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2 Terrain et faux terrain

2.1 Simulation et illusion

2.1.1 Opérer par simulation

2.1.1.1 Cartes et simulation

Dans la suite de fonctionnalités mise en œuvre par Google, Street View se déploie en complément au service de cartographie Maps. Il est donc adossé à une représentation géographique de l'espace fruit d'un système de coordonnées et de descripteurs. Sans nous engager plus en avant dans un rappel des tenants et aboutissants de cette science, il semble néanmoins nécessaire de noter l'importance de la carte dans les environnements de simulations. L’historien Antoine Picon fait le constat d'une crise de la cartographie à l'heure des écrans de contrôle de toutes sortes – conçus et réalisés sur des modèles mathématiques – , où différentes échelles se côtoient, aussi bien le pouvoir institué qui souhaite contrôler un territoire que des usagers qui y reportent les événements et faits saillants qui structurent les itinéraires quotidiens. Faisant une rapide analyse de l’actualité des cartes digitales, et notamment urbaines, Picon évoque le besoin de connaissance en temps réel par la carte : « La ville est bien davantage “ce qui arrive” que ce qui s'étale par vagues successives du centre en direction des périphéries sans cesse plus lointaines » (Picon, 2003, p. 58). Cette importance prise par la dimension temporelle est liée selon lui à l'accroissement des systèmes d'informations dans le contexte de la guerre froide : « Le développement de la visualisation informatique et de la simulation étaient intimement liées au désir de voir apparaître “ce qui arrive”

en même temps que l'adversaire, voir même quelques secondes avant lui. » (Picon, p. 62).

Ce rappel de l'enjeu du contrôle par la visualisation informatique, et incidemment par la carte, en situation de conflit, dit à lui seul le lien qu’entretiennent cartographie et pouvoir, croisés à l'environnement calculé.

Cette relation entre une représentation et l'autorité qu'elle confère, est l'objet du texte de Louis Marin, « Le roi et son géomètre », qui produit une analyse d'une carte de Paris datée de 1652. Cette carte, dédiée au roi de France et réalisée par l'ingénieur Gomboust, est présentée comme le résultat d'un long travail de relevés et valorisée par ses auteurs comme le produit d'un savoir :

L'ingénieur du roi et l'intendant des fortifications assurent le lecteur-spectateur de cette exacte coextensitivité de la réalité et de la représentation : ils déclarent la vérité de ce rapport qu'ils donnent à voir. Il faut les croire, car ils ont en main et en tête la science : “Voici tout ce que l'art et l'usage des instruments de Mathématiques peuvent donner au jour de plus parfait.” (Marin, 1981, p.212)

Cette carte fait du calcul le moyen de la vérité qui se donne ainsi dans la représentation. Marin avance sur la complémentarité d'un regard théorique et d'un regard sensible qui prennent là conscience de leurs coexistences :

[…] mieux encore, c'est par cette représentation que l’œil sensible se découvre pouvoir être œil théorique, un deuxième œil qu'il recelait depuis toujours mais dont il ne se savait pas doué. Il a suffit qu'une représentation vraie lui soit offerte pour qu'il se constitue sujet de savoir à la mesure du dessin des savants. (Marin, id.)

La carte est ici une formalisation d'une combinaison du théorique et du sensible à l’œuvre dans le travail de l’œil. Bien qu'il ne soit pas là question de simulation au sens qu'elle prend pour les interfaces des systèmes d'information géographique, la part accordée au calcul dans la constitution d'une « représentation vraie » au service du pouvoir royal est à souligner, pas seulement pour sa part technique, mais bien parce qu'elle tient lieu de vecteur du pouvoir attribué de la sorte par une représentation cartographique.

2.1.1.2 Visibilité de la simulation numérique

L'analyse que Louis Marin livre de la carte de l'ingénieur Gomboust procède pour une part d'une analyse d'un texte figurant à même la carte ; y sont indiqués l'objectif visé de cette carte, la méthode employée, la durée nécessaire à sa réalisation, etc. C'est en quelque sorte l'appareillage de la carte qui est explicité dans ce cartouche dilaté.

L'appareillage nécessaire à la création d’œuvres d'art numérique suppose, quant à lui, un déploiement de techniques sans lesquelles il ne peut s'activer. Comme le note Edmond Couchot, le mode de parution des œuvres d'art numérique est inextricablement lié aux processus qui les produisent :

L'art numérique est tributaire d'une technologie très complexe, celle de l'informatique – qu'on appelle aussi science du traitement automatique de l'information –, et il est nécessaire de comprendre l'originalité de cette technologie productrice de formes visuelles, sonores ou textuelles pour saisir ce qui change et ce qui perdure dans les pratiques artistiques qui en sont issues. [...] Tous les programmes nécessaires à la production des objets virtuels reposent sur des algorithmes de simulation, lesquels s'inspirent de modèles logico-formels issus non seulement de l'informatique et des mathématiques, mais de beaucoup d'autres sciences, de la physique à la neurobiologie. (Couchot, s.d.)

Si la complexité des processus mis en œuvre est un caractère distinctif des œuvres d'art numérique, c'est aussi ce par quoi elles prennent forme. Saisir cette complexité n'est cependant pas nécessairement l'objet des œuvres en elle-même. Leur mode de parution va même jusqu'à jouer d'une tension entre ce qui est perceptible et qui ne l'est pas. Ce qui affleure à la surface des écrans sur lesquels se déploient les interfaces de simulation23 oblitère la mécanique, voire

n’accroît son effet qu'en fonction de son absence, en apparence.

Cet état de quasi disparition des processus virtuels est souligné par Anne Cauquelin. Son analyse des registres de temporalités actives au sein des œuvres d'art numériques, en passe par la qualification de la notion de « temps réel » à laquelle ont couramment recours les commentaires pour évoquer l'instantanéité mise en œuvre dans certaines œuvres d'art :

En effet, le raccourci [entre deux points distants] ne peut se faire qu'avec l'intervention d'un processus complexe, d'une véritable organisation de programmes croisés, sous- jacents à l'apparition de l'objet. Sous cette opération instantanée, s'étend donc une aire de calculs impénétrables à la perception, l'aire du virtuel, dont nous voyons seulement l'effet de surface. (Cauquelin, 2006, p. 103)

La condition de fonctionnement du virtuel est indexée sur le degré de disparition des tâches qui lui sont nécessaires. Quelle que soit l'expérience qu'il met en jeu, l'artifice propre à la simulation ne se livre à la perception que dans un « effet de surface ».

23 Dans son acception large, le mot simulation, du verbe simuler, a deux connotations : l'une est liée à celle d'une tromperie, l'autre l'oriente plutôt vers celle d'un artifice à valeur démonstrative : « Simuler : reproduire artificiellement une situation réelle à des fins de démonstration ou d'explication »(Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, http://www.cnrtl.fr/lexicographie/simuler). C'est bien cette seconde acception que nous

Il est nécessaire de rappeler que tel que nous le traitons ici le dispositif Street View n'est, bien sûr, pas envisagé comme une œuvre d'art, mais comme une interface à partir de laquelle sont produites des images assemblées dans des œuvres. L'effet que Street View met en œuvre tient pour une large part dans l'immersion, vecteur d'un sentiment de présence aux lieux. Cet effet constitue une part agissante du dispositif dont les artistes/auteurs du corpus témoigne dans leurs propos (cf. partie 3.1.2).