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La pensée de la division hégélienne dans les écrits théologiques de jeunesse

3. La nuit de la Differenzschrift : l’entendement comme pensée de la désunion

3.3 La pensée de la division hégélienne dans les écrits théologiques de jeunesse

La thématisation de la désunion présentée dans la Differenzschrift n’a pas vraiment suscité l’attention des commentateurs sur son éventuel lien avec le scepticisme. L’une des rares exceptions à cette règle est celle de H. S. Harris qui a remarqué que l’opposition entre la désunion et le principe d’identité est la base structurelle de tout l’édifice métaphysique que Hegel tente de construire à cette époque, opposition que l’on peut retrouver également dans Foi et savoir, la Logique de Iéna et l’article de 1802.180 Selon Harris, Hegel tenterait à Iéna d’ériger une philosophie de l’identité

qui exprimerait l’Absolu comme le modèle originaire (Urbild) de la réalité, laquelle doit bannir le

177 Harris, H. S., Hegel’s Development: Night Thoughts (Jena 1801-1806), Clarendon Press, Oxford, 1983, p. 59 : « A

dogmatic philosophy is one that employs reflective categories quite naïvely for its own speculative formulation. It takes one side of a reflective antithesis, and gives to it the infinite authority of the “pure” concept. »

178 Differenzschrift, p. 113.

179 Ibid., p. 112. Traduction légèrement modifiée.

180 Harris, H. S., op. cit., p. 59-62. Harris souligne à très juste titre que l’opposition entre le principe d’identité et la

désunion est ultimement réductible à l’opposition entre l’Absolu et la nature, donc entre l’Un et la multiplicité des formes de vie.

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spectre d’un scepticisme parfait ou radical.181 Néanmoins, un certain consensus s’est dégagé pour

conférer un rôle significatif au lexique de l’opposition dans les œuvres théologiques de jeunesse sur la thématisation du scepticisme développée par Hegel, lexique dont nous estimons que la désunion n’échappe pas. Selon Italo Tesla, Hegel aurait fondé sa conception du scepticisme avant tout sur des considérations religieuses, lesquelles se seraient par la suite développées en une critique de la positivité des penseurs de l’Aufklärung.182 Cette transition d’un scepticisme religieux

vers un scepticisme épistémique se serait opérée dans les écrits de la période de Francfort, plus particulièrement dans les fameux fragments Foi et être et Fragment du système où figure les premières mentions de Hegel à un acte d’opposition originaire.183 Ce jugement est également

confirmé par Dietmar H. Heidemann qui souligne l’omniprésence des termes « antinomie » et « opposition » dans ces deux fragments.184 D’ailleurs, le Fragment du système offre un parallèle

assez frappant avec la Differenzschrift. Non seulement nous y trouvons la fameuse mention que « la vie est la liaison et de la liaison et de non-liaison »,185 c’est-à-dire que la vie doit réconcilier

les termes opposés dans une unité réfléchie, de la même manière que l’Absolu effectue l’identité de l’identité et de la non-identité, mais il est déjà spécifié que l’entendement est responsable de la fixation des oppositions en « quelque chose de posé » et qu’il nous plonge dans une « dérive chancelante qui ne connaît aucun point de repos » (Fortgetriebenwerden ohne Ruhepunkt).186

Aussi saisissant soit-il, le parallèle ne peut cependant pas être poussé trop loin. À l’époque de Francfort, Hegel est encore convaincu du caractère insurmontable des oppositions ; l’Absolu ne peut pas être appréhendé par un acte cognitif rationnel, car les oppositions ne peuvent être surmontées que par un acte de foi. Cette préséance de la foi sur la connaissance rationnelle est explicitement affirmée dans le Fragment du système où Hegel déclare que « la philosophie doit nécessairement cesser quand la religion commence »187, mais également dans l’incipit de Foi et

être : « La Foi est la manière dont l’unité, grâce à quoi une antinomie est unifiée, est présent dans

181 Ibid. Harris maintient que Hegel adopterait une posture radicalement anti-sceptique, car un scepticisme parfait ou

conséquent anéantirait la possibilité de toute connaissance philosophique authentique. En fait, Harris vise surtout l’attitude de Hegel à l’endroit de Fichte et de Jacobi, mais il ne va pas jusqu’à nier la présence de tout scepticisme au sein du système hégélien.

182 Tesla, I., Scepticisme et dialectique des Lumières chez le jeune Hegel in Charles S. et Smith P.J., Scepticism in the Eighteenth Century: Enlightenment, Lumières, Aufklärung, 2013, p. 282-283.

183 Ibid., p. 295-296.

184 Heidemann, D.H., Hegel on Scepticism in Bulletin of the Hegel Society of Great Britain, no 63, 2011, p. 82-83. 185 Fragment du système in Premiers Écrits (Francfort 1797-1800), trad. O. Depré, Paris, Vrin, 1997, p. 372 [G.S. 93] 186 Ibid. Traduction légèrement modifiée.

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notre représentation. »188 Pour sa part, Micheal N. Forster ne mentionne pas les écrits théologiques

de jeunesse, mais avance que Hegel aurait été fortement influencé par la thématisation hölderlinienne de la division originaire (Ur-teilung) pour sa thématisation du scepticisme, notamment dans sa Philosophie de l’histoire et dans la Phénoménologie.189 Si Forster a raison de

mettre en évidence la parenté entre la conception hégélienne de l’opposition et celle de Hölderlin, nous considérons que celle-ci s’applique difficilement pour les écrits de maturité, Hegel prenant volontairement ses distances par rapport à ses deux anciens camarades du Stift. Toutefois, comme le souligne Olivier Depré, l’influence de Hölderlin sur Hegel à Francfort est indéniable, ne serait- ce que pour la similitude des fragments Foi et être et Fragment du système avec l’essai d’Hölderlin Jugement et être.190 Quoi qu’il en soit, notre intention était seulement de souligner que le concept

de « désunion » présenté dans la Differenzschrift s’inscrit dans une thématisation de l’opposition déjà explorée par Hegel à Francfort dans laquelle l’entendement est désigné à la fois comme la source de la fixation de la pensée et de l’inquiétude de la pensée, thèse que nous avons déjà soulignée dans notre analyse de l’article de 1802. Pour terminer, nous voulons souligner brièvement que la métaphore de la nuit, utilisée pour exprimer le versant négatif de l’Absolu, aura un certain écho dans les ébauches préliminaires de la Phénoménologie et plus particulièrement dans La philosophie de l’esprit de 1805 où l’inquiétude existentielle de l’être humain est comparée à la nuit : « L’homme est cette nuit, ce néant vide qui contient tout dans la simplicité de cette nuit […] C’est une nuit qu’on découvre lorsqu’on regarde un homme dans les yeux – on plonge son regard dans une nuit qui devient effroyable. »191