Chapitre 1. De la géographie à l’économie : des contributions diverses pour
1.4. La perception des risques de coulées boueuses : comment l’appréhender ?
1.4.1. Définition de la problématique et des hypothèses de travail
Les méthodes utilisées en géographie et en économie peuvent être complémentaires. Sur la
base des travaux antérieurs, nous pouvons justifier d’une approche pluridisciplinaire qui intègre, dans
notre cas, des considérations à la fois spatiales et sociales tout en tenant compte de l’omniprésence
des obligations réglementaires.
Dans le cas spécifique de l’étude des coulées boueuses, les travaux antérieurs ont mis en
avant le fait que les dégâts relatifs à ce risque ne diminuent pas (Heitz, 2004; Guyonnet, 2005;
Moquet, 2005) et cela malgré les actions sur les processus et les préconisations données par les
scientifiques et ingénieurs. Celles-ci concernent bien souvent des actions sur l’aléa et se traduisent
par des mesures préventives (modification de l’organisation des parcelles agricoles et techniques de
travail du sol, aménagement des zones urbanisées) ou curatives (mise en place de systèmes de
protection de type barrages ou bassins de rétention - Chapitre 2). Des points de blocage existent et ils
semblent ne plus être bornés à des considérations « physiques » mais plutôt à des questionnements
relatifs à nos comportements et à notre perception face à ce type de risque. La question qui oriente
notre réflexion se formule de la façon suivante : comment intégrer ces différentes données de
perception dans une démarche globale de gestion des zones risquées ?
Notre problématique est la suivante : la prise en compte des niveaux de perception du risque
par les acteurs concernés apporte des éléments essentiels pour déterminer/modifier leurs
comportements mais aussi pour améliorer les politiques de réduction des risques en insistant sur les
attentes des populations.
Notre postulat est que les degrés de perception des risques sont le fruit d’interactions entre
les facteurssuivants : la proximité de la zone de source du risque, le niveau d’information relatif à ce
risque, le niveau de protection, le sentiment de sécurité face à ce risque et la mémoire du risque. Ce
postulat permet de justifier l’importance d’une étude pluridisciplinaire de la question des risques : les
aspects sociaux mais aussi la prise en compte de la dimension spatiale d’un risque expliquant les
perceptions que nous pouvons en avoir.
Quatre hypothèses seront explorées tout au long de ce travail. Elles s’énoncent de la façon
suivante :
1. la perception du risque varie en fonction de la population considérée, de son implication dans
la gestion des coulées boueuses et des dégâts supportés. Nous pensons que les représentations
« subjectives » des espaces vulnérables mais aussi les utilisations de ces espaces influencent les
attitudes et conduites (en termes de protection ou de prévention face à un risque) des individus, quel
que soit leur niveau d’intervention dans la gestion des risques ;
2. le degré de perception du risque induit une modulation de la vulnérabilité. Les deux éléments
sont ici liés puisque nous essayons de vérifier le fait que les perceptions influent sur la vulnérabilité
des individus (ou leur représentation de leur niveau de vulnérabilité). Il s’agit alors de voir dans quelle
mesure des comportements du type : « Je me sens très vulnérable au risque de coulée boueuse mais
en fait, objectivement, je ne risque absolument rien » interviennent dans la perception du risque
encouru ;
3. la perception des risques est modulée en fonction de la variabilité spatiale de l’aléa.
L’hypothèse est que la proximité de l’aléa, par la détermination de zones « sources », « cibles », de
« transition » et « non concernées » de coulées boueuses, influe sur les degrés de perception du
risque ;
4. l’utilisation d’une enquête de risque contextualisée et menée sur le terrain (field experiment) permet
d’obtenir des données pouvant améliorer les modèles théoriques utilisés en économie
comportementale. Il s’agit de vérifier à quel niveau les jeux de données obtenus par le biais d’un
questionnaire d’enquête ciblé (ici sur les coulées boueuses) fournissent des résultats pour parfaire les
modèles de prise de décision en situation d’incertitude.
1.4.2. Nos objectifs « théoriques » et « opérationnels » à atteindre
Dans le cadre de ce travail de recherche, nous avons rencontré des acteurs intervenant dans
la prévention et la gestion des coulées boueuses afin de saisir la complexité des enjeux, mais aussi la
difficulté d’une gestion collective de ce type de phénomène. Les acteurs participant à la gestion des
coulées boueuses sont nombreux : ils agissent à des échelles territoriales différentes et ont des
marges de manœuvre plus ou moins limitées. Interviennent principalement dans ce cas
5: les
populations, les agriculteurs, les conseillers agricoles, les associations foncières, les municipalités, les
services de l’État (Préfecture, Direction Départementale de l’Agriculture et des Forêts, Direction
Régionale de l’Environnement, etc.), le Conseil Général, le Conseil Régional et des organismes
consulaires (tels que la Chambre d’Agriculture).
À partir des entretiens réalisés auprès de certains de ces acteurs, des travaux menés dans le
cadre du programme GERIHCO
6(dans lequel s’intègre cette thèse) et sur la base d’autres études de
risque, nous avons défini les objectifs théoriques et opérationnels de ce travail de thèse.
L’interdisciplinarité au cœur de notre démarche va permettre d’intégrer différentes approches d’une
même question, celle des risques de catastrophes naturelles et des coulées boueuses
particulièrement, jusque-là menées de front mais sans interaction. Or, il est aujourd’hui bien admis
qu’un champ disciplinaire n’est pas en mesure d’apporter seul des solutions à un problème qui allie à
la fois des considérations physiques, spatiales, socio-économiques, voire psychologiques.
Les objectifs théoriques sont de deux ordres : le premier objectif est lié à une analyse fine
des comportements des populations soumises au risque de coulées boueuses. Dans ce but, la mise
en place d’une méthodologie d’enquête a constitué une part importante du travail. Nous avons élaboré
le questionnaire mais aussi les modalités de passation et le plan d’échantillonnage. Notre but étant
aussi de pouvoir utiliser ces méthodes en d’autres lieux et pour d’autres risques, nous avons fait en
sorte que notre méthodologie soit la plus abordable et transposable possible.
Le deuxième objectif théorique est de pouvoir apporter des pistes de réflexion sur
l’amélioration des modèles économiques du comportement par l’intégration de données obtenues
grâce à des méthodes géographiques. L’apport de connaissances théoriques en économie permet de
5
Le détail des interactions entre tous ces acteurs sera présenté Chapitre 2, § 2.3.2.
6
GERIHCO (Gestion des Risques et Histoire des Coulées boueuses). Programme interdisciplinaire associant des économistes, des géographes, des sociologues, des agronomes et des juristes. Financement : Agence de l’Eau Rhin-Meuse. Coordination : Rozan A. (ENGEES, Strasbourg).
pointer les facteurs à prendre en compte dans la compréhension des comportements en situation
risquée. Il n’est pas question ici de déterminer un modèle économique de comportements mais plutôt
d’identifier les principaux apports d’une approche géographique à de telles méthodes. L’objectif est de
mettre en parallèle des méthodes géographiques et une adaptation à des modèles
économiques et de proposer d’éventuelles améliorations à apporter dans cette démarche. Dans cette
optique, nous avons construit nos questionnaires en suivant des méthodes et démarches de travail
issues de postulats économiques.
D’un point de vue appliqué, les résultats permettent d’appréhender et de gérer différemment
les situations à risques. La prise en compte de nos degrés de perception des risques améliore la
mise en place de campagnes de prévention des risques efficaces. La compréhension des processus
à la base des coulées boueuses à un impact sur les choix de mesures de protection, ces dernières
n’étant pas uniquement liées à la construction d’ouvrages de protection techniques. La prévention
peut aussi permettre une diminution de la vulnérabilité des populations, mais il est primordial que les
messages diffusés soient compris. La prise en compte de la perception que les individus peuvent
avoir d’une situation risquée bénéficie à la bonne compréhension des informations. Cette
connaissance permet aussi de soulever de nouvelles interrogations quant à la légitimité des
instances en charge de diffuser des messages d’alerte et de prévention. Les populations ne pensent
pas pouvoir avoir des actions bénéfiques face au risque, alors que de simples modifications de leurs
comportements et de leurs perceptions des risques pourraient être positives pour la diminution des
dommages.
Le deuxième objectif « opérationnel » se situe dans la détermination d’une cartographie
comparative des variations de perception des risques et des situations de risque « réel ». Nous nous
sommes appliquée à déterminer le plus précisément possible les facteurs à prendre en compte dans
la caractérisation des niveaux de perception, à partir des questionnaires d’enquête et du paradigme
psychométrique. La détermination des indices de perception et de comportements annoncés en cas
de catastrophe se fonde sur des approches géographiques et est issue de théories utilisées en
économie comportementale. La méthode déterminée est appliquée à toutes les communes
échantillonnées et offre la possibilité d’avoir une illustration des différences entre les zones où les
populations se sentent vulnérables, les comportements adoptés et les zones où les risques sont
avérés. Cette cartographie a pour but premier de servir d’aide à la localisation des zones où les
distorsions entre risque avéré et perception sont les plus importantes. Pour que les actions
individuelles ou collectives de réduction des dégâts dus aux coulées boueuses soient efficaces, les
messages de prévention et d’information doivent être prioritairement diffusés dans ces zones. Notre
cartographie doit pouvoir répondre à l’attente des décideurs locaux et des populations concernées
quant aux mesures de protection à prendre.
Conclusion
Le risque est une combinaison entre l’aléa et la vulnérabilité. Nous avons pu noter que la
géographie des risques ne s’arrête pas à la considération de ces deux éléments. Les variations
spatiales et temporelles qui régissent les milieux dans lesquels les risques sont avérés sont
pleinement intégrées à leurs études. Ainsi, pour une connaissance approfondie du risque, une
analyse des aspects qui y sont associés s’avère nécessaire. Cette analyse permet non seulement de
comprendre la cohérence de gestion des espaces soumis au risque mais aussi d’identifier les
manques en termes de prévention. Pour cela, les éléments associés au risque doivent être pris en
compte, soit :
- les aspects législatifs et réglementaires qui associent des mesures sur l’aléa et la vulnérabilité
dans les politiques de diminution des dommages ;
- les aspects spatiaux qui permettent de contextualiser les enjeux par rapport à un environnement
aussi bien « physique » (topographique) que socio-économique ;
- les aspects sociaux qui considèrent les réseaux entre acteurs mais aussi les représentations des
risques par les individus concernés.
Les études sur les risques analysent en parallèle ces différents éléments dans le but de
diminuer efficacement les dommages supportés et préconiser les mesures conjointes sur l’aléa et la
vulnérabilité.
Notre analyse des risques s’oriente d’ailleurs autour de la prise en compte de la vulnérabilité
dans les mesures de diminution des risques. Nous avons pu constater que la vulnérabilité intègre de
nombreux facteurs (sociaux, économiques, etc.) mais que bien souvent l’entrée par la perception des
risques n’apparaît qu’en filigrane dans les études sur les risques. Pourtant, les applications de la
perception des risques dans le domaine des risques naturels se reflètent dans le besoin d’une
connaissance de l’importance attribuée aux questions environnementales par les populations. Les
grandes enquêtes publiques vont d’ailleurs dans ce sens : par exemple, les Agences de l’Eau ont
initié une enquête sur les perceptions des Français de la qualité de l’eau (2009). Il s’agissait d’obtenir
des données de perception pour pouvoir ajuster les politiques de gestion des eaux superficielles et
souterraines (en termes de coûts supportés par les individus pour préserver la qualité de l’eau).
Nous avons choisi d’utiliser la perception du risque pour appréhender les attitudes et
représentations du risque de coulées boueuses et pour comprendre comment les individus soumis à
ce risque se comportent en cas de catastrophe. L’approche par le biais de la perception permet, en
outre, d’associer des approches géographiques et économiques. Il est nécessaire de rappeler ici
quelques avantages à l’utilisation de méthodes économiques pour un objet purement
géographique :
- elles permettent d’identifier les facteurs pris en compte dans la transformation des probabilités.
Dans un contexte soumis au risque, la probabilité d’une catastrophe n’est pas toujours connue ou
dans le cas contraire, les individus peuvent transformer cette probabilité en fonction de leur propre
perception de ce risque ;
- elles permettent de compléter les analyses des enquêtes de terrain en géographie par des
conclusions émises en économie que ce soit pour les questions de gouvernance, de confiance et
de légitimité dans la gestion des risques ;
- elles permettent de fournir des données contextualisées et de terrain utilisables dans les modèles
de comportements. À terme ces données peuvent être utilisées dans des analyses de
coûts-bénéfices des mesures de prévention ou de consentements à payer.
Les objectifs de notre travail sont doubles, à la fois théoriques : parvenir à une connaissance
des comportements et l’identification des facteurs influençant la perception des risques ; et
opérationnels : utiliser certains résultats issus de ce travail pour une spatialisation des perceptions
dans le but d’améliorer les campagnes de prévention.
Afin d’illustrer notre propos, les coulées boueuses ont été choisies comme objet d’étude. Elles
offrent l’avantage de pouvoir être étudiées à petite échelle (la commune) sans pour autant souffrir
d’une simplicité de gestion pré et post-catastrophe (les mesures de protection et de prévention sont
nombreuses) ni d’une uniformité d’acteurs interagissant dans les problématiques de gouvernance des
milieux soumis à ce risque. De plus, la complexité des processus à la base de leur formation induit
une appréhension et une compréhension spatiale de l’aléa.
Chapitre 2. Comprendre l’aléa « coulée boueuse » et la gestion du
Dans le document
La perception du risque de coulées boueuses : analyse sociogéographique et apports à l'économie comportementale
(Page 53-58)