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2 Neuropsycholinguistique et aphasie

2.1 PREMIERS JALONS EN (NEURO) PSYCHOLINGUISTIQUE

2.2.1 Déficits centraux vs. déficits périphériques

Comme nous l’avons vu, l’aphasiologie à ses débuts introduit la distinction entre les déficits centraux et les déficits périphériques (cf. par exemple, Goldstein, 1948), paramètre fort répandu en psycholinguistique pour distinguer entre les troubles affectant les niveaux de traitement dits hauts et bas, respectivement. En ce qui concerne les déficits périphériques, nous avons affaire à des traitements de reconnaissance visuelle, auditive, etc. En revanche, lorsque la compréhension et des traitements plus ‘intellectuels’ se mettent en place des mécanismes centraux de haut niveau. Sur ce paramètre repose la distinction entre les syndromes périphériques, qui n’affectent que la reconnaissance, et l’aphasie en tant que déficit central à proprement parler ; c’est-à-dire, un trouble touchant les hauts niveaux de traitement. Nous présenterons ci-après certains syndromes périphériques décrits dans la littérature, afin d’illustrer ce distinguo. A partir de ce distinguo, des syndromes initialement considérés comme étant des sous types d’aphasies font à l’heure actuelle partie des (a)gnosies . Pour ce qui est du langage, la surdité verbale (pure), perturbation sélective de la reconnaissance de la parole8, s’avère le déficit le plus périphérique des perturbations sensorielles. Bien que les travaux pionniers de Wernicke proposent un déficit de la compréhension à la base des troubles de reconnaissance du langage parlé dans les cas de surdité verbale pure (aphasie sous-corticale sensorielle), l’observation d’autres cas de ce syndrome rarissime ont montré que la compréhension du langage, tout au moins dans la phase initiale, n’est pas perturbée chez ces patients (Dudley,1982).

La surdité verbale a fait l’objet de modèles plus élaborés qui considèrent qu’elle semble affecter soit la reconnaissance, soit la perception auditive per se. Dans ce contexte Lissauer a proposé en 1890 un modèle à deux étapes selon que l’agnosie est de nature aperceptive ou associative. En d’autres termes, la reconnaissance d’un objet peut être perturbée par des troubles sensoriels (agnosie aperceptive) ou par des déficits associatifs (agnosie associative). Dans le premier cas, le sujet s’avère incapable d’analyser correctement les événements sonores, en raison de déficiences perceptives, tandis que dans le deuxième cas, le sujet ne peut pas reconnaître l’objet perçu malgré une réception sensorielle correcte.

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La surdité verbale pure est un trouble affectant la reconnaissance du langage parlé, la répétition des mots et l’écriture sous dictée, alors que le langage spontané, la lecture et l’écriture s’avèrent préservés.

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Les causes sous-jacentes aux symptômes des cas de surdités verbales ont été expliquées dans la littérature autant comme des troubles non linguistiques que comme des déficits linguistiques. En effet, Auerbach et coll. proposent dans les années 80 une distinction entre deux types de surdité verbale pure selon que les déficits soient de caractère pré-phonémique ou linguistique. D’autres auteurs ont attribué ces perturbations à des pertes d’acuité ou de résolution temporelle (Nakakoshi et al., 2001 ; Lambert, 1997). La difficulté de la perception des sons serait la conséquence d’un ralentissement de l’horloge interne et non pas d’un trouble de la perception auditive per se.

La surdité verbale est décrite en l’absence d’autres signes d’aphasie, le mot pur signifiant que le « langage intérieur reste intact ». Il s’agit d’un déficit de reconnaissance des mots parlés, donc du versant de la réception sonore du langage. Il se peut que ce soit la reconnaissance du versant écrit du langage qui soit touché, comme c’est le cas pour la cécité. Syndrome d’abord décrit par Déjerine, la cécité verbale – ou alexie agnosique pure – est une atteinte exclusive de la reconnaissance du langage écrit. Sur ce point, il faut remarquer que tant la cécité que la surdité verbale désignent des conditions neurologiques qui résultent de lésions cérébrales, les patients subissant ces syndromes n’étant ni aveugles ni sourds.

Sur le plan moteur, la littérature distingue également les déficits centraux (cf. Aphasie de Broca) des syndromes périphériques. Ainsi apparaît le syndrome

périphérique moteur, généralement connu en français sous l’étiquette

d’anarthrie (pure)9, dont les premières définitions remontent à l’époque de Pierre Marie en 1906. Au départ, ce syndrome était connu sous le terme vague d’aphasie motrice et Pierre Marie10 fut le premier à proposer la définition d’anarthrie en tant que maladie de la parole et non du langage.

Déjerine avance en 1914 la notion de degré, afin de distinguer entre l’anarthrie et la dysarthrie (l’anarthrie n’étant qu’une dysarthrie sévère). Ainsi, comme il le fait remarquer (1914, cité par Sovilla et al., 2010 : 60), lorsque les troubles articulatoires:

Sont très accentués, la dysarthrie prend le nom d’anarthrie. Il s’agit alors d’un véritable mutisme, aucun mot ne peut plus être prononcé. Seuls les sons laryngés sont encore perceptibles mais plus ou moins modifiés

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Il existe une myriade de termes et définitions concernant les déficits articulatoires (c.f. Apraxia of

speech, cortical dysarthria, apraxic dysarthria, verbal apraxia et dysarthria, en anglais ; syndrome de

désintégration phonétique, aphasie motrice –sous corticale, aphémie, aphasie motrice périphérique, anarthrie pure de Pierre Marie, en français.

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Pour qui, il n’y a qu’un seul type d’aphasie, l’aphasie de Broca n’étant qu’une aphasie de Wernicke associé à une anarthrie.

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dans leur hauteur, timbre, intensité. Il n’existe aucun rapport entre l’aphasique moteur et l’anarthrique.

Alajouanine et Ombredane (1939) avancent la notion de désintégration

phonétique pour décrire des perturbations phonétiques de la parole qui ne

peuvent pas être expliquées en tant que troubles élémentaires de la motricité. Il s’agit des perturbations du « moment élocutoire » ; c’est-à-dire, des perturbations qui atteignent les fonctions motrices d’un niveau élevé : celui de l’articulation du langage.

En ce qui concerne la nature des déficits sous-jacents à l’anarthrie, Pierre Marcie (1972), propose que le déficit à la base de ces perturbations articulatoires se trouvent au niveau phonémique (1972 : 34-35) :

La limite de l'importance de la phonétique expérimentale dans l'étude de ce genre de troubles réside effectivement dans cette constatation que c'est le plan des phonèmes qui est atteint et non celui de la production des sons. Bien sûr, le déficit au plan phonologique peut s'accompagner d'un certain nombre de difficultés dans la mise en œuvre du son, mais, comme l'avait constaté Ostwald, ces difficultés ne tiennent pas à la nature du trouble (Margie et coll., 1969), elles l'accompagnent... L'aphasie motrice est avant tout un trouble de l'encodage cortical des séquences de phonèmes.

En revanche, le travail de Puel, Nespoulous et al. (1981) parvient à montrer chez un sujet atteint d’anarthrie pure que l’origine de ses troubles se trouve au niveau phonétique. S’appuyant sur une analyse d’erreurs à base de traits phonémiques, ces auteurs montrent que la majorité d’erreurs de substitution chez ce patient de distance inter-phonémique 1 (cf. figure 4); c’est-à dire, il produit des phonèmes différents aux phonèmes cibles par la modification d’un seul trait phonologique (cf. /bÆp/). De plus, ce patient tendance à produire essentiellement des dentales (cf. figure 5).

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Figure 4

Erreurs de substitution par distance inter-phonémique chez un patient anarthrique (Puel, Nespoulous et al., 1981).

Figure 5

Type des erreurs de substitution (Puel, Nespoulous et al., 1981)

Dans l’ensemble, ces résultats permettent de mettre en lumière que ce patient anarthrique orientait sa production vers le phonème cible mais que, en raison d’un déficit phonétique sous-jacent, il ne réussissait qu’à en produire un phonème proche et plus « simple » du point de vue articulatoire.

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Globalement, l’anarthrie pure est un syndrome très rare, qui apparaît le plus fréquemment en tant que cadre d’évolution de l’aphasie de Broca, caractérisé notamment par la présence de troubles articulatoires en l’absence de perturbations linguistiques à proprement parler.