Troubles d’accès au lexique par la voie visuelle avec préservation des autres modalités sensorielles: l’aphasique optique est incapable d’identifier visuellement un objet mais il parvient à le faire sans problème lorsqu’il touche l’objet ou suite à une description orale.

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Figure 2

Sémantiques multiples, Caramazza & Hillis (1991, 1999)

Figure 3

Sémantique globale, Caramazza & Hillis (1991, 1999)

A ce propos, Caramazza avance son hypothèse d’organisation unitaire des concepts (The Organized Unitary Content Hypothesis, OUCH, 1990), qui propose un système sémantique unitaire, mais avec une structuration qui rend possible des effets de domaines spécifiques (par exemple, de modalité spécifique), via des modes d’accès privilégiés. A ce sujet, il soulève la difficulté de considérer le traitement sémantique indépendamment de la modalité d’accès, étant données les différences intrinsèques de chaque modalité sensorielle. En fait, il considère que l’on ne peut négliger la différence du nombre de pistes qu’offre la vision offre par rapport à la voie orale.

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C’est pourquoi il propose un système dans lequel certaines voies d’accès s’avèrent privilégiées par rapport à d’autres. Sans recourir à des sémantiques séparées, il propose un système unitaire capable cependant de rendre compte des effets des modalités sensorielles et de perturbations spécifiques des catégories lexicales suite à des lésions cérébrales.

Pour ce qui est de la nature sous-jacente des perturbations sélectives des catégories lexicales, le modèle de Durrant-Peatfield et al. (1997), qui se base sur les postulats de Caramazza, propose que ce soit en raison du fait que les objets vivants possèdent plus de traits en commun (par exemple, les fonctions biologiques) que les artéfacts qui seraient stockés dans des réseaux neuronaux plus proches que les objets non vivants. Une lésion cérébrale affectant ces réseaux perturberait davantage les objets vivants que les artéfacts, qui seraient stockés dans des réseaux neuronaux plus séparés.

Par conséquent, la structuration de la sémantique lexicale purement abstraite et amodale est remise en question, sur la base des découvertes en aphasie. La prise en compte des modalités sensorielles ainsi que du contexte s’avère plus que jamais nécessaire, notamment à la lumière des recherches actuelles sur la compréhension incarnée que nous avons abordées dans ce chapitre.

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