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Ma perspective sur Internet : « une nouvelle chose du Parti » ?

J’appartiens à la génération des jeunes Chinois dite « post-80s » (80 hou 80后) qui sont nés dans les années 1980. C’est une génération marquée par la prospérité liée aux réformes économiques qui commencent en 1978, par la politique de l’enfant unique        

202 Gérard Althabe et Monique Selim, Démarches ethnologiques au présent, Paris, L'Harmattan, 1998,

p.84.

203 Gérard Althabe, Opression et libération dans l’imaginaire, Paris, La Découverte, 2002. Michelle De la

Pradelle et Monique Selim, « Communication et rapport social dans l’enquête ethnologique sur la France contemporaine », Etudes de linguistique appliquée, 1988, n°69, pp. 7-15. Tiphaine Barthélémy et Monique Selim (ed.), « L’ethnologue dans les hiérarchies sociales », Journal des anthropologues, 1993, n°53-54-55. Laurent Bazin, « L’enquête ethnologique, cristallisation des modes de relégation », in Olivier Leservoisier (ed.), Terrains ethnographiques et hiérarchies sociales. Retour réflexif sur la situation d'enquête, Paris, Karthala, 2005, pp. 165-185.

204 Monique Selim, séminaire 2010-2014 à l’EHESS, « Anthropologie politique de la globalisation.

édictée en 1976, par la popularisation de l’usage d’Internet en Chine au milieu des années 1990 et son essor à partir de 2002 suite à la baisse du prix des ordinateurs. Venant d’une famille d’enseignants d’une « petite » ville de 460 000 d’habitants, j’ai eu mon premier ordinateur personnel en 2003 pendant mes études universitaires. Cet ancien ordinateur de mon frère aîné valait plus de 5 000 yuans sur le marché, c’est-à- dire presque la totalité d’un mois et demi des deux salaires de mes parents ou des frais d’inscription universitaire. Malgré une baisse significative du prix des matériaux informatiques à partir de 2001-2002, ce prix restait au-dessus de la capacité financière de ma famille, mais mon frère avait décidé de me le céder, même s’il en avait besoin pour ses études de technologie informatique. Il m’a ainsi appris à maîtriser des logiciels, à démonter et à réinstaller des matériaux et surtout à le réparer en cas de problèmes techniques. A part le maintien technique, il m’a aussi appris à chercher des documents, textes ou vidéos minoritaires voire censurés, tels que les documentaires portant sur les « manifestations » de Tiananmen en 1989.

Ces documentaires, réalisés par une chaîne de télévision américaine, sont censurés en Chine. La projection de ces documentaires sur l’ordinateur de mon frère a réuni toute ma famille, enfermée dans la chambre, ayant peur d’impacts politiques négatifs. Ce fut ma première expérience d’ouverture vers un autre monde ; elle m’a montré une autre dimension, occultée dans l’éducation scolaire que j’avais reçue, celle de la censure et de ladite « vérité », bien que cet aspect politique d’interdiction n’ait été ni inimaginable ni surprenant pour nous. Mon père, maoïste et ancien enseignant de politique marxiste et maoïste, bien que déçu de la situation actuelle de corruption et d’injustice, nous parlait toujours de sujets politiques. Malgré l’inquiétude de ma mère, liée à la projection de ces documentaires, la discussion sur cet événement historique et politique a continué. J’ai découvert que la connaissance de mes parents sur ce sujet banni se limitait à un article que mon père, lors de sa visite à Canton en 1989, avait lu sur un journal de Hong Kong, vendu dans les kiosques. Ce journal fut vite jeté dans la poubelle par mon père qui n’osait pas le rapporter dans notre ville, ayant peur de conséquences inattendues. D’avoir grandi dans l’inquiétude de retombées politiques éventuelles a donc influencé et caractérise les approches et les stratégies que j’ai choisies avec prudence sur le terrain à

Canton où j’ai essayé d’éviter les éléments qui pourraient être considérés par les autorités comme politiquement sensibles.

Par ailleurs, le rapport vertical entre l’Etat et l’individu a joué un rôle important dans mes études, lequel a aussi marqué l’histoire de ma famille et de moi-même. Fille illégale, ma naissance malgré la politique de l’enfant unique avait mis mes parents dans une situation difficile. Ils avaient été exclus du Parti communiste chinois et interdits de donner des cours, tout en gardant le statut d’enseignant fonctionnaire. Outre la suppression de leurs heures de cours, le paiement d’une très forte amende leur avait été imposé, tandis qu’une visite hebdomadaire de fonctionnaires du Bureau de planning familial était mise en place pour recouvrer l’amende. Les salaires de base de mes parents, sans les primes ni la rémunération des heures de cours, ne suffisaient plus pour nourrir toute la famille. Outre la sanction économique et les risques encourus dans la vie professionnelle et politique, ma naissance était en contradiction avec la mentalité dominante dans la société où la naissance d’un enfant, mâle à tout prix, semble plus acceptable que celle d’une fille, en particulier dans le milieu rural où se situe ma ville natale. Peu de gens, dans l’entourage de mes parents, ont compris pourquoi mes parents avaient décidé de me garder bien qu’ils aient déjà un descendant masculin, mon frère. La déception de mon père sur sa carrière m’a beaucoup marquée. Exclu du Parti à cause de ma naissance, puis réintégré, il a, quelque temps après, été mis à l’écart par suite d’une maladie de la jambe qui l’a immobilisé pendant une courte période. Ces faits m’ont interpellée sur la puissance du politique, de l’Etat et du Parti, ainsi que sur la mise en œuvre des politiques publiques par les autorités des différents échelons, sachant que beaucoup de familles ont dû subir un avortement forcé, avortement auquel ma mère avait échappé. Ainsi les efforts que mes parents avaient faits pour sortir du milieu rural, réussir leur ascension sociale et contribuer à la réussite de leurs frères et sœurs cadets en tant qu’aînés, pouvaient s’effondrer du jour au lendemain à l’arrivée d’un enfant ou d’un incident tel qu’une maladie grave. Le rapport vertical entre l’individu et l’Etat a marqué ma vie dès ma naissance et m’interpelle aussi dans mes recherches doctorales vis-à-vis des trajectoires des interlocuteurs que j’ai rencontrés. Dans le contexte chinois, l’Etat est omniprésent et son poids peut bouleverser la vie des individus du jour au lendemain, avec une violence extrême, comme dans les campagnes politiques à

l’époque de Mao, où mon arrière-grand-père, propriétaire foncier du village, a été battu à mort pendant le mouvement de la réforme agraire. L’histoire de ma famille est d’une certaine manière un reflet de l’histoire politique, sociale et économique de la société chinoise où se situent les individus et les groupes étudiés dans ma thèse. Mon regard à travers ce prisme me rend sensible à la mise en question de la verticalité des rapports sociaux par les acteurs, à leur désir de construire une société « meilleure », à leur quête de liberté et d’ouverture, à leur investissement dans diverses formes de luttes et de lignes de fuite, dont les modèles sont disponibles dans les formations offertes par les ONG et dans les informations qui circulent sur Internet.

Ces documentaires censurés mais disponibles sur Internet ont confirmé encore une fois à mes yeux l’écart entre ce qui est écrit dans les documents à en-tête rouge, les manuels scolaires et les journaux, et ce qui se passe réellement sur place. J’ai compris qu’il existe toujours un écart entre les politiques publiques et leur mise en œuvre et j’ai commencé à m’interroger sur les éléments qui caractérisaient cet espace, tels que la corruption et le réseau - les guanxi 关系. Concernant Internet, le fait de pouvoir y trouver des éléments interdits ne me semblait pas extraordinaire, mais plutôt banal et « normal » car mes oncles du village de mes grands-parents, qui travaillaient dans le delta de la rivière des Perles comme ouvriers migrants, nous apportaient souvent les journaux, les livres ou des magazines de Hong Kong avec des contenus jugés « subversifs et antirévolutionnaires ». Les sujets évoluaient, d’une attitude anticommuniste à celle de la peur générale avant le retour de Hong Kong à la Chine en 1997, de la dénonciation des scandales et de corruption à celle de répressions sur le Falungong, et de la crise économique asiatique de 1997 aux épidémies de grippe aviaire et à l’épidémie de SRAS occultée par le gouvernement chinois. Sans contester la liberté apportée par Internet ni sa capacité technologique de communication, j’ai gardé et je garde encore jusqu’à maintenant une certaine méfiance vis-à-vis d’Internet à cause de son rôle ambivalent en tant qu’outil : l’Etat et le Parti sont si forts et si omniprésents dans la vie chinoise que leur absence sur Internet est plus qu’hypothétique et je considère que ce n’est donc qu’un nouveau moyen de contrôle supplémentaire pour le Parti.

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