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3 Catégorisation humaine

3.3 La catégorisation en psychologie cognitive

3.3.4 Nature des concepts et des prototypes

Les efforts des tenants de la théorie du prototype s’orientent vers la quête d’universaux prototypiques pour les catégories du monde sensible. En d’autres termes, il s’agit d’une quête des prototypes statiques pour des catégories non pérennes. Néanmoins, l’essence de la catégorisation montre une richesse sur le plan dynamique, adaptable à des situations, à des individus, susceptible d’être modifiée et complexifiée face à de nouvelles interprétations des catégories préalables, susceptible également de se focaliser sur des macro- et micro-catégories. Seule, la notion de prototype s’avère, comme la théorie classique, insuffisante pour rendre compte de ce dynamisme sous-tendant la catégorisation.

3.3.4 Nature des concepts et des prototypes

Indeed, our pure sensible concepts are not based on images of objects, but on schemata. No image could ever adequately correspond to the concept of a triangle in general, for it would never attain the universality of the concept which makes it applicable to all triangles, whether right-angled, acute-angle or obtuse ; it would always be limited to only one part of this domain... the concept of dog means a rule (Regel) according to which my imagination can form a general figure (Gestalt) of a fourfooted animal, without being restricted to any particular figure given in experience or to any possible image I may draw in concreto

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[Kant(1787), A 141M 1800, B180]

La structuration des concepts dans l’esprit humain reflète la connaissance organisée du monde. Selon Barsalou (2005), il ne s’agit pas de collections holistiques, mais d’une sorte d’images capturées par un appareil de photo ou par une caméra vidéo, chaque image correspondant à une expérience du monde. Plus exactement, il s’agit d’une collection de représentations catégorielles, chaque catégorie correspondant à une partie de l’expérience. Les concepts sont, selon Medin et Murphy (1985), des théories mentales sur le monde. Salomon et al. (1999), quant à eux, parlent de blocs de la pensée.

À travers les mécanismes de catégorisation, l’esprit humain se construit donc des représentations articulées de la connaissance du monde. De fait, la catégorisation requiert la création de concepts capables de rendre explicable le monde sensible et d’étayer l’hypothèse des propriétés d’entités non-observables (Thagard & Toombs, 2005). A cet égard, la question se pose de savoir si les concepts d’entités observables se basent sur les mêmes substrats psychologiques que les concepts d’entités non observables, ainsi que de savoir qu´elle en est, dans ce questionnement, la pertinence par rapport à la théorie du prototype.

Traditionnellement, les théories sur le signifié font la distinction entre le sens et la référence, i.e. entre l’intention et des associations de statiques, d’une part, et, de l’autre, l’extension du concept au monde réel dans des associations dynamiques (Clark & Clark, 1987). Dès lors, des concepts dits concrets ont une extension directe avec le réel, c’est-à-dire, ils font référence à des objets tangibles, tandis que les concepts abstraits n’ont pas de référence dans le monde sensible mais se construisent plutôt sur la base d’associations d’autres concepts et d’imagination. Après tout, comme le fait remarquer Lakoff (1987 : 8) “Human categorization is essentially a matter of both human experience and imagination”.

Compte tenu de l’existence de ces référents tangibles, les concepts concrets gardent des liens directs avec le monde physique. En revanche, ces liens sont fort moins évidents pour les concepts abstraits, raison pour laquelle la philosophie les appelle des « concepts vides ». Ils sont en effet vides du référent physique. Selon Harnad (2005 : 41):

The only sense in which ‘concrete’ objects, directly accessible to our senses, are somehow more basic, insofar as categorization is concerned, than more ‘abstract’ objects –such as goodness, truth or beauty- is that sensory motor categories must be grounded in sensory experience, and the content of much of that experience is fairly similar and predictable for most member of our species.

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Le travail de Posner et Keele (1968) sur les idées abstraites constitue l’une des premières formalisations dans ce domaine, les réflexions émanant de la philosophie étant fort vagues par rapport à la nature psychologique de ces idées. Ils tentent d’évaluer la genèse des idées abstraites et parviennent à conclure que, lors de leur apprentissage, les concepts présentant le plus de variabilité manifestent des transferts d’apprentissage, contrairement aux concepts ayant peu de variabilité. Les représentations schématiques des concepts ainsi que les propriétés et la variabilité individuelles sont stockées, l’abstraction étant au cœur de la généralisation conceptuelle.

En premier lieu, il convient de remarquer que tout processus de catégorisation implique des mécanismes d’abstraction. Avoir une représentation mentale pour une catégorie quelconque du monde réel nécessite un processus d’abstraction lors duquel les propriétés les plus saillantes (par exemple, en raison des caractéristiques physiques ou de la cooccurrence) sont repérées et stockées en mémoire, sous forme de prototype en l’occurrence. Comme l’affirment Cohen & Lefèvre (2005), l’identification d’une catégorie est toujours basée sur des mécanismes d’abstraction.

Quine (1953) parle des concepts vides en tant qu’idées dans l’esprit, sans aucun lien avec le monde réel. Les concepts vides seraient donc encore plus « abstraits » et leur étude nécessiterait des théories spécifiques à l’analyse des représentations mentales.

En admettant que, de par leur nature représentative, tous les types de concepts impliquent des mécanismes d’abstraction, les concepts abstraits seraient censés entraîner des degrés d’abstraction supplémentaires, d’une part, en raison de l’abstraction nécessaire pour toute représentation mentale ; de l’autre, car il s’agit des concepts dont la genèse ne provient pas directement du monde physique mais d’associations – et d’abstractions – d’autres concepts (par exemple, le concept [atome] surgit à partir de la théorie atomique à travers l’association d’autres concepts).

Quant au débat sur l’existence de mécanismes de traitement différentiels pour ces deux types de concepts, la littérature émanant de la neuropsychologie nous fournit des évidences allant dans le sens d’un traitement différentiel, tandis que des réflexions provenant de la philosophie remettent en question la prise en compte différentielle de ces deux types de concepts.

Dans le cadre de la cognition incarnée, l’on tente d’ « ancrer » les concepts abstraits au contexte situationnel. Barsalou (2005) argumente que les notions

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abstraites contiennent plus d’information introspective et situationnelle que les concepts concrets. Dès lors, il en conclut que les catégories abstraites sont structurées métaphoriquement sur la base de structures provenant du monde sensible. De cette approche se dégage que les concepts abstraits sont gouvernés par l’introspection et qu’ils possèdent des degrés d’abstraction plus importants que les concepts concrets, déterminé par le niveau de cooccurrence d’une situation. En ce qui concerne l’acquisition du langage, des recherches en neuropsychologie sur le langage enfantin montrent que l’inventaire lexical chez le jeune enfant est principalement composé de concepts concrets (Mestres-Missé et al., 2008). En revanche, l’acquisition des concepts abstraits repose sur le code linguistique et sur l’association avec d’autres concepts, aucun support physique n’étant requis. Compte tenu de ces différences dans l’acquisition des concepts concrets et abstraits, Mestres-Missé et ses collaborateurs (2010) proposent qu’ils soient stockés différemment ; les concepts concrets ayant un format représentationnel auditif, visuel, tactile et sensori-moteur tandis que les concepts abstraits auraient un format propositionnel.

De plus, suite à des recherches en neuroimagerie – IRMf –, ces auteurs parviennent à montrer des activations cérébrales distinctes pour l’acquisition de ces deux types de concepts. Tandis que l’acquisition de concepts abstraits active plusieurs zones dans le cortex (par exemple, la région préfrontale ou le lobe pariétal inférieur), l’acquisition des concepts concrets activent sélectivement le gyrus fusiforme gauche, notamment en fonction du degré des aspects imaginables des concepts.

D’autres auteurs, comme Crutch et Warrington (2005), proposent des représentations structurelles différentes pour les concepts abstraits et concrets. Les concepts concrets seraient organisés dans une structure hiérarchique – catégorielle – dans laquelle les traits sémantiques peuvent être partagés, ce qui permettrait d’inférer le signifié de concepts concrets via ce chevauchement de traits sémantiques. En revanche, les concepts abstraits auraient une organisation plus superficielle sur le plan associatif, ne partageant quasiment pas de traits sémantiques. Compte tenu que les concepts abstraits apparaissent dans des contextes plus variés, leurs représentations conceptuelles s’avèrent moins redondantes, le degré d’association entre eux étant plus superficiel bien qu’ils gardent des rapports sémantiques.

Etant donnée la prépondérance des concepts concrets sur les concepts abstraits, la théorie de la marque devient pertinente. Les concepts concrets, appris plus tôt et manifestant une activité cérébrale sélective, seraient plus solidement stockés en

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mémoire et plus résistants que les concepts abstraits. En effet, en ce qui concerne la pathologie du langage, des données sur l’aphasie corroborent cette idée.

Les patients aphasiques éprouvent une difficulté supérieure pour traiter le domaine abstrait que le domaine concret, à ce point que Goldstein (1941) souligne que le déficit central de l’aphasie est une perturbation de l’abstrait. Le comportement concret, constitué d’automatismes (cf. supra, dissociation automatico-volontaire), et de contextes familiers, s’avère largement plus préservé dans l’aphasie, par opposition au comportement abstrait pour lequel le langage propositionnel, volontaire et rationnel est requis.

Sur le plan philosophique, les réflexions de Rey (2005) remettent en question la distinction entre les concepts concrets et abstraits. Les recherches abondantes focalisées sur l’étude des concepts concrets – telles les catégories naturelles – ont, d’après lui, tort de postuler que le monde extérieur puisse jouer un rôle différent pour la structuration des concepts. En effet, des représentations mentales existent aussi bien pour les concepts possédant un référent physique que pour les concepts dits vides. La réalité physique des concepts n’a guère d’impact dans la représentation mentale des concepts ; les mécanismes de généralisation/abstraction étant les mêmes. Or, l’existence du monde sensible est sous-tendue par notre perception même :

Soit cette table que j’ai sous les yeux. Je peux en faire le tour, m’en éloigner ou m’en approcher, la caresser de la main, etc. ; j’ai sans cesse conscience de l’existence d’une même table, alors même que la perception de cette table ne cesse de varier.

(Barbaras, 1994:40).

Enfin, comme l’affirme Palmer (1999), autant dans le cas de l’existence de référents physiques que dans celui du « vide » des concepts abstraits, l’on a recours à des processus psychologiques, dans la mesure où le réel n’existe que comme conséquence de la catégorisation perceptuelle :

Neither objects nor lights are actually ‘colored’ in anything like the way we experience them. Rather, color is a psychological property of our visual experiences when we look at objects and lights, not a physical property of those objects and lights... there may be light of different wavelenghts independent of an observer, but there is no color independent of an observer, because color is a psychological phenomenon that arises only within an observer

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Les concepts concrets et abstraits ne sont donc pas différents du point de vue de la représentation mentale dans cette perspective philosophique. La réalité physique des concepts concrets n’est pas moins déterminée par les capacités de généralisation de l’esprit lors de la formation des représentations mentales. Ceci implique que l’esprit s’impose psychologiquement à la perception du monde, sorte de grille conditionnant et questionnant notre liberté perceptive elle-même :

...even the content of the primitives of linguistic and visual perception cannot be constituted by their referents in the real world. At any rate, examination of many of these concepts reveals that people, on reflection, are hard put to say what a world would be like in which there were real colors or euclidean shapes, or in which people were relevantly free to do otherwise than they do, and in which souls could survive bodily death.

(Rey, 2005 :81)

Quant à l’applicabilité des notions de la catégorisation prototypique aux concepts abstraits, Hampton (1981) souligne que des notions abstraites telles que [croyance, règle, instinct] n’ont pas de représentations prototypiques comme celles des catégories naturelles. De plus, les frontières s’avèrent encore plus souples, les associations avec d’autres catégories étant fort plus nombreuses et fréquentes. En effet, l’appartenance à une catégorie abstraite s’avère presque illimitée en raison de l’énorme degré de liberté d’associations des propriétés de ces concepts dans des situations de la vie réelle.

D’autre part, Hampton distingue entre les concepts issus de conventions sociales des concepts qui ne le sont pas. Il considère que les rapports de similarité ne servent qu’à définir les catégories non socialement construites. Concernant la typicalité, Hampton suggère que pour les concepts abstraits elle n’est nullement déterminée par rapport à la similarité avec un prototype mais par la fréquence d’occurrence.

En outre, l’impact de la structure du monde ne semble guère affecter la catégorisation de ces concepts, pour lesquels le rôle du prototype est globalement diminué, la théorie du prototype n’ayant quasiment pas de valeur explicative pour ce type de concepts.

La théorie prototypique n’offrant guère de cadre théorique capable de rendre compte de tous les concepts abstraits, ni des catégories de type ad hoc, des auteurs ont révisé les notions sur la catégorisation logique au sens classique. Après tout, Rey remarque que les données empiriques issues des recherches en catégorisation cognitive – y compris la théorie du prototype – ne parviennent pas à

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mieux résoudre certains fondements logiques de la catégorisation que la théorie classique.

D’après Rey, les postulats logiques de la catégorisation au sens classique ne sont pas aussi erronés que Rosch l’avait annoncé. Ayant remis en question la distinction entre les concepts abstraits et concrets, Rey considère que toute théorie sur la représentation mentale des concepts devrait être capable de rendre compte de ces deux types de concepts. Comme il le fait remarquer (2005 : 83) :

I submit that one finds what philosophers have found since Socrates, that there is great deal of convergence about what clearly does and what clearly does not satisfy a concept, and that, although people cannot readily provide adequate rules of definitions to capture these patterns […] are quick to acknowledge at least the cogency of each others’ cases and considerations. Whether or not they call them ‘analytic’, or are even justified in thinking in these ways people do seem to have analytic intuitions, which I call the analytic data…

Pour ce qui est de la nature des concepts selon les dimensions roschiennes (voir figures 22 et 23), des recherches récentes au sein des sciences cognitives (cf. Raposo et al. 2012) suggèrent une organisation hiérarchique de la mémoire sémantique. Dans cette approche, les concepts appartenant au niveau de base recruteraient des mécanismes mentaux et cérébraux différents à ceux recrutés par les concepts du niveau super-ordonné et infra-ordonné. De fait, Marques (2007) montre que les concepts du niveau de base partagent plus de traits en commun que les concepts du niveau supra-ordonné. Par conséquent, il est fort probable qu’un contrôle sémantique plus important soit requis par des concepts infra-ordonnés.

En effet, Raposo et al. (2012) trouvent une activation plus importante du cortex latéral préfrontal (PFC) pour des concepts infra-ordonnés que pour ceux du niveau de base. Ils avancent donc l’hypothèse que (2012: 1876):

…superordinate concepts may be represented in a sparser and more abstract manner than basic level concepts, which could in turn explain the observed differences.

Qu’il s’agisse de concepts abstraits (ou vides), de concepts concrets ou de concepts appartenant aux divers niveaux dans les dimensions proposés par Rosch, la question sur les éventuelles différences de traitement psychologique selon la nature des concepts demeure ouverte. A nouveau, des données empiriques sur des cas pathologique apportent des informations à ce débat. Dans

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la partie qui suit, nous aborderons la catégorisation – et les catégories - dans la pathologie du langage, notamment dans celle qui nous concerne, l’aphasie.

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