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Gestion des « organisations sociales » : un système de double contrôle (1989 2002)

Avant l’apparition du terme d’« organisations sociales » (shehui zuzhi 社会组织 ou shehui tuanti 社会团体) 142 à la fin des années 1970, c’étaient les « organisations de

masse » (qunzhong zuzhi群众组织) qui, dans le discours du Parti communiste en Chine,

regroupaient les mouvements sociaux depuis le début des années 1950. Des fédérations sur différents thèmes ont été ainsi fondées dont certaines restent encore très actives aujourd’hui, telles que la Ligue de la jeunesse communiste et la Fédération des femmes. La réforme économique de la Chine à la fin des années 1970 a fait réapparaître un secteur privé et un secteur associatif non lucratif, connus sous les termes « organisations        

142 Shehui tuanti 社会团体est souvent traduit par « organisations sociales », traduction identique à celle

du mot shehui zuzhi社会组织. Le tuanti se traduit littérairement « groupe » et son usage est maintenant beaucoup moins fréquent dans les discours politiques du gouvernement chinois ainsi que dans les travaux universitaires, remplacé par shehui zuzhi. Afin de nuancer l’usage du vocabulaire, je traduirai shehui tuanti 社会团体 « organisations sociales » en ajoutant entre parenthèse tuanti.

sociales » (shehui tuanti 社会团体). Pour réglementer et mieux gérer ce milieu, en particulier après les événements de Tiananmen en 1989, le gouvernement chinois a publié un Règlement d’enregistrement et de gestion des organisations sociales (shehui

tuanti dengji guanli tiaoli 社会团体登记管理条例)143 en octobre 1989. Ce règlement

confirmait le droit de la population à créer une organisation mais en même temps tentait d’exclure ou de contrôler les « organisations sociales » dont le profil ou les activités suscitaient des inquiétudes de la part des autorités.

Ce règlement qui soumet la gestion du milieu associatif à des principes de contrôle, dont celui connu comme le « double contrôle » (shuangchong guanli 双重管理), a été complété en 1998 par un nouveau règlement144 et par le Règlement temporaire d’enregistrement et de gestion des unités de travail populaires non commerciales

(minban fei qiye danwei dengji guanli zanxing tiaoli民办非企业单位登记管理暂行条

例)145. Ce dernier crée une nouvelle catégorie dans « les organisations sociales » : les « unités de travail populaires non commerciales » (minban fei qiye). Le double contrôle agit donc, selon ces deux règlements, à travers un contrôle administratif lié à l’enregistrement par le ministère des Affaires civiles et à travers un autre contrôle provenant d’une tutelle gouvernementale ou paragouvernementale, appelée

officiellement « l’unité de tutelle professionnelle » (yewu zhuguan danwei业务主管单

位). Cette dernière, connue sous les surnoms de « belle-mère » et « famille de la belle- mère » (popo婆婆/pojia婆家), surveille et contrôle les activités et le fonctionnement des organisations supervisées une fois qu’elle a accepté d’en exercer la tutelle. Mais il faut savoir que beaucoup d’organismes ou d’institutions, bien qu’ils aient la qualification et les moyens requis pour exercer la tutelle, refusent de superviser des « organisations sociales », ne voulant pas en prendre la responsabilité en cas de problème. Soulignons ici d’autres formes de contrôle prévues par ces règlements : on ne peut enregistrer qu’une seule « organisation sociale » dans une région administrative et        

143 Voir le règlement intégral sur http://www.xuebao.tyut.edu.cn/webpage/zcyfg5.htm.

144 Ce nouveau règlement ajoute une définition des « organisations sociales » (shehui tuanti) qui met

l’accent sur la dimension non lucrative et clarifie la catégorie « organisations sociales ». Voir le règlement intégral sur le site du ministère des Affaires civiles de Chine : http://cszh.mca.gov.cn/article/zcfg/200804/20080400013543.shtml, consulté le 3 décembre 2013.

145 Voir le texte intégral sur

http://www.mca.gov.cn/article/zwgk/fvfg/mjzzgl/200709/20070900001726.shtml, consulté le 3 décembre 2013.

dans un domaine d’activité, mais celle-ci n’a pas le droit d’agir et d’organiser des activités en dehors du territoire administratif auquel elle est rattachée. Ce règlement crée un monopole des organisations par exclusion et par interdiction de la concurrence dans un territoire et sur un thème donnés. Les organismes du gouvernement et du Parti favorisaient donc la légalisation des « organisations sociales » qui étaient déjà sous leur tutelle, donnant peu d’espace politique et social aux « organisations sociales » dites grassroots ou ONG. A la fin, les ONG ne bénéficient pas toutes d’exonérations ou de réductions fiscales : seules les unités de travail populaires non commerciales dans les domaines de l’éducation (seulement celles dont les diplômes sont reconnus par l’Etat) et de l’hygiène pouvaient y avoir droit. D’autres minfeiqi, malgré leur nature non lucrative, n’en bénéficiaient pas non plus et connaissaient ainsi des problèmes financiers. L’absence d’avantages fiscaux constitue pour certaines organisations ou certains groupes une raison importante d’opter pour un statut d’entreprise afin d’obtenir un statut légal et de pouvoir continuer à exercer leurs activités en toute légalité.

Ce système de gestion des ONG est très critiqué par certains chercheurs en raison du monopole du pouvoir de l’administration, du peu d’efficacité et de transparence dans l’action de ce secteur, faute de concurrence et de la mise en place d’une surveillance. Diverses raisons ont été avancées pour justifier les choix des ONG et des groupes sociaux, comme l’a montré Hildebrandt après les recherches quantitatives et qualitatives qu’il a menées en Chine auprès de plus de 80 organisations concernant la protection de l’environnement, la prévention du VIH et les droits des homosexuels146. Malgré leur souhait d’exister légalement, peu d’organisations avaient l’intention de suivre la procédure administrative pour l’enregistrement afin d’obtenir un statut légal, lequel aurait facilité certains aspects de la gestion de l’organisation, tel le financement147. Un certain nombre d’organisations avouait ne pas vouloir entrer dans des procédures administratives complexes et sans fin, préférant investir leur temps et leurs moyens dans leur travail. Certaines jugeaient que leur autonomie administrative après leur enregistrement ne serait pas un atout mais une contrainte dans leur organisation, tant au        

146 Timothy Hildebrandt, « The Political Economy of Social Organization Registration in China », The

China Quarterly, 208, 2011, pp. 970-989. Timothy Hildebrandt, Social organizations and the authoritarian state in China, Cambridge, Cambridge University Press, 2013.

147 Anthony J. Spires, Lin Tao, et Kin-man Chan, « Societal Support for China’s Grass-Roots NGOs:

niveau administratif qu’au niveau politique et pensaient que leur autonomie et leur « indépendance financière » ne seraient pas appréciées par les autorités. D’autres, dans la même logique, voyaient que leur dossier ne serait jamais accepté en raison de la cause qu’ils défendaient et des thèmes de leurs activités, tels la défense des droits ou celui de la défense des homosexuels. Il y avait aussi celles qui se disaient satisfaites de leur situation et de leur coopération avec les autorités, et ne voyaient pas la nécessité d’un enregistrement légal. Outre ces positions, beaucoup évoquaient le règlement de 1998 qui interdit à deux organisations de travailler sur le même thème et sur le même territoire, le prenant comme un obstacle difficile à franchir. Ces positions diverses des organisations se traduisent dans leurs pratiques par des stratégies différentes : soit rester dans l’illégalité et prendre le risque d’être interdites par le gouvernement ; soit se rattacher au niveau administratif à un organisme gouvernemental ou paragouvernemental d’un domaine donné et travailler sous la supervision de cet organisme ; soit acquérir un statut légal en passant par l’enregistrement comme entreprise, en en payant les charges et les taxes, mais en échappant ainsi au système du ministère des Affaires civiles.

Il convient de souligner que le règlement de 1989 comportait un certain nombre de réformes institutionnelles dont l’objectif était l’instauration d’une économie de marché en Chine. Il a émergé dans le cadre d’une réforme institutionnelle au sein du Conseil des Affaires de l’Etat148, dans la continuité des réformes menées en 1982 pour mieux s’adapter à l’économie de marché nouvellement introduite en Chine à ce moment-là. Il s’agissait de faire évoluer les fonctions d’un gouvernement de gestion directe vers une gestion indirecte et de réduire l’intervention du gouvernement dans le domaine économique, en laissant davantage de jeu au marché149. Après l’émergence du secteur associatif non lucratif, la gestion des « organisations sociales » a été dispersée dans des organismes gouvernementaux ou paragouvernementaux durant les années 1980. Il arrivait même que certaines « organisations sociales » aient le droit administratif d’autoriser la création d’une nouvelle « organisation sociale ». Encadrer ce milieu        

148 Ma Hua, « 广东省社会组织登记管理,体制改革的探索与问题 Guangdong sheng shehui zuzhi

dengji guanli, tizhi gaige de tansuo yu wenti », in Zhu Jiangang (ed.), Annual report on China’s civic philanthropy development (2012), Beijing, Social Sciences Academic Press (China), 2013, pp. 249-262.

149 « La réforme institutionnelle du Conseil des Affaires de l’Etat en 1988 », sur le site du gouvernement

devient donc l’un des objectifs de la réforme du Conseil des Affaires de l’Etat. Des mesures de centralisation du pouvoir de gestion du système des Affaires civiles ont été donc mises en place, avec la réduction d’un certain nombre de structures institutionnelles150. Cependant le ministère des Affaires civiles peinait à prendre le contrôle de la gestion dispersée des « organisations de masse » et des « organisations sociales », et devait affronter une résistance forte et générale de la part des différents ministères et organismes du Conseil des Affaires de l’Etat. Il a donc adopté la stratégie d’un partage de la gestion des « organisations sociales151 », depuis la tâche de leur régulation jusqu’à leur contrôle, avec les différents pouvoirs administratifs.

Ces nouveaux règlements de 1998152 affirmaient le principe d’un double contrôle du milieu associatif en tant que moyen de « développer et gérer » les organisations. Ce durcissement politique, survenu après la mort de Deng Xiaoping, visait clairement à affirmer la réforme économique et à reprendre le contrôle politique. Ces mesures peuvent s’expliquer par le contexte de la période : augmentation du nombre des chômeurs suite à la privatisation des entreprises d’Etat, rétrocession de Hong Kong, crise économique de l’Asie du Sud-Est en 1997, et influence croissante du Falungong depuis 1995 à l’extérieur et à l’intérieur de la Chine alors qu’il s’est retiré de l’Association nationale de Qigong pour créer sa propre ONG en 1996. Par ailleurs, la participation active des organisations populaires et leurs interventions philanthropiques lors des inondations de 1998 ont poussé l’Etat chinois à compléter les règlements de ce milieu. Quatre règlements concernant la gestion des dons, celle des organisations de welfare et la création des fondations privées par les organisations ont vu le jour en 1999153. Selon China statistical yearbook of civil affairs (2011)154, dans le tableau ci-        

150 « 1998 nian guowuyuan jigou gaige de qingkuang 1988 年国务院机构改革的情况 », disponible sur

http://www.scopsr.gov.cn/zlzx/zlzxlsyg/201203/t20120323_35154.html, consulté le 3 décembre 2013.

151 Ma Hua, op.cit. p.250.

152 Après les inondations catastrophiques de 1998, la presse a dévoilé que presque la moitié des dons

promis au cours de cérémonies et de soirées n’avait pas été versée et que certaines entreprises s’étaient servies de ces cérémonies de dons pour leur publicité et montrer une bonne image, sans verser en réalité la somme promise. En 1999, afin de réguler ces phénomènes liés aux dons, le gouvernement a promulgué la loi des dons. Voir « 98 hongzhai shangwang qingkuang yu « juanzengfa » chutai 98 洪灾伤亡情况与 《 捐 赠 法 》 出 台 », disponible sur http://news.163.com/09/0918/23/5JHG6BRS00013ODV.html, consulté le 2 décembre 2013.

153 Liang Feng, « zhongguo de cishan yu falv zuzhi de falv shijian 中国的慈善法律与公益组织的法律

实践 », in Zhu Jiangang (ed.), Annual report on China’s civic philanthropy development (2011), Beijing, Social Sciences Academic Press (China), 2012, pp.142-145.

dessous, nous observons une chute des organisations enregistrées en 1999, année où le Falungong est officiellement interdit dans toute la Chine.

Ce système de régulation duelle a fonctionné depuis mais il est de plus en plus critiqué ; sont pointés : le temps d’enregistrement trop long, les difficultés de trouver une tutelle pour les organisations ou d’obtenir les fonds de démarrage demandés (30 000 yuans ou 100 000 yuans), etc. Ce système de plus en plus contraignant doit faire face, d’une part, à une demande croissante dans la société de créer des organisations sociales diverses, de disposer d’un espace social plus libre, et d’autre part, aux besoins juridiques des entreprises dans les affrontements internationaux avec des entreprises ou des Etats étrangers (ex. l’antidumping)155, en particulier après que la Chine est devenue membre de l’OMC en 2001.

Les modèles de gestion de la société et de développement économique adoptés par Hong Kong et Macao, suite à leur rétrocession, et inspirés des expériences en Occident, sont devenus des exemples de développement pour les Chinois qui voient là une source d’inspiration accessible et une expérience avancée à suivre et qui revendiquent à leur image l’ouverture économique et sociale de la Chine. Les associations et les        154 He Jianyu, « Comprendre les ONG chinoises », Laviedesidées.fr, p.3, le 23 mai 2013, disponible sur

http://www.laviedesidees.fr/IMG/pdf/20130523_comprendre_les_ong_chinoises.pdf, consulté le 2 décembre 2013.

155 Les chambres de commerce et les associations professionnelles qui font elles aussi partie de ces

« organisations sociales » sont souvent paragouvernementales et critiquées pour leur inefficacité et leur bureaucratisation.

organisations philanthropiques, de travail social, etc., de Hong Kong et de Macao qui avaient commencé à s’installer en Chine, dans le delta de la rivière des Perles au début, répondaient aux attentes de la société chinoise et ont donc joué un rôle important dans cette dynamique d’échanges. De même, l’image du travail social, de la philanthropie et de l’action humanitaire était présentée dans les films et la musique produits à Hong Kong à cette époque et largement diffusés et vus dans toute la Chine, comme un choix de vie alternatif et complémentaire156. Les associations de Hong Kong et de Macao ont aussi gagné une grande visibilité politique et sociale à travers l’organisation de soirées humanitaires, avec la participation de vedettes, des chansons humanitaires, et la collecte de dons destinés aux victimes des catastrophes naturelles en Chine. La participation des habitants de Hong Kong à l’aide humanitaire après les inondations de 1998 provoquées par plusieurs grands fleuves en Chine a servi, tant au gouvernement chinois qu’à celui de Hong Kong, à donner l’image d’une Chine une et unie face aux catastrophes naturelles, à la crise économique et au changement politique.

Après trente ans de croissance économique, la société chinoise doit faire face à l’accroissement des problèmes sociaux car le développement économique ne suffit pas à la population qui revendique plus de justice, d’égalité, de liberté et de droits. Avec la libre circulation et les flux migratoires, la population chinoise bénéficie aussi d’une circulation accrue des informations, d’échanges multipliés avec le monde extérieur, et des idées, des modèles, des expériences ou des témoignages disponibles sur Internet. La popularisation des smartphones connectés accélère les échanges à tous les moments, à tous les niveaux et partout, et facilite à un grand degré la formation de microgroupes sociaux, actifs on line et/ou off line, qui se réunissent pour une cause précise ou un intérêt commun, en particulier dans un contexte d’accroissement des problèmes sociaux. Des revendications diverses regroupent les gens et constituent la base d’un nombre important de microgroupes sociaux, voire d’organisations sociales, animant les dynamiques sociales pour la transformation de la société. Leur nombre s’agrandit et devient une force qui n’est plus négligeable en Chine. Ainsi l’exclusion administrative        

156 Certains films de cette époque mettaient en scène des médecins dont la morale avait été corrompue par

leur avidité mais qui retrouvaient le respect d’eux-mêmes et du monde en devenant médecins volontaires à Médecins sans frontière (film Mack the knife流氓医生). Des chanteurs connus, tel le groupe Beyond, faisaient des tournées en Afrique pour promouvoir l’action humanitaire avec leurs chansons et leurs actions.

et juridique des « organisations sociales » par des procédures administratives longues et compliquées n’est guère une solution ni une réponse à ces questions. Elle ne peut pas non plus gommer le rôle des ONG ou des microgroupes illégaux dans le développement de la société : ils continuent à exister, à agir et à fonctionner malgré tout.

De la gestion à la gouvernance : participation des « organisations