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4. Foi et savoir : subjectivité et contradiction

4.1 La désunion comme principe de la subjectivité

Que veut bien pouvoir dire Hegel lorsqu’il désigne la désunion comme un principe climatique et en quoi cette mention peut-elle bien avoir un rôle sur l’élaboration de son concept de scepticisme ? Harris soulève bien le caractère assez inusité, voire anormal, de cette remarque ; Hegel semblerait admettre implicitement, du moins dans la Differenzschrift, une forme de climato- déterminisme culturel, mais rien ne permettrait d’affirmer ou d’infirmer que tel est bien le cas.194

Il est vrai, Hegel accompagne cette remarque sur le climat de considérations sur le développement culturel, mais surtout sur le potentiel durcissement d’une culture en sclérose, laquelle peut prendre soit la forme de la superstition, soit d’un jeu divertissant.195 Quoi qu’il en soit, nous considérons

que Hegel élabore davantage un diagnostic sur l’état de la philosophie en Allemagne à son époque et que cette remarque ne peut avoir de sens qu’en la comparant avec les remarques liminaires sur la philosophie de la subjectivité dans Foi et savoir.

Au fur et à mesure de notre étude, nous avons souvent rencontré l’expression « philosophie de la subjectivité », mais sans trop nous y attarder. À première vue, cette épithète peut sembler péjorative – et elle l’est en grande partie – car Hegel la mobilise surtout à des fins critiques. Mais

192 Differenzschrift, p. 113. 193 Ibid., p. 124.

194 Harris, H. S., op. cit., p. 282-283. Harris maintient que l’on pourrait admettre un climato-déterminisme chez Hegel

seulement dans la mesure où il est lui-même un partisan de l’idée aristotélicienne de l’éternité du monde. Sur le climato-déterminisme aristotélicien, voir Les politiques, VII, 7, 1327b19-1328a-20.

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que peut bien signifier pour Hegel qu’une philosophie soit subjective ? Disons que cet énoncé est à la fois descriptif et normatif. Dans Foi et savoir, cette expression regroupe surtout les philosophies respectives de Kant, Jacobi et Fichte, mais elle dépasse le cadre de ces penseurs. Comme le souligne Alexis Philonenko dans l’introduction de sa traduction, « Hegel expose en effet les principaux obstacles à l’instauration d’une véritable philosophie spéculative »196 dans ce

texte, lequel s’initie sur la dérive de la culture allemande par sa reconduction de l’ancien débat entre la raison et la foi. Pour le dire simplement, c’est des penseurs de l’Aufklärung dont il est question et Hegel leur adresse un reproche irrévocable. L’Aufklärung sortit victorieuse de ce débat et bien que son but fût d’affirmer l’autonomie de la philosophie par rapport à la religion, celle-ci ne put s’établir que par une opposition absolue à la foi, considérée comme la plus grande expression de la positivité.197 Au lieu de s’en émanciper, la raison s’est à nouveau trouvée comme

la servante de la foi, car la démarche de l’Aufklärung est essentiellement négative. Bien qu’ils aient été les premiers à prendre conscience du pouvoir intrinsèque de la négativité, les Aufklärer non pas su la dépasser dans une nouvelle positivité :

[C]e fait qui autrefois valait pour la mort de la philosophie, je veux dire que la raison dût

renoncer à son existence dans l’Absolu, s’en exclure entièrement et ne se rapporter à lui que négativement, devint ainsi le point suprême de la philosophie, et c’est cette prise de conscience de cela que le néant de l’Aufklärung devint système.198

Au lieu de reconnaître à la raison un pouvoir positif permettant de réconcilier foi et savoir, l’Aufklärung n’y a vu qu’un pouvoir intrinsèquement négatif ; ils ont remplacé la raison par l’entendement lui-même et l’ont érigé en Absolu, ce qui était précisément le danger perçu par Hegel au sujet de la désunion. Si la désunion est un principe climatique de l’Occident du Nord, c’est parce qu’elle représente le firmament d’un moment culturel et philosophique qui culmine vers une opposition radicale entre le savoir d’une part, entendu comme le savoir purement négatif de l’entendement, et la foi d’autre part, entendu comme la positivité intrinsèque à la religion. Néanmoins, la philosophie de la subjectivité n’est pas seulement réductible à l’Aufklärung et à ses héritiers, mais à toutes philosophies qui s’enracine dans « la subjectivité en laquelle beauté et vérité

196 Philonenko A., Introduction de Foi et savoir, Vrin, Paris, 1988, p. 9. 197 FS, p. 91-92.

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se donnent dans des sentiments et des intentions, dans l’amour et l’entendement. »199 Par

« philosophie de la subjectivité », il faut donc entendre « philosophie de l’entendement ou de la réflexion », mais surtout « philosophie de l’opposition », et en ce sens, elle comprend aussi bien l’idéalisme/rationalisme que le dogmatisme/réalisme/empirisme.200 Si nous juxtaposons les

considérations de la Differenzschrift et de Foi et savoir, nous comprenons alors pourquoi le sceptique, s’il observe un décalage entre les points de vue du dogmatique et de l’idéaliste, considère qu’ils sont une seule et même chose ; ces deux attitudes cognitives prennent pour origine l’opposition érigée par la désunion en absolutisant l’entendement.

De cette philosophie de la subjectivité ou de l’opposition, Hegel dira que les trois plus grands représentants sont Kant, Jacobi et Fichte, lesquels auraient pour principe fondamental commun « celui de l’absoluité de la finitude et de l’opposition entre finitude et infinitude, réalité et idéalité, sensible et supra-sensible qui en découle. »201 Nous ne procéderons pas à l’analyse

détaillée de Foi et savoir ni à celle des inconséquences que Hegel décèle dans ces trois philosophies. Cela dépasserait tout simplement le propos de l’étude en vigueur. Néanmoins, comme nous l’avons mentionné plus tôt, nous voulons nous arrêter un moment sur l’analyse du terme « d’antinomie » présentée par Hegel.