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Vers la personnification de l’abus

Dans le document Asile et abus = Asyl und Missbrauch : (Page 95-100)

construction et développement d’une nouvelle figure emblématique des

3 Vers la personnification de l’abus

Le discours anti-immigration prend encore un nouveau tournant en 1999, année cruciale pour la politisation de la thématique de l’asile. Elle est notam-ment le théâtre d’une votation sur la nouvelle Loi sur l’asile, de l’adoption de mesures d’urgence dans le domaine de l’asile et des étrangers, et du lancement de la récolte de signatures d’une nouvelle initiative de l’UDC intitulée « Contre les abus dans le droit d’asile ».

Figure 5. «Stoppt illegale Einwan-derung» (Inconnu, 1996). Affiche de l’UDC créée pour soutenir son initiative « Contre l’immigration clandestine ».

Dans le contexte de la guerre des Balkans et d’un nombre record des demandes d’asile déposées dans le pays, la Suisse se trouve confrontée à une configuration inédite et se doit de définir sa position face à la nouvelle ampleur du phénomène. La tradition d’accueil est remise en

question et l’intégration de nouvelles populations questionnée par de nombreux acteurs politiques, qui se montrent souvent méfiants à l’égard de cette modification du paysage migratoire helvétique.

Du côté des partisan·e·s de l’augmentation des restrictions dans le domaine de l’asile, une nouvelle manière d’aborder cette question fait surface. L’affiche (cf. figure 6) produite par l’UDC en 1999 dans le cadre de sa récolte de signatures en faveur de l’initiative « Contre les abus dans le droit d’asile » en est certainement l’exemple le plus probant. L’affiche est d’ailleurs souvent considérée comme l’une des manifestations les plus évidentes de la radicalisation idéologique et formelle du parti agrarien dès la fin des années 1970 (voir notamment : Skenderovic 2009), et témoigne d’une transformation de la représen-tation symbolique des personnes relevant du domaine de l’asile. Cette affiche, qui a fortement

marqué les opinions, est effectivement symptomatique d’un durcissement de la rhétorique anti-immigration et de son incarnation visuelle.

L’œil est immédiatement attiré par l’image centrale, occupant la majeure partie de l’affiche. Elle représente une croix blanche sur fond rouge, faisant office de trame de base pour l’ensemble de l’affiche. Le bras vertical de la croix est déchiré sur toute sa longueur. De cette déchirure surgit un homme. Ses mains gantées écartent les deux pans de la déchirure. Sa silhouette se détache sur un arrière-plan sombre (dégradé noir-gris). Son visage a des traits angu-laires, son menton est carré, sa peau mate et ses cheveux noirs. Il porte une moustache tombante noire. Son visage présente une expression renfrognée, sa bouche affiche une mimique étrange. En plus de ses gants noirs, l’homme porte un manteau noir et de larges lunettes de la même couleur. Celles-ci sont larges et recouvrent ainsi la totalité de ses yeux.

Autour de cette image gravitent un certain nombre d’éléments tex-tuels venant ancrer le message dans un contexte d’énonciation précis. Après avoir été happé par la force graphique de l’image au centre de l’affiche, le regard est redirigé vers le haut de la production, tout d’abord vers la mention

« laisser-faire non », puis la mention « accueil oui… » figurant au-dessus. La

Figure 6. « Accueil oui ... laisser-faire non » (Goal AG Werbung, 1999). Affiche de l’UDC créée lors de campagne de récolte de signatures pour son initiative

« Contre les abus dans le droit d’asile ».

lecture se poursuit ensuite vers le mot d’ordre « Signez l’initiative contre les abus dans le droit d’asile », qui permet de comprendre le contexte dans lequel a été produite l’affiche. Le message se termine finalement par le logo du parti.

Exploitant l’image centrale comme trame de narration, l’affiche joue sur la provocation. La croix blanche sur fond rouge fait bien sûr référence au drapeau national. Cette connotation est d’ailleurs renforcée par les variations verticales de tonalité de ce fond rouge qui lui donne une impression de mou-vement. L’emblème de la nation est cependant déchiré en son centre. Cette rupture d’un symbole national sacralisé vise à susciter un sentiment d’agression chez le spectateur ou la spectatrice. Ce sentiment est renforcé par la présence sur l’image du responsable de cette attaque. L’homme qui surgit au centre de la croix adopte effectivement une expression et une attitude méprisante et menaçante. La position de ses mains sur chacun des bords de la déchirure suggère qu’il a lui-même perpétré cette attaque contre l’emblème du pays. Sa tenue vestimentaire, notamment ses gants et ses lunettes, assigne au person-nage une identité négative encore plus forte et le rattache à la représentation traditionnelle des criminels. Les motivations de l’individu qui surgit au centre de l’image ne laissent ainsi aucun doute.

Si l’objet profané fait directement référence à la nation suisse, l’appartenance nationale du profanateur n’est, quant à elle, pas clairement établie dans la narration visuelle. Le texte accompagnant cette image vient alors imprimer une signification supplémentaire au symbolisme de la scène.

Les mots « accueil » et « asile » figurant dans le slogan, accompagnés du mot d’ordre, contextualisent plus précisément la narration. L’homme au centre la croix est un demandeur d’asile. La couleur de peau, les traits angulaires de son visage et le contexte sociopolitique de l’époque permettent alors de comprendre que l’individu est originaire de la région des Balkans, que de nombreux·euses ressortissant·e·s ont fuie durant les années 1990 à la suite des guerres de Yougoslavie. Une fois ce nouveau motif narratif posé, l’argu-mentation mise en place par le parti suit deux schémas rhétoriques : d’un côté, la dénonciation d’un prétendu laisser-aller dans la gestion politique du domaine de l’asile, de l’autre, la criminalisation des ressortissants étrangers.

La dénonciation du laisser-aller se base sur l’un des ressorts essentiels de la rhétorique populiste exploitée par le parti : le discours anti-establishment par lequel le parti agrarien accuse les élites de contribuer à créer un climat libéral laissant libre cours aux abus. Le second schéma rhétorique revêt un caractère beaucoup plus novateur et marque l’avènement d’une nouvelle figure de la rhétorique anti-immigration : celle du criminel étranger.

L’identité de l’homme surgissant au centre de la croix n’est pas expli-citement définie, mais elle présente tout de même trois caractéristiques indé-niables : il n’est pas suisse, il est issu du domaine de l’asile et il correspond au

profil type du criminel. La figure créée ici correspond à un schéma rhétorique au sein duquel les notions de criminalité et d’immigration sont si intimement liées, que le glissement d’immigré à criminel semble presque naturel (Flores 2003). Pour renforcer ce sentiment, on note d’ailleurs que, dans le cadre de la campagne en faveur d’une nouvelle initiative lancée en 2007, l’UDC utilise toujours la formule « étrangers criminels » (et non « criminels étrangers »), pour renforcer la légitimité de ce schéma. En lien avec l’utilisation de cette formule, Van Leeuwen et Wodak (1999) identifient également différents « criminality scripts » dans lesquels les immigrés, notamment africains ou originaires d’Europe de l’Est et des Balkans, sont présentés comme des trafiquants de drogue ou des membres de réseaux criminels supranationaux. Cette tendance à la crimi-nalisation des personnes étrangères implique que l’on considère ces dernières comme intrinsèquement liées à des activités délictueuses. En établissant une généralisation de la figure de l’immigré comme menace pour la sécurité du pays et de ses citoyen·ne·s, cette nouvelle construction discursive s’attache à délégitimer la migration et la fait ainsi pénétrer dans le champ de l’illégalité.

Dans cette affiche de 1999, le requérant d’asile représenté symbolise ainsi l’entièreté du flux de l’asile, aucune autre représentation ne venant nuancer cette vision de la migration. Elle jette le discrédit sur les motivations des personnes qui viennent chercher refuge en Suisse et abuseraient de la

« tradition d’accueil du pays ». Par la mention « accueil oui… », le parti opère selon la stratégie argumentative de « déni de racisme » qui vise à prévenir toute accusation de ses adversaires allant dans ce sens. Il se défend ainsi de remettre en cause le droit des réfugié·e·s à obtenir l’asile dans le pays et se présente comme un défenseur de ce principe qui est, selon lui, altéré par des personnes abusant de ce droit. En plus de corrompre les lois helvétiques en abusant du droit d’asile, l’homme s’en prend directement à l’un des emblèmes fondamentaux de l’identité nationale. Le saccage du drapeau est effectivement considéré comme l’une des actions symboliques les plus insultantes. L’homme s’immisce ainsi au cœur de la nation sans y avoir été invité et cherche à imposer sa loi, ou plutôt son non-respect de la loi, à l’État et à ses citoyen·ne·s. La provocation engendrée de ce fait vise à heurter la sensibilité du spectateur ou de la spectratrice et à créer un sentiment immédiat de rejet à l’égard de cet homme et de ses actions. Le récit mis en place légitime le discours récurrent de l’UDC sur les abus du droit d’asile qui, selon le parti, « menacent notre sécurité et coûtent des milliards » (D’Amato 2011).

Du point de vue de la rhétorique visuelle, on assiste ici à un proces-sus de radicalisation sans précédent. Aucune autre affiche politique officielle produite en Suisse au cours des cent dernières années ne mentionnait de lien si explicite entre un étranger et un comportement criminel. Ni les affiches de l’Action nationale, de Vigilance ou d’un autre parti anti-étranger n’assigne

durant le siècle dernier aussi directement à un étranger un comportement punissable sur le plan légal.

Si les représentations précédentes exploitent à plusieurs reprises l’image d’une entrée forcée dans le pays, jamais les discours visuels n’ont attribué si clairement des traits négatifs à un étranger. Si les étrangers sont effectivement souvent désignés comme étant indésirables, trop nombreux et sont parfois symbolisés comme des menaces pour l’identité culturelle du pays, aucune autre production n’avait accusé personnellement un individu migrant de nuire à la Suisse. Ce processus de personnification de la menace, qui restait jusqu’alors représentée de manière diffuse et anonymisée, constitue un durcis-sement certain de la rhétorique anti-immigration. L’avènement de la notion d’abus dans les discours contemporains sur l’asile et un renouement avec les codes iconographiques classiques de l’antisémitisme et de la propagande de l’entre-deux-guerres qui assignent à des personnes d’une origine ethnique, ou d’une orientation idéologique particulière dans le cas de l’anticommunisme, des caractéristiques morales prédéfinies (Matard-Bonucci 2001) en sont les preuves les plus évidentes.

Ici, les requérants d’asile, et plus particulièrement les ressortissants des Balkans, sont désignés comme des criminels violents, des abuseurs entrant par effraction au sein du pays. Ce basculement (dans la forme et dans le fond) traduit également une défense de plus en plus agressive de l’identité nationale face à la migration perçue comme une menace, une réaffirmation accentuée du « particularisme du nous » et une nouvelle forme d’esthétique du péril migratoire (Maire [à paraître]) dont les fonctions viennent renforcer les représentations négatives de l’immigration.

Cette association toujours plus étroite entre migration et enjeux de sécurité renforce « les stéréotypes et les représentations sociales négatives accompagnant les discours sur les étrangers et [justifie] de nouveaux dispo-sitifs sécuritaires » (Duez 2005). En créant ces nouvelles figures, les acteurs réclamant un durcissement des politiques migratoires contribuent à la mise au pilori d’un nouveau bouc émissaire rendu responsable des différents symp-tômes de la crise du milieu des années 1990 et de la perte de repères liée à la globalisation croissante. Le migrant illégal, ou plutôt l’étranger illégitime ou le « faux réfugié » dans le cadre des discours helvétiques, rencontre ainsi

« la plupart des angoisses nourries par les Européens : la peur du chômage, la peur du multiculturalisme, la peur de la délinquance ou encore la peur du terrorisme » (Duez 2008 : 16). Cette construction rhétorique ouvre ainsi la voie à une réduction de la politique d’immigration et de la législation sur l’asile à un « dispositif de mise à l’écart des étrangers ‹ indésirables › » et renforce ainsi le développement du concept d’« Europe forteresse » et sa mise en place concrète (Duez 2008 : 12-17).

Globalement, ce contexte politique si particulier ouvre le champ au développement d’une nouvelle esthétique du péril migratoire qui se mani-feste sous quatre figures principales de la menace. L’immigration, relevant notamment de l’asile, est ainsi perçue à la fois comme une menace pour la prospérité économique et sociale, pour l’identité « indigène », et pour la sécurité intérieure (menace criminelle) et nationale (menace terroriste) (Duez 2008).

Principal promoteur de cette nouvelle esthétique dans le paysage politique suisse de ces dernières années, l’UDC profite également de cet état de fait pour surfer sur la rhétorique du « speaking the plain truth » (Gingrich et Banks 2006 : 20), du parler-vrai et de la vérité « toute nue », se présentant ainsi comme le seul parti qui dit tout haut ce que tous les autres savent, mais ne disent pas ou se refusent à admettre. Dans les discours mobilisés, les étrangers sont ainsi présentés comme trop nombreux, incapables de s’assi-miler et promoteurs d’un état d’esprit « nous faisant revenir au Moyen Âge ».

Dans cette configuration rhétorique et idéologique, la notion d’abus trouve pleinement sa place et se manifeste ainsi tant par l’image d’une entrée forcée dans le territoire que par la figure d’une « parasitation » du fonctionnement de l’État nation et de ses institutions.

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