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Perspective temporelle du virtuel

3 Éléments pour une conduite

3.2 Cadre théorique

3.2.2 Temps et lieu dans « l'aire du virtuel »

3.2.2.1 Perspective temporelle du virtuel

L'acception courante du virtuel, lorsqu'il est utilisé pour qualifier le dispositif numérique, lui attribue un potentiel, une puissance. « Et ce dispositif n'est pas virtuel parce qu'il ouvrirait des possibilités infinies, mais parce qu'il est incorporel, sans contenu latent, intemporel. Le dispositif virtuel issu du calcul n'a pas du tout le caractère du possible, mais celui du nécessaire. » (Cauquelin, p. 104) L’intemporalité du virtuel avancée par Cauquelin met sur la voie d'une relation au temps décalée d'un horizon du possible, sans perspective ; l'espace numérique n'est pas hors du temps mais ne s'effectue pas suivant une succession, une progression.

Que le virtuel soit de l'ordre de la nécessité, voilà ce que nous apprennent les incorporels stoïciens et qui va à l'encontre des théories sur les possibles, qui caractériseraient, selon certains, les dispositifs électroniques en réseau. Car le possible est de l'ordre de la psychologie de l'action. Il joue sur la perspective temporelle habituelle : l'attente, la distance, le lointain, l'approche. Or s'il y a bien une temporalité du virtuel, c'est précisément dans l'évitement de la perspective, aussi bien spatiale que temporelle. (Cauquelin, idem)

La distinction opérée entre une « temporalité du virtuel » et une temporalité habituelle se dessine en recourant à la perspective, elle en constitue la ligne de partage.

Cauquelin relie plusieurs notions autour de la perspective temporelle habituelle, parmi lesquelles celle de l'attente. La démarche d'enquête dans laquelle se lancent P. Ménard et A. Savelli d'un côté, et C. Delieutraz de l'autre, repose sur l'idée que quelque chose va se produire, suivant un déroulé. L'expérience du temps, propre à Street View, à laquelle Ménard et Savelli font face constitue un des moteurs de l'écriture. Tous deux effectuent le trajet Paris-Marseille sur les traces de cet itinéraire déjà pratiqué dans le passé, ils en produisent sur Street View une actualisation qui met l'espace numérique à l'épreuve des souvenirs, et inversement. De la conformité des situations attendues à ce qui ressort de l'expérience naît une bonne partie du propos des deux auteurs. La nature visuelle de Street View, relevant pour l'essentielle de la saisie photographique, est proche d'une archive que l'utilisateur active en soumettant des requêtes. Bien que l'état figé de ce qui se présente à leurs yeux ne soit pas une découverte, tous deux font le constat de sauts temporels, d'écarts, à la fois entre l'aspect attendu d'un lieu et de ce que Street View en montre, mais aussi entre deux situations

géographiquement proches restituées dans des saisons différentes (Ménard & Savelli, 2012, p.79 et p. 90). Dans ces deux cas, l'image des lieux est soumise à une attente qui, quand elle n'aboutit pas, ouvre à un imprévu. La perspective temporelle qui fonde cette attente ne se réalise pas dans Street View, et c'est cette non réalisation – plus précisément ce qui amène à en faire le constat – qui est, pour une part, l'objet du projet d'écriture.

C. Delieutraz procède dans Street View à une recherche de cadrages photographiques qui prennent pour modèles les images de Raymond Depardon. Quand bien même son projet vise surtout une confrontation de deux images d'un même lieu, sans pour autant valoriser la démarche qui l'y a mené, en présentant la capture d'écran conjointement à son modèle photographique, l'idée d'une succession est bien présente : convoquée comme modèle, l'image photographique précède nécessairement la capture d'écran. La recherche géographique à laquelle C. Delieutraz a dû s'astreindre en passe nécessairement par une attente à l'endroit de l'image où elle va paraître. La nature du projet ne peut que faire aboutir la recherche, l'attente est nécessairement comblée. La temporalité propre à Street View ne joue d'ailleurs aucun rôle dans ce travail, à tel point que c'est plutôt le maintien d'un registre temporel commun aux deux dispositifs de prise de vue qui est recherché :

ce qui était intéressant de le faire en 2012 c'était qu'il y avait encore des photos sur Street View qui étaient des photos qui avaient été prises presque à la fin du périple de Depardon, il y avait deux dispositifs qui avaient pu être au même moment au même endroit 47.

Cette recherche de synchronicité est l'indicateur d'un usage de Street View à rebours de sa temporalité propre.

Le projet d'O. Hodasava prend la forme d'un carnet de voyage, et est publié sur un blog. La mise à jour du blog s'approche du rythme quotidien, chaque billet est daté en fonction de son jour de publication et numéroté en fonction du nombre de jours écoulés depuis le début du projet. Ce décompte et ce rythme calendaire produisent une cohérence temporelle qui hérite de la mise en ligne. Le processus de production du contenu texte et image ne respecte pas pour autant une progression linéaire. Comme il s'en explique, la mise en ligne est précédée d'un travail préparatoire :

je passais beaucoup de temps à chercher des images, j'engrangeais beaucoup beaucoup d'images et j'écrivais mes posts cinq jours à l'avance par peur du stress de la page blanche et tout ça, pour avoir cette sécurité de pouvoir rater un jour éventuellement et que ce soit pas grave et de pouvoir rattraper, donc j'avais cinq jours d'avance, entre cinq et sept, minimum cinq parfois sept 48.

La perspective temporelle propre au carnet de voyage est rejouée par le biais du rythme de

publication propre au blog, format de publication pour lequel la succession des billets suivant un ordre chronologique est une des constantes majeures. Le temps de la publication suit un avancement qui n'est pas celui de l'expérience de la déambulation au sein de Street View. Par ailleurs, le blog est parfois le lieu d'un dialogue qui s'instaure entre O. Hodasava et un tiers, ce qui donne lieu à une altération de la continuité du récit du voyage. Cas récent, O. Hodasava convient avec une journaliste de publier une série de billets relatif au voyage qu'elle effectue en la suivant quotidiennement à distance. Cette synchronisation apparente cède le pas rapidement :

elle s'attendait sans doute à ce que je visite virtuellement les lieux qu'elle allait visiter mais très vite je l'ai intégrée elle en tant que personnage de fiction dans le processus et donc très vite, elle, ce qu'elle publiait ailleurs sur Instagram et sur Facebook, elle sait que vais l'engranger et que je vais en faire quelque chose qui va être fictionnel ou déformé […] j'essaye tous les jours de la surprendre, tous les jours d'aller là où elle ne m'attend pas et j'imagine qu'elle aussi, quelque part, elle fait ce jeu-là. (idem)

La dimension ludique des échanges dans l'espace numérique, dont le blog assure la mise en récit, s'effectue sans règles préétablies :

la règle s'écrit en cours de route, ça peut changer, typiquement hier [veille de l'entretien] j'ai fait un post, fin de l'histoire, je pars de San Francisco et donc elle m'a envoyé un message sur Facebook, t'arrêtes ? On verra demain, et aujourd'hui je suis sensé être à Toronto. (ibidem)

Fortement marquée par son format de publication, modélisé sur le carnet de voyage, la temporalité à l’œuvre dans le projet d'Olivier Hodasava ne suis pas nécessairement une voie immuable. Même si elle demeure un axe structurant pour le récit, elle est le jeu de dérèglements qui sont le fait d'une pratique de Street View hors de toute régulation temporelle.