S’il est un terme qui pourrait faire la synthèse du rapport au passé propre au présentisme, c’est sans aucun doute celui de patrimoine. La notion et les différents concepts qu’elle mobilise prennent au fil du XXe siècle une importance croissante jusqu’à occuper une place centrale dans tous les domaines liés de près ou de loin au passé, phénomène s’étant accentué depuis les années 1970 jusqu’à aujourd’hui. « Catégorie dominante, englobante, sinon évidente de la vie culturelle et des politiques publiques42 », le patrimoine transcende désormais largement le seul domaine de l’architecture, autour duquel l’acceptation moderne du terme s’est forgée, pour inclure des objets et des pratiques culturelles, des espèces animales et végétales, des paysages, des espaces naturels (forêts, cours d’eau, écosystèmes) et même des individus43. La multiplication des classes de patrimoine et la subdivision continuelle des catégories existantes sont peut-‐‑être les signes les plus révélateurs de la nature de cette notion « globale, vague, et envahissante à la fois44 ». Mondial, naturel, urbain, historique, vivant, génétique, immatériel, il semble que le patrimoine ne cesse de
42 François Hartog, op. cit., p. 203-‐‑204.
43 Au Québec notamment, la Loi sur le patrimoine culturel permet de désigner des
« personnages historiques décédés » comme faisant partie du patrimoine culturel. L’exemple le plus récent est celui de Félix Leclerc, qui est nommé personnage historique le 7 février 2014 à l’occasion des célébrations entourant son 100e anniversaire de naissance, par Pauline
Marois. Cette dernière affirmait ainsi que son gouvernement remplissait un « devoir de mémoire envers ce grand homme et l’œuvre qu’il nous a léguée ». En ajoutant que « Félix Leclerc était fier d’être Québécois, et cette fierté, il l’a incarnée d’une manière éloquente, en la mettant en chansons et en la transmettant à ses concitoyens », celle qui était alors première ministre du Québec démontrait bien comment les liens entre mémoire, passé et identité sont toujours d’actualité.
croître et d’étendre ses limites, si bien que certains dénoncent désormais ses abus45. Déjà, en 1986, Pierre Nora affirmait dans ses Lieux de mémoire qu’en « un sens, le terme aurait pu couvrir [le] livre tout entier46 », avant d’ajouter que la notion telle que nous l’entendons aujourd’hui (c’est-‐‑à-‐‑dire quelque chose comme le « dépôt général » de l’histoire et de la mémoire) est elle-‐‑même une création historiquement datée, une construction qui, à l’origine, n’allait pas de soi et dont l’émergence en Europe au cours du XIXe siècle est l’indice d’un changement dans la manière de traiter et de se représenter le passé.
Avant d’en arriver à son sens actuel, la notion s’est en effet considérablement modifiée au cours de l’histoire47. De cette longue et lente évolution, on peut retenir les changements qui s’effectuent au tout début du XIXe siècle et à travers lesquels la signification originelle du terme s’élargit. En France, les excès de la révolution ont contribué à accroitre l’intérêt pour la conservation de monuments, d’œuvres et d’objets ayant une valeur historique, notamment ceux ayant échappé aux saccages et aux pillages. Le patrimoine royal, tout comme celui de l’église et de l’aristocratie, est décrété bien public et en partie exposé, comme dans le Musée des monuments français d’Alexandre Lenoir. La notion qui désignait jusqu’alors les biens d’héritages se transmettant des parents aux enfants, et qui était de ce fait « lié[e] aux structures familiales, économiques et juridiques d’une société stable, enracinée dans l’espace et le temps48 », qualifie désormais l’ensemble des biens qui pourraient servir aux arts, aux sciences et l’éducation de la nation49. Le lien entre patrimoine et identité semble
45 Certains auteurs évoquent désormais les abus du patrimoine, voir Régis Debray, L’abus
monumental : entretiens du patrimoine, Paris, Fayard [édition du patrimoine], 1999, 439 p.
46 Pierre Nora, op. cit., p. 1432
47 Sur l’histoire et l’évolution de la notion de patrimoine, voir Pierre Nora, « La notion de
patrimoine », dans op. cit., p. 1433-‐‑1455 ; Françoise Choay, L’allégorie du patrimoine, Seuil (La couleur des idées), Paris, 1992, 272 p., et « L’invention paradoxale du patrimoine », dans Christophe Charles, Discordance des temps, Paris, Armand Colin (Le temps des idées), 2011, p.35-‐‑37.
48 Françoise Choay, op. cit., p. 9.
49 Voir « Instruction sur la manière d’inventorier et de conserver dans toute l’étendue de la
république tous les objets qui peuvent servir aux arts, aux sciences et à l’enseignement », dans Françoise Choay, Le patrimoine en question, Seuil (La couleur des idées), Paris, 2009, p.86.
ici évident, du moins c’est ce que le glissement sémantique du terme (du noyau familial à l’identité collective) laisse entendre. L’idée de consacrer le trésor collectif à l’instruction de la nation démontre bien qu’à la suite de la révolution, la France est plongée dans une crise du temps qui la force à repenser le rapport qu’elle entretient avec son passé et avec l’histoire. Dans les faits, la notion de patrimoine s’avère toutefois un outil peu utile dans ce processus, et après la période révolutionnaire, le patrimoine retrouve un sens plus restreint. Tout au long du XIXe siècle, c’est l’architecture qui constitue le domaine principal touché par la notion, de sorte que le terme « monument historique » remplace graduellement celui de patrimoine, afin d’éviter toute ambiguïté. Ce n’est qu’au cours des années 1960 que le terme refait surface avec son sens actuel50.
Conservant une acceptation assez limitée, le patrimoine se développe donc autour de la question de la conservation et de la rénovation des monuments historiques. À partir des années 1830, les écrits et les revendications d’artistes vont à la fois entretenir et stimuler l’intérêt grandissant pour ces bâtiments de plus en plus considérés comme un héritage du passé qu’il importe de préserver. Ce sont, entre autres, Victor Hugo, avec Notre-‐‑Dame de Paris et l’article « Guerre aux démolisseurs », Prosper Mérimée, qui assume la fonction d’inspecteur général des monuments historiques, et l’architecte Eugène Viollet-‐‑le-‐‑Duc, artisan de la restauration de la cité de Carcassonne, de la Sainte-‐‑Chapelle et de Notre-‐‑Dame de Paris, qui par leurs écrits et leurs actions directes sur les bâtiments vont alimenter la réflexion autour de la notion. Au XXe siècle, deux conférences (Athènes en 1931 et Venise en 1964) vont orchestrer et régulariser la conservation des monuments historiques, avant que l’Unesco ne s’impose comme l’instance veillant à l’élaboration de la notion. C’est sous l’impulsion de cette organisation que le champ d’action du patrimoine explose littéralement : s’élargissant avant tout à l’environnement, pour inclure des paysages et des milieux
naturels, le patrimoine devient ensuite une notion totalisante, regroupant des biens, des individus et des coutumes d’une « valeur universelle exceptionnelle51 ».
Ce bref survol permet de montrer que la notion de patrimoine s’est développée en réponse à des crises du temps. Aujourd’hui encore, son élargissement radical coïncide avec la montée en importance du rapport présentiste au temps. La conservation du patrimoine et la reconnaissance de la menace de disparition irrévocable qui le guette sont ainsi au centre de toutes les mesures prises par les instances chargées d’administrer le domaine. Dans son incarnation officielle, la notion encadre et balise un désir de mémoire et d’identité, comme le fait par exemple la loi québécoise sur le patrimoine culturel, dont l’objet est de « favoriser la connaissance, la protection, la mise en valeur et la transmission du patrimoine culturel, reflet de l'identité d'une société52 ». Le lien entre patrimoine et identité est ici pleinement établi et donne tout son sens à la logique de conservation, de protection, de mise en valeur et de transmission qui s’observe dans le présentisme53.
C’est avant tout dans ces termes, conservation, protection, mise en valeur et transmission, que la notion prend forme au sein du corpus. En effet, la littérature n’échappe pas à la vague mémorielle qui s’observe dans toutes les sphères de la culture et semble plus que jamais s’occuper de conservation, d’héritage et de
51 http://fr.unesco.org/themes/patrimoine-‐‑mondial, [en ligne], site consulté le 19 novembre
2014.
52http://www2.publicationsduquebec.gouv.qc.ca/dynamicSearch/telecharge.php?type=2&file
=/P_9_002/P9_002.html, [En ligne], site consulté le 19 novembre 2014.
53 Pour certains, comme Pierre Nora, ce rapport étroit liant désormais les deux notions est le
résultat de profonds changements dans les sociétés occidentales. Nora évoque notamment le contexte de mondialisation, marquant en effet la fin des sociétés traditionnelles dont le déclin était depuis longtemps amorcé, et une rupture beaucoup plus nette avec la tradition et les coutumes comme des causes possibles de cette union entre les des deux notions. La disparition de ces sociétés et de la forme de mémoire qui leur est associée, toujours réactualisée et renouvelée par la répétition et la reproduction d’un certain mode de vie, de comportements, d’un folklore, etc., pourrait en partie expliquer le besoin de créer une mémoire alternative, plus institutionnalisée et dans la logique de laquelle s’inscriraient l’expansion et les modifications de la notion de patrimoine. Les textes du corpus semblent constituer un exemple de cette mémoire alternative.
commémoration. On assiste non seulement à la multiplication d’œuvres consacrées à des figures du passé (en particulier des écrivains, mais aussi des politiciens, des philosophes, scientifiques, etc.), mais également au développement des festivals et des célébrations à l’occasion de divers anniversaires, notamment les centenaires. Si ces derniers évènements existaient déjà dans le passé, ils prennent assurément une ampleur nouvelle au tournant des années 1980. Résultat d’une présence accrue au sein des médias et du discours sur la culture, le patrimoine et la logique commémorative qu’il suppose se sont graduellement imposés comme l’un des modes dominants d’appréhension du passé. C’est pour cette raison que les textes du corpus peuvent être envisagés et analysés en tant que pratiques liées au patrimoine, et cela sans que les œuvres ne fassent clairement mention de la notion dans ses pages.