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4. Articulation de l’article de 1802 : la libération philosophique du scepticisme

4.5 L’antinomie comme principe « paradoxal » du scepticisme

La réflexion hégélienne à l’endroit du scepticisme est régie par un curieux paradoxe. Hegel est foncièrement anti-sceptique en ce sens que « le scepticisme devait devenir inconséquent »,96

car il est incapable de dépasser les limitations de la pensée d’entendement ; le scepticisme ne peut pas être pris comme une attitude philosophique viable par elle-même. Néanmoins, le scepticisme fait partie prenante de toute réflexion philosophique authentique, car il permet au philosophe de prendre conscience des limitations de la pensée d’entendement. La dernière étape de notre séjour au sein de l’article de 1802 sera de mieux comprendre l’ampleur de ce paradoxe en analysant le principe que Hegel identifie comme celui du scepticisme : l’isothénie.

L’isothénie correspond au principe selon lequel « à tout argument en faveur d’une thèse s’y oppose un argument en sens contraire et de force égale ». Comme le rappel Forster, l’isothénie

94 Parménide, trad. L. Brisson, 134d

95 Ricoeur, P., Être, essence et substance chez Platon et Aristote, Paris, Seuil, 2011, p. 111-130. Ricoeur emprunte la

remarque sur « la nuit de l’entendement » à Jean Wahl, laquelle oriente l’interprétation du Parménide vers une forme de propédeutique mystique. Malgré ses réserves sur l’interprétation de Wahl, Ricoeur note toutefois qu’elle correspond aux interprétations néoplatoniciennes du Parménide et plus particulièrement celle de Proclus.

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est utilisée par le sceptique pyrrhonien afin de suspendre ses croyances sur le monde et atteindre un état de tranquillité intérieure97 ; comme la force épistémique de deux arguments opposés est

toujours égale, alors nous devrions cesser de nous questionner la nature de nos croyances, mais simplement les prendre telles qu’elles nous apparaissent, donc telles qu’elles apparaissent subjectivement pour nous. Le miel n’est doux que pour celui à qu’il apparaît comme doux ; amer que pour celui à qui il apparaît comme amer et entre ces deux représentations du miel, aucune n’a la primauté sur l’autre.

En revanche, l’erreur que commet Forster est de croire que Hegel se contente de reprendre le principe d’isothénie tel quel. En effet, Hegel rapproche l’isothénie du principe de contradiction, ou plutôt, de la reconnaissance du caractère formel du principe de contradiction :

Le prétendu principe de contradiction a si peu de vérité même formelle pour la raison, que tout au contraire il faut qu’à l’égard des concepts toute proposition de raison comporte une infraction à ce principe […] Reconnaître que le principe de contradiction est formel signifie donc qu’on le reconnaît comme faux.98

L’isothénie n’est donc pas à comprendre comme un simple principe méthodologique de suspension de jugement, mais comme la conscience de la contradiction inhérente à toute proposition rationnelle. Le principe de contradiction ne s’applique pas aux énoncés spéculatifs, puisque ces derniers sont réflexifs ; ils ne peuvent pas être décomposés à la manière d’un énoncé prédicatif, lesquels ne concernent que la forme d’un énoncé. Au contraire, les énoncés spéculatifs englobent la forme et l’essence du rationnel, c’est-à-dire que nous ne pouvons pas les séparer de leur contenu ; le rationnel doit être pris comme un tout organique et non comme un ensemble de parties hétéroclite. Néanmoins, nous pouvons toujours décomposer logiquement les propositions spéculatives « en deux propositions simplement contradictoires ».99 L’isothénie est donc un

principe qui nous permet de prendre conscience du caractère chancelant du fini et de son instabilité, c’est-à-dire que la finitude est régie en fonction d’une contradiction irréductible qu’elle n’est pas elle-même capable de surmonter, mais dont elle peut prendre conscience. En un mot, la contradiction n’est qu’apparente ; elle ne surgit que du point de vue de l’entendement, mais non pour la raison, car elle saisit l’unité de la diversité finie ne se trouve pas elle-même dans la finitude

97 Forster, M. N., op. cit., p. 10 98 RSP, p. 39

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: « le rationnel est toujours un et identique à lui-même ; il n’y a de pure dissemblance que pour l’entendement ; et tout ce qui est dissemblable, la raison le pose comme un […] car le rationnel est la relation même ».100 Par ailleurs, il n’est pas anodin que Hegel effectue un rapprochement

conceptuel entre le concept d’isothénie et celui d’antinomie :

[L]e scepticisme invoque pareillement les phénomènes et les finitudes et c’est à partir de leur diversité aussi bien que de l’égalité du droit de tous de faire valoir, à partir de l’antinomie qu’on doit reconnaître dans le fini lui-même qu’il reconnaît la non-vérité de celui-ci. »101 L’utilisation du terme « antinomie » n’est pas à prendre à la légère et si

Hegel mobilise un tel concept pour qualifier le principe du scepticisme, c’est précisément parce que le sceptique passe nécessairement par l’expérience ou « l’épreuve de l’irrésolution.102

Par définition, une antinomie n’est pas soluble ; il n’y a aucune réponse définitive et unilatérale au problème qu’elle nous pose, car elle laisse subsister la thèse et son antithèse l’une à côté de l’autre, et prise isolément, toutes deux sont fausses. Au philosophe dogmatique qui se positionne au sein de la finitude, le philosophe sceptique se fait un devoir de « [rétablir] l’antinomie »,103 non pas parce que l’antithèse à une quelconque valeur à ses yeux, mais parce

qu’il est conscient de la vacuité des oppositions de la diversité finie ; le sceptique nie autant la thèse que l’antithèse pour faire apparaître l’antinomie dans toute sa splendeur.

Le scepticisme a beau être un moment essentiellement négatif, il possède un caractère foncièrement positif. Son mérite repose dans son acharnement à combattre le dogmatisme de la pensée d’entendement ; à l’objectivité du dogmatique, le sceptique lui oppose sa subjectivité. Et c’est bien là qu’est le problème. « [L]e scepticisme devait devenir inconséquent »,104 puisque

l’antinomie qu’il révèle est totalement vide de contenu ; il s’agit d’une abstraction qui ne détient aucune connaissance en soi. Si l’antinomie est l’assise qui permet de montrer la vacuité de toute connaissance finie, la conscience sceptique ne réalise pas qu’elle est elle-même quelque chose de fini, ou plutôt, qu’elle est une représentation purement subjective du rationnel : « ils [les tropes sceptiques] changent immédiatement le rationnel en quelque chose de fini, quand ils s’y appliquent

100 Ibid., p. 58 101 Ibid., p. 59

102 Tinland, O., op. cit., p. 66 103 RSP, p. 58

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; il lui donne la gale de la limitation ».105 Le principe du scepticisme se renverse contre lui-même,

car il ne réalise pas que le vacillement de la finitude que le sceptique dénonce procède de l’antinomie elle-même :

[L]a dualité, c’est le scepticisme qui a commencé par l’introduire […] il reste dans la subjectivité de l’apparaître […] Comme d’une façon générale il se retient d’exprimer une certitude et un être, il ne possède aucune chose , aucun conditionné dont il aurait le savoir.106

En respectant le principe d’isothénie, le sceptique croit pouvoir échapper à l’instabilité de la pensée dogmatique et atteindre un état de quiétude intérieur, mais il ne se doute pas qu’il génère lui-même les oppositions qu’il perçoit. Contrairement à ce qu’il affirme, le résultat du scepticisme n’est donc pas le repos ou le calme, mais l’inquiétude elle-même précisément parce que le sceptique est dans un état de négation perpétuelle et son savoir n’est rien de plus qu’un néant ou une illusion : « En se dirigeant contre le savoir en général, le sceptique est amené […] donc à se tenir dans la pure négativité qui est par elle-même une pure subjectivité. »107 Ce n’est que pour le

sceptique que le fini est contradictoire ; ce n’est que pour lui que les oppositions de la diversité phénoménale plongent dans le déchirement intérieur de la conscience parce qu’il doute ; parce qu’il divise. Au contraire, la dogmatique ne doute pas ; son savoir a beau n’être composé que d’apparences, il en reste certain et les objections du sceptique n’auront aucun effet sur lui. En un sens, le dogmatique est plus serein que le sceptique, car au moins, lui détient un savoir. Si le sceptique a raison de dénoncer la vanité de la quiétude dogmatique, il reste néanmoins incapable de l’atteindre, car non seulement son pouvoir de négation le conduit à se replier sur lui-même et à l’isoler du monde, mais cette négativité n’a pas de fin. Le doute du sceptique, c’est-à-dire son pourvoir de négation et de division, est infini et l’erreur du sceptique est de croire qu’il suffit d’opposer l’infini au fini pour échapper au conditionné :

Dans toutes les représentations du vrai, la finité est susceptible d’être mise en évidence, puisqu’elles recèlent une négation et par conséquent une contradiction. Et l’universel ordinaire, l’infini ordinaire n’a sur elles aucune prééminence, car l’universel qui fait face au particulier, l’indéterminé qui fait face au déterminé, l’infini qui fait face au fini n’est

105 Ibid. 106 Ibid., p. 59 107 RSP, p. 60

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précisément que déterminé lui aussi – il est seulement un de ses côtés, et comme tel, il est déterminé.108

Le « paradoxe » que nous avions annoncé plus tôt s’éclaire à présent. La grandeur du scepticisme s’explique par sa conscience du pouvoir négateur et destructeur de l’infini, mais il est une pensée vouée au déclin parce que l’infini que le scepticisme découvre est lui-même fini ; ce n’est pas l’infini authentique, mais seulement le faux ou le mauvais infini. Comme le rappel Roger Verneaux, il y a quelque chose d’éminemment contre-intuitif à « faire rentrer dans la sphère du fini »109 l’infini, mais deux éléments expliquent cette catégorisation. D’abord, l’infini du sceptique

n’est rien d’autre qu’une relation ; le sceptique ne prend pas l’infini tel qu’il est en soi, mais comme la négation du fini. Quand le sceptique parle de l’infini, il ne dit pas « ceci est l’infini », mais seulement « ceci n’est pas fini », ce qui n’est rien dire du tout ; on ne parle alors littéralement de rien ou du vide, car on ne fait que désigner une chose parce qu’elle n’est pas et non par ce qu’elle est. Ensuite, dire d’une chose qu’elle n’est pas finie, c’est seulement l’opposer au fini ou de dire qu’elle est autre que le fini, mais cela ne fait pas moins d’elle une chose. Nier, c’est simplement tracer une limite qui elle-même peut-être nier à son tour et ainsi de suite.110Nous ne sortons donc

jamais véritablement du fini, mais nous ne faisons que le circonscrire en fonction de ce qu’il n'est pas. L’infini que le sceptique découvre est davantage un indéterminé qu’une véritable reconnaissance de l’infini. Hegel ira même jusqu’à comparer l’infini dont le sceptique fait usage à une gale dont il ne ferait que se gratter : « il commence par donner à l’infini la gale pour pouvoir le gratter. »111 La gale a beau disparaître en se grattant, la plaie demeure et fera réapparaître la gale

tôt ou tard seulement pour pouvoir la gratter encore et encore. En niant la finitude, le sceptique ne la supprime pas, mais ne procède qu’à son morcèlement, ce qui lui permet de mieux la nier encore et encore. Le sceptique ne pourra jamais parvenir à la moindre connaissance, car il préfère entretenir son pouvoir de nier plutôt que de véritablement dépasser les oppositions qui l’inquiètent.