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5. De l’infinité empirique vers la mauvaise infinité : la logique d’entendement comme logique de

5.1 L’infinité empirique comme régression à l’infini

Hegel décortique la notion « d’infinité » dans Foi et savoir à l’occasion d’une discussion serrée avec Jacobi sur l’œuvre de Spinoza. En effet, le jeune Hegel reproche à Jacobi de confondre chez le penseur néerlandais « l’infinité de l’entendement » et « l’infinité de l’imagination ».228

Selon Hegel, l’infinité de l’entendement correspondrait chez Spinoza à l’infinité de la Substance ou à l’intuition intellectuelle, c’est-à-dire à l’acte par lequel le divin s’intellige lui-même directement, sans intermédiaire, et par lequel il obtient une connaissance des modes à travers lesquels il s’exprime. Hegel dira de cette infinité qu’elle est « un authentique concept absolu, égal à soi, indivisible et vrai » et « en laquelle rien n’est nié ni déterminé ».229 En bref, il s’agit de la

véritable infinité. Quant à l’infinité de l’imagination, elle correspondrait à un usage de la réflexion où il est fait abstraction de la Substance et où « le fini est d’abord posé et en partie nié ».230 Plus

encore, l’imagination, en niant la finitude, introduit une opposition au sein même de la Substance ou du divin en mettant d’un côté le fini et de l’autre l’infini. Pour le dire clairement, l’infinité de l’imagination ne correspond à nul autre qu’à l’infinité empirique : « Cette négation, qui demeure ce qu’elle est, rendue positive grâce à l’imagination, fournit l’infini empirique – c’est-à-dire une contradiction insoluble. »231

Cela dit, deux choses doivent impérativement être mises au clair pour la suite de notre développement. D’abord, nous ne devons pas nous laisser confondre par l’usage de la terminologie spinozienne au péril de commettre un grave contresens. Le concept « d’infinité d’entendement » ou de « véritable infini » ne correspond pas pour Hegel à un acte de l’entendement, mais bel et bien un acte rationnel. Seule la raison est capable de surmonter les oppositions et de les concilier

228 FS, p. 138. 229 Ibid. 230 Ibid. 231 Ibid., p. 139.

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en s’abstenant d’émettre sur elle un jugement déterminé, car elle les considère comme un tout organique, c’est-à-dire en une unité indissociable. La raison est la sphère la plus élevée de notre conscience, et à ce titre, elle est la seule capable d’avoir une cognition de l’Absolu. De la même manière, il faut comprendre en réalité « l’infinité de l’imagination » ou « l’infinité empirique » comme un acte procédant de l’entendement lui-même, ce qui peut être attesté par au moins trois éléments : 1) l’utilisation du vocabulaire de l’opposition et de la finitude, 2) ce type d’infinité est qualifié à la fois d’abstraction et de « raison pure kantienne », c’est-à-dire une unité strictement formelle et vide de tout contenu, et 3) ce type d’infinité procède d’un acte de réflexion, terme qui désigne systématiquement pour Hegel l’activité propre à l’entendement. Ensuite, il faut expliciter en quoi l’infinité empirique est une régression à l’infini. Certes, l’infinité empirique relève de l’expérience sensible et établit une opposition au sein de la finitude, mais cela ne nous dit pas en quoi consiste cette infinité. Pour clarifier la situation, il nous revenir sur l’affirmation que l’infinité empirique pose le fini et le nie en partie. Dire que l’infinité empirique est une négation partielle, c’est dire qu’elle est une série mathématique ; un processus de négations successives qui se produit dans l’ordre du temps. Or, la véritable infinité n’est pas un moment temporel, mais un acte intuitif qui se produit sans médiation, car elle correspond à l’activité de la pensée elle-même. À l’inverse, l’infinité empirique n’est pas un processus cognitif, mais le résultat ou le produit de la négation dans la réalité phénoménale ; il ne s’agit pas l’acte négateur de l’entendement lui-même, mais de la conséquence qu’il produit sur la réalité. Lorsqu’il nie un objet empirique pour l’abstraire sous un concept, l’entendement l’op-pose à la réalité ; d’un côté, il pose ou détermine que l’expérience est constituée d’objets finis, et de l’autre, que le concept doit en être exclu, mais il ne fait que nier un objet parmi tant d’autres et non l’expérience dans sa totalité. L’infinité empirique se produit parce que l’entendement doit répéter inlassablement cette opération ; les objets empiriques ne sont pas niés ensemble, pris dans un tout, mais les uns après les autres. Il ne s’agit donc pas d’une infinité en acte, d’une infinité déjà opérante et accomplie, mais d’une infinité toujours en train de s’effectuer sans possibilité de résolution.

Avant de passer à la dernière étape de notre analyse, nous devons mentionner une certaine difficulté du texte. Jusqu’à présent, Hegel semble opposer seulement deux formes d’infinité dans Foi et savoir : la véritable infinité et l’infinité empirique. Toutefois, Hegel offre un peu plus loin un tableau récapitulatif des différents types d’infinité, et comme le souligne Alexis Philonenko

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dans l’introduction de sa traduction, quel est leur nombre.232 Si la véritable infinité est clairement

délimitée comme « l’idée absolue, l’identité du général et du particulier, ou de l’infini et du fini, de l’infini en effet dans la mesure où il est opposé à un fini » ou comme « celle de la raison absolue », Hegel semble distinguer deux autres formes : 1) l’infinité comme « pure identité absolue et formelle, pur concept, raison kantienne, Moi de Fichte » ou « sujet ou acte de produire » et 2) l’infinité comme « néant posé comme réalité » ou « objet ou produit ».233 L’infinité subjective

semble correspondre à l’acte négateur de l’entendement lui-même, alors que l’infinité objective semble correspondre à l’infinité empirique. Or, Hegel déclare tout juste après qu’« aucune de ces formes de l’infinité n’est encore l’infinité de l’imagination ou l’infinité empirique », mais qu’elle correspondrait plutôt à « l’infini dans sa réalité […] dont l’un des moments est lui-même déterminé comme de l’infini et l’autre comme du fini, ou encore la finitude en général ».234 Le moins qu’on

puisse dire, c’est que cette section de Foi et savoir est fortement problématique pour ne pas dire confuse. En plus de la difficulté syntaxique de cet extrait, Hegel ne précise à aucun instant ce qu’il entend par « l’infini dans la mesure où il s’oppose à un fini » et l’extrait semble contenir des doublons, comme si Hegel voulait simplement exprimer sous une formulation différente les trois infinités que nous venons de distinguer. Pour notre part, nous persistons à dire que l’infinité empirique correspond bel et bien à l’infinité objective ou produite dans la réalité et qu’il n’y a pas de contradiction entre notre analyse et cet extrait. Hegel ne distingue pas l’infinité empirique des autres formes d’infinité qu’il vient d’énumérer, seulement, lorsqu’il dit qu’« aucune n’est encore l’infinité empirique », il faut plutôt comprendre cette négation comme un avertissement à ne pas les dissocier. L’infinité subjective et l’infinité objective ne se produisent pas séparément, mais correspondent aux deux côtés d’un même acte négateur de l’entendement : l’une produit tandis que l’autre est produite. S’il n’y avait pas d’entendement pour nier la diversité sensible, il n’y aurait pas d’infinité empirique, et inversement, parce qu’il y a une infinité empirique, alors il y a une activité de l’entendement. Si l’infinité subjectivement ou de l’entendement est celle qui s’oppose à la finitude, l’infinité empirique ou objective est celle que nous trouvons dans la réalité elle-même.