• Aucun résultat trouvé

Les élites fribourgeoises face à la procréation Perceptions de l'époque, discours et pratiques politiques

1. Perception contemporaine des phénomènes démographiques : la vision des experts fédéraux

Avec quel outillage mental et quels concepts, les hommes po­ litiques perçoivent-ils les phénomènes démographiques, en particu­ lier les naissances et décès d'enfants? Ils sont bien sûrs tributaires du savoir statistique de leur temps, mais leur perception est aussi

mo-·,·

Les élites fribourgeoises face à la procréation 247

dulée par leurs préoccupations, leurs idéologies. Tous ces éléments orientent leurs questions vers certains sujets plutôt que d'autres, sus­ citent le développement d'outils statistiques pour y répondre et la mise en place de structures administratives pour recueillir des don­ nées. Nous avons donc analysé les productions statistiques de l'épo­ que, aux niveaux cantonal et fédéral, puisque ce dernier impose pro­ gressivement ses critères. Ces documents ne nous intéressent pas tant du point de vue de leurs résultats, mais plutôt des catégorisations uti­ lisées, des aspects de la réalité soulignés ou occultés, des explications et commentaires avancés.

Au cours du XIXe siècle, la statistique démographique se trouve intégrée aux appareils d'Etat. Développées par diverses disci­ plines scientifiques, surtout les sciences économiques, les méthodes quantitatives sont régulièrement sollicitées pour appréhender une problématique et légitimer une politique. C'est ainsi que l'année 1860, début de notre période, est aussi celle de la fondation du Bu­ reau fédéral de la statistique (BFS) et d'une loi fédérale instaurant la répétition décennale des recensements fédéraux (Busset 1993). Nous nous contenterons ici d'observer comment sont rapportées les nais­ sances et décès d'enfants dans les publications de ce bureau.

Un premier examen permet de constater que la fécondité n'intéresse guère les statisticiens fédéraux jusqu'à la fin du XIXe

siècle. Les mesures utilisées ne permettent d'ailleurs pas d'en rendre compte. Le recensement fédéral de 1860 et la première publication sur le mouvement naturel de la population (s. l) donnent le nombre de naissances en chiffres absolus, sans le rapporter à la population totale pour calculer un taux de natalité. Ils ne mesurent même pas l'excédent des naissances sur les décès, comme le fait le bureau cantonal vaudois de la statistique en 1863, dans sa première publica­ tion sur la population (s.2). Les premiers taux de natalité apparaissent dans une publication de 1872, mais les différences entre cantons ne suscitent aucune remarque ou questionnement. Enfin, aucune mesure de fécondité n'est donnée avant la fin du siècle, alors que des calculs de ce type sont connus au niveau européen (Le Bras 1991 : 94-95).

La préoccupation principale de ces publications fédérales n'est pas la natalité ou fécondité, mais plutôt la nuptialité et l'émigration, deux indicateurs de la prospérité nationale, ou encore la mortalité, en particulier la mortalité infantile. Cette dernière suscite des

remar-248 ANNE-FRANÇOISE PRAZ

ques, des comparaisons, des calculs précis. La mortalité infantile constitue en effet la négation des principes économiques dont sont imprégnés ces textes, qui évoquent la prospérité nationale en termes de capital, d'investissement, de prévoyance, de forces productives:

« ( ... ) une forte mortalité détruit toujours tout le capital employé à

l'éducation de la partie décédée de la population ( ... ) par conséquent un pays, offrant moins de naissances mais aussi proportionnellement moins de décès, économise de prime abord une grande dépense de

capital, qui peut être appliqué à l'industrie et augmenter ainsi la

prospérité publique» (s.l : préface IV).

Au nom de ces principes d'économie, du souci d'éviter le gas­ pillage des ressources, les publications du BFS font alors l'apologie d'une fécondité modérée, signe de civilisation et garante de prospé­ rité. Les termes utilisés (moralité, contrainte morale), montrent que les auteurs se rallient aux idées malthusiennes de limitation de la descendance par la réduction de la fréquence des rapports sexuels

« (la statistique) combat de tout son pouvoir les préjugés ridicules qui existent encore au sujet de l'augmentation de la population, et prouve que plus la civilisation et conséquemment la moralité d'un peuple augmentent, plus les sources productives augmentent aussi et plus les rapports sexuels sont bien réglés » (s.3 : préface 1).

Au contraire, une forte fécondité est synonyme d' impré­ voyance, elle se conjugue avec la misère, et entraîne fatalement une mortalité infantile élevée

« Au nombre des influences aggravantes de la mortalité enfantine d'un pays se place tout d'abord une natalité élevée( ... ) une natalité élevée est sans doute aussi plus considérable que ne le permettent la santé de la mère ou les ressources de la famille: cet excès de fé­ condité doit être interprété comme le résultat de l'intempérance, comme un témoignage d'imprévoyance et de misère» (s.13: 111-112).

Entre ces publications du XIXe siècle et celles du début du

xx

e

,

les visions du BFS relative à la fécondité vont changer radica­ lement. La fécondité modérée, signe de civilisation, de moralité, de travail et de bien-être, sera ensuite associée à la décadence, la débau­ che, la paresse et le déclin économique. Et la forte fécondité, syno­ nyme au XIXe siècle d'imprévoyance, de dérèglement des sens et de

Les élites fribourgeoises face à la procréation 249

paupérisme, se trouvera glorifiée comme signe d'amour du travail, de vie saine et simple, de prospérité nationale. Cet incroyable bascu­ lement s'effectue à la faveur de deux facteurs : le constat d'une baisse de la fécondité d'une part, la conjoncture politique d'autre part, avec la faveur croissante d'une vision organiciste de la société, ou les volontés individuelles en matière de reproduction s'effacent au profit de nécessités collectives. Trois publications du BFS, en 1897, 1911 et 1921 opèrent ce glissement.

Le premier texte (s.4) établit le constat d'une baisse régulière des naissances depuis 1876 et s'interroge sur une double causalité, relevant l'une de la volonté individuelle, l'autre de la biologie: « l'influence de la contrainte morale » serait-elle « entrée dans les moeurs de notre population », ou alors, la « faculté naturelle de pro­ création » aurait-elle subi un « affaiblissement involontaire »? Le texte refuse de trancher entre ces deux hypothèses, et surtout il refuse de croire à une baisse de la fécondité, développant toute une dé­ monstration pour attribuer le recul des naissances à de simples effets statistiques qualifiés de « naturels » : recul des mariages, celui-ci étant dû à la composition de la population en âge de se marier mar­ quée par les crises des générations précédentes, etc ... Cette démons­ tration conduit à admettre l'insuffisance des mesures usuelles (taux de natalité), qui ne permettent pas d'expliquer cet effet « énigma­ tique» d'une diminution des naissances pour un nombre stable de mariages.

C'est alors qu'apparaît pour la première fois un taux de fé­ condité générale (nombre d'enfants nés pour mille femmes en âge de concevoir) et un taux de fécondité « conjugale » (sur les seules fem­ mes mariées). Cette dernière mesure correspond bien à l'évolution des naissances, mais les statisticiens fédéraux ne sont pas satisfaits de leur nouvel outil. A leurs yeux, une mesure idéale de la fécondité devrait se baser sur les hommes, et non sur les femmes. Les premiers ne sont-ils pas chefs de famille, et n'est-il pas surtout important de connaître la charge d'enfants par famille, car « non seulement ces enfants sont procréés et voient le jour, mais il faut ensuite les n()urrir, les élever, les éduquer»? Les auteurs se détachent donc d'une me­ sure de la fécondité jugée trop biologique, et d'ailleurs utilisée à l'époque pour les animaux d'élevage, lui préférant une mesure qu'ils considèrent mieux adaptée à la fécondité humaine, où les aspects

250 ANNE-FRANÇOISE PRAZ

sociaux et économiques, notamment le mariage et le coût des en­ fants, doivent être pris en compte. La mesure idéale de fécondité serait ainsi le quotient du nombre d'enfants par le nombre de pre­ miers mariages d'un célibataire (car le remariage d'un même homme ne constitue pas une nouvelle famille). Et l'on tente, sur plusieurs pages, d'approcher cette mesure idéale. On notera avec intérêt que la mesure de la fécondité par la seule fécondité des femmes, qui domi­ nera la démographie durant tout le

xx

e siècle, fut récemment remise

en question par des recherches démontrant la pertinence d'une ana­ lyse parallèle des fécondités masculine et féminine et de leurs déca­ lages, significatifs de certains changements sociaux (Gautier 2000).

Le texte de 1911 (s.5) ne manifeste plus les mêmes réticences.

Le constat d'une baisse de la fécondité est posé d'emblée et, comme « le taux de natalité ne donne qu'une image imparfaite de la vertu prolifique d'un peuple», il convient de décomposer ce résultat. ..

« ( ... ) en ses éléments naturels, et de ne considérer que la relation du nombre de naissances à celui des femmes en âge de fécondité, ma­ riées ou non mariées » (s.5 : 10).

Le taux de fécondité, qualifié de « naturel», apparaît donc comme la mesure la plus pertinente. Quant à expliquer le fait que les mariages soient « devenus plus pauvres en enfants », les auteurs s'estiment incapables de trancher entre la double causalité déjà évo­ quée en 1897, soit « une stérilité masculine ou féminine plus étendue qu'autrefois, soit la tendance à ne pas accroître la famille». Mais que penser justement de cette « tendance »? Le texte propose un juge­ ment ambigu. Dans les premières pages, il salue la volonté indivi­ duelle - et masculine! - de contrôle de la fécondité, assimilée à la continence, à des relations sexuelles conjugales « plus réfléchies et plus disciplinées »

«( ... ) l'homme ne s'adonne pas avec légèreté au rôle de la procréa­ tion et ( ... ) ne se laisse pas dominer par ses instincts naturels, ( ... ) sous l'influence de circonstances extérieures, il sait se soumettre plus ou moins aux règles de la continence. Dans les temps de prospérité économique, la natalité légitime augmente, dans les années de crise, elle diminue» (s.5 : 12).

Mais ensuite, ce même contrôle de la fécondité est déploré, puisque les analyses annoncées sont motivées par le besoin de ...

Les élites fribourgeoises face à la procréation 251 « connaître plus exactement les causes capables de provoquer une plus grande fécondité légitime et de favoriser ainsi l'accroissement des naissances » (s.5 : 17).

Parmi ces causes, le texte n'évoque aucunement les motiva­ tions volontaires des couples encore présentes dans le texte de 1897, soit économiques comme le coût des enfants, soit religieuses comme les interdits catholiques relatifs à la « stérilité volontaire ». L'auteur met en rapport les taux de fécondité avec divers critères (confession, occupation économique dominante, langue et ethnie, proportion d'étrangers dans la population, urbanisation), sans élaborer aucune hypothèse. Mais il glisse des expressions présentant la fécondité comme une force vitale mystérieuse, propre à un groupe. Ainsi, le taux de fécondité permet de mesurer « la vertu prolifique d'un peu­ ple», ou la vie urbaine « paralyse la propagation de l'espèce hu­ maine».

En 1921, le directeur du BFS signe le premier article sur la baisse de la fécondité paru dans le Journal suisse de statistique (s.6).

Le texte consacre cette vision de la fécondité comme qualité collec­ tive. Un raccourci historique édifiant présente la forte fécondité comme un indicateur de « la vitalité et la prospérité d'un peuple», de son «ambition», de sa moralité. Au contraire,

« ( ... ) les peuples décadents se faisaient remarquer par la paresse, le luxe, la débauche et l'asservissement qui détruisaient le sentiment de la famille et la recherche de son accroissement» (s.6 : 298).

Dans le contexte suisse de 1921, la baisse de la fécondité, qualifiée de « déplorable », de « déchéance de la race », est attribuée à la « civilisation », tout spécialement « le confort, l'enrichissement, le luxe, la diminution du travail, les salaires élevés ». Les motiva­ tions volontaires de limitation des naissances, autrefois légitimées par la prévoyance et le souci d'éducation des enfants, sont négative­ ment connotées, comme « l'ambition de voir ses enfants s'élever dans une classe sociale supérieure». Dans l'intérêt « d'une popula­ tion saine et prospère », le directeur du BFS prône le retour à « plus de simplicité et à une production plus grande en augmentant la durée du travail ». Cette vision intègre certaines théories populationnistes de l'époque (Leroy-Beaulieu, Dumont), que nous ne pouvons déve­ lopper ici. On se contentera de noter que, au nom de l'intérêt

supé-252 ANNE-FRANÇOISE PRAZ

rieur du collectif « population », les motivations individuelles sont discréditées, les progrès intellectuels et économiques sujets de mé­ fiance.