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CHAPITRE 1 - LA PERCEPTION DES MÉLANGES D’ODEURS : REVUE BIBLIOGRAPHIQUE

II. P ERCEPTION DANS LES DIFFÉRENTES MODALITÉS SENSORIELLES

1. Perception visuelle

La Gestalt théorie a été développée à partir d’observations sur la perception visuelle et plus particulièrement à partir de l’hypothèse selon laquelle un objet apparaît comme un tout, une configuration, et non pas comme une somme d’éléments. Plusieurs principes ont été

33 établis pour décrire le fonctionnement de la perception de ces configurations dans la modalité visuelle (Mullet et Sano, 1994). Les plus explicites d’entre eux sont les suivants

(Figure 7) :

La fermeture : celle-ci opère lorsque qu’une partie de l’information est manquante. Pour former une entité propre, le pattern visuel -correspondant à un réseau de neurones- est complété pour qu’il corresponde à un pattern familier. Le principe de l’aire établit que l’élément ayant la plus grande aire sera perçu comme un arrière-plan alors qu’un élément plus petit sera plutôt un élément saillant. Le principe de similarité suggère que des éléments semblables (des cercles de mêmes tailles ou de même couleur) auront tendance à être regroupés. Le principe de proximité ou de contiguïté signifie que des éléments proches dans l’espace seront préférentiellement regroupés. Enfin, le principe de continuité incite à percevoir des figures continues plutôt que des éléments plus petits : dans une croix nous percevons préférentiellement deux lignes et non pas quatre.

Figure 7

Image dont la perception peut être, pour certaines personnes, un cube avec à chaque coin un cercle noir (perception synthétique) ou, pour d'autres personnes, des cercles noirs entrecoupés de 3 lignes blanches (perception analytique).

Cette figure regroupe plusieurs principes de la gestalt théorie, notamment la fermeture qui permet de former les arêtes du cube, la continuité qui permet de percevoir des lignes formant les arrêtes, l’aire qui favorise l’idée que les cercles forment des arrières plans, la similarité qui permet d’associer les lignes blanches comme faisant partie d’une même forme. Figure issue de Ladantin (2008).

Dans la théorie gestaltiste, le contexte est particulièrement important pour créer les configurations, et ceci notamment lors des tâches de mémorisation. Dans plusieurs études sur la mémoire et l’apprentissage, Sutherland et Rudy soulignent la nécessité de recourir, lors d’une prise de décision, à des perceptions synthétique et analytique et au basculement

34 de l’une à l’autre (Sutherland et Rudy, 1989). D’après eux, la perception synthétique est utile en réponse à l’ambiguïté d’un stimulus. Un stimulus est ambigu lorsqu’il est renforcé dans un contexte et qu’il ne l’est pas dans un autre, ou renforcé positivement dans un contexte et négativement dans un autre. Les auteurs conditionnent ainsi des rats des combinaisons de motifs dont l’un est renforcé et l’autre non, chaque motif étant selon les combinaisons renforcé à la fois de manière positive et négative. Lors du test, deux de ces combinaisons sont simultanément présentées au rat (la présentation droite/gauche des deux motifs est contrebalancée entre les sujets), un seul permettant d’accéder à une récompense. Pris séparément, ces éléments (les motifs) n’ont pas de valence affirmée du fait des renforcements opposés. En revanche, la configuration formée par la perception simultanée des deux motifs permet au rat de lever l’ambiguïté sur les éléments. Il sait précisément quel motif est renforcé dans chacune des combinaisons (Figure 8) (Sutherland et Rudy, 1989). Ainsi, dans le cas où les deux motifs sont un carré noir et un carré blanc le rat saura qu’il faut choisir le noir, alors que dans le cas où le carré noir est combiné à un carré rayé il faudra choisir le rayé. Dans cet exemple la perception synthétique permet de lever l’ambiguïté quant à la récompense apportée par les constituants, en attribuant un sens à la combinaison de deux stimuli. En olfaction, il est tout à fait possible que la perception réponde à des règles identiques. Mémoriser une configuration peut permettre d’associer un sens à des stimuli qui, pris séparément, n'ont pas de signification (e. g. ils ont été rencontrés séparément dans d’autres mélanges et dans un autre contexte d’apprentissage).

Figure 8

Schéma du paradigme d’apprentissage et de test utilisé par Sutherland et Rudy (1989). Un stimulus seul ne peut être appris comme ayant un sens puisqu’il est, suivant le contexte, renforcé positivement ou négativement. Un sens ne peut être attribué qu’à la configuration des deux images d’une même ligne. Ainsi dans la combinaison 1, carré noir et carré blanc, le rat ira vers le carré noir. Figure issue de Sutherland et Rudy (1989)

35 La reconnaissance de visage est peut-être la compétence visuelle qui présente le plus de similitudes avec la capacité à traiter et à percevoir les mélanges d’odorants. Les visages sont des objets visuels complexes, de par le nombre d’éléments qui les constituent et la variabilité de leurs qualités. En tant qu’être humain, tous faciès comportant des sourcils, deux yeux, un nez et une bouche nous est signifiant, et ce dès le plus jeune âge (Johnson et Morton, 1991). Il semble donc qu’il y ait une perception visuelle synthétique (qualifiée aussi d'holistique) des visages : un visage est identifié comme tel avant que nous puissions en identifier chaque élément qui le constitue. Toutefois nous sommes capables de discriminer et de mémoriser des centaines de visages. Ainsi, dans une foule, nous pouvons reconnaître un visage connu parmi d'autres visages familiers ou non, et cela de façon quasi-instantanée. De plus, même si certains profils morphologiques paraissent proches, deux visages ne sont jamais totalement semblables. Dans une situation où nous devrons identifier des frères jumeaux, en prenant le temps nous parvenons généralement à les différencier. Pour cela, nous analysons finement le détail de leur visage pour tenter de trouver des indices les discriminant. La reconnaissance des visages implique donc aussi la perception analytique.

Concernant la perception analytique, des études montrent que lorsque des sujets explorent des visages pour tenter d’en extraire les éléments leurs permettant de les distinguer, leur attention n’est focalisée que sur certains éléments situés au centre du visage (yeux, bouche) (Yarbus, 1967). Il n’y aurait, dans ce cas, pas de "balayage total du visage" contrairement à ce qui se passerait, dans le cas d'une perception synthétique (Yarbus, 1967). De plus, l’Homme est capable de reconnaître des individus en n’ayant accès qu’à deux ou trois éléments (par exemple, yeux et sourcils) (Davies et al., 1977; Sadr et al., 2003). Néanmoins, ces points sont discutables, car il pourrait y avoir une perception synthétique du visage basé sur seulement deux ou trois éléments, notamment ceux qui permettent au mieux de discriminer des visages entre eux.

La perception synthétique intervient lorsqu’un visage est perçu en un regard dans son ensemble. La configuration est élaborée à partir des distances séparant certains éléments situés au centre du visage. Lorsque l’image d’un visage est renversée (les yeux en bas) ces relations ne sont plus prises en compte comme habituellement et la reconnaissance du visage en est affectée (Bruce et Humphreys, 1994; Farah et al., 1998; Sergent, 1984 ). Néanmoins, ces caractéristiques de distances permettant de percevoir un visage dans son ensemble – donc

36 liant les éléments- pourraient n’être basées que sur la juxtaposition des distances œil-nez-bouche et pas réellement sur la perception d’une configuration, dans le sens gestaltiste, où les éléments forment un concept unique différent de ses composantes. Une étude met en cependant plus en avant cette perception holistique des visages. Celle-ci est basée sur le cas d’un sujet incapable de reconnaître les visages suite à une lésion cérébrale, un sujet prosopagnosique (Van Belle et al., 2010). Ce sujet ne pouvait se focaliser que sur un élément du visage à la fois et avait donc un champ de perception restreint (Ramon et al., 2010). Ce patient, ainsi que des sujets sains étaient exposés durant 4 s. à un visage qu’ils devaient mémoriser, puis ils devaient désigner entre deux visages, celui qu’ils venaient de mémoriser. Les visages pouvaient soit être entiers (full view), soit tronqués d’un de leurs éléments (central mask), soit ne présenter qu’un élément (central window ; Figure 9). Premièrement, lorsque les sujets sains n’avaient accès qu’à un élément du visage cela affectait fortement leur reconnaissance de ce dernier, ce qui va dans le sens d’une perception synthétique. Deuxièmement, le sujet prosopagnosique faisait beaucoup plus d’erreurs que les sujets sains lors de la tâche en visage entier et en central mask. A contrario, il ne présentait pas de différences avec les sujets sains lors du test basé sur un seul élément du visage. En définitive, la reconnaissance de face, qui est une tâche particulièrement importante notamment chez les primates (cf revue Chittka et Dyer, 2012), chez le mouton (Ferreira et al., 2004) et qui a été également dernièrement révélée chez certaines abeilles (Sheehan et Tibbetts, 2011), est basée essentiellement sur une perception synthétique.

Figure 9

Illustration des différentes conditions de test d’identification des visages, dans l’étude de Van Belle et collaborateurs (2010). La taille de la fenêtre était ajustée pour ne révéler ou ne recouvrir qu’un élément principal du visage à la fois (1 œil, le nez, la bouche).

37 La vision est donc un mode de perception particulièrement intéressant pour comprendre les perceptions analytique et synthétique. Même si la modalité visuelle parait moins subjective en termes d’interprétation que la modalité olfactive, il existe de nombreux parallèles.