Rapport au temps et figures d’écrivains : la fin du XIX
esiècle
dans les biographies fictives françaises et québécoises parues
entre 1980 et 2000.
Thèse
Pierre-‐‑Olivier Bouchard
Doctorat en études littéraires
Philosophiae Doctor (PhD)
Québec, Canada
Rapport au temps et figures d’écrivains : la fin du XIX
esiècle
dans les biographies fictives françaises et québécoises parues
entre 1980 et 2000.
Thèse
Pierre-‐‑Olivier Bouchard
Sous la direction de :
Résumé
Cette thèse s’intéresse au rapport au temps dont témoignent les fictions biographiques parues au Québec et en France entre 1980 et 2000, et mettant en scène des figures d’écrivains ayant été actifs entre 1880 et 1900. L’analyse repose en grande partie sur la notion de régime d’historicité et vise à montrer dans quelle mesure les textes de fiction composant le corpus peuvent être interprétés comme des symptômes du présentisme. Décrit par l’historien François Hartog, ce rapport au temps désigne une articulation des catégories de présent, de passé et de futur, caractéristique des sociétés occidentales à partir des dernières décennies du XXe siècle.
L’analyse montre que plusieurs notions fondamentales du présentisme se retrouvent d’une manière ou d’une autre dans les textes du corpus. Le patrimoine, l’identité et l’archive sont ainsi utilisés par les auteurs pour représenter le passé et pour dresser le portrait des auteurs du XIXe siècle. Ces notions sont néanmoins modulées par les enjeux propres à la littérature qui traversent les œuvres. Des questions d’ordre esthétique et narratif, de même que les contraintes de la mise en récit et la relation à l’histoire littéraire jouent en effet un rôle important dans le rapport au temps qui se dégage des textes. De même des facteurs nationaux entrent en ligne de compte, ce qui montre que le présentisme se manifeste différemment selon les sociétés. Ces éléments confèrent aux œuvres un statut particulier par rapport aux autres représentations du passé produites à la même époque. Contrairement aux textes sérieux consacrés aux mêmes écrivains, comme les biographies, les récits du corpus semblent se déployer dans une perspective mémorielle, entremêlant les faits avérés avec des éléments imaginaires et légendaires. Cette perspective sur le passé permet aux auteurs de réfléchir à des enjeux contemporains, concernant la littérature et l’identité nationale, ou, à un autre niveau, leur propre pratique de la littérature.
Table des matières
Résumé ... iii
Table des matières ... iv
Remerciements ... vii
Introduction ... 1
Le rapport au temps dans les fictions historiques ... 1
Plan de la thèse ... 13
Chapitre I ... 18
Comment on raconte l’Histoire ... 18
Des auteurs de fiction aux prises avec des questions d’historiens ... 21
Thèmes et structures des textes du corpus ... 26
Fiction, biographie et discours historique ... 36
Patrimoine et mémoire ... 47
Patrimoine et mémoire dans les textes québécois ... 51
Patrimoine et mémoire dans les textes français ... 68
L’archive... 75
Conclusion ... 86
Chapitre II ... 92
L’histoire littéraire dans la fiction ... 92
Le rapport au XIXe siècle et le rapport au temps ... 94
Situations d’écrivains ... 102
Recadrages de l’histoire littéraire ... 129
L’histoire littéraire dans les textes québécois ... 143
Conclusion ... 161
Chapitre III ... 166
Biographies et biographies fictives ... 166
Cadres pragmatiques de la biographie et des biographies fictives ... 173
La biographie fictive : un cadre difficile à définir ... 185
Mémoire et histoire ... 190
La biographie : une reconstitution problématique du passé ... 196
Un cas d’écrivain problématique : les biographies d’Arthur Buies ... 207
« Biographies impossibles » ... 217
Histoire ou mémoire ? Les récits ambigus ... 224
Les biographies fictives et la tradition ... 231
Conclusion ... 244
Conclusion ... 247
Un présentisme littéraire ... 247
Bibliographie ... 260
À mon père, Marc, qui n’a pas vu la fin, et à Eva, qui n’a pas vu le début.
Remerciements
Mes premiers remerciements vont à mon directeur de recherche, Richard Saint-‐‑Gelais, qui a été un mentor exceptionnel pendant les sept années où j’ai eu le plaisir de travailler avec lui. Dès la maîtrise, il a généreusement mis son érudition et sa sagacité au service de mes idées en m’aidant à développer ma pensée. Il est impossible de dire en quelques mots tout ce que je lui dois en tant que chercheur, ni à quel point je suis redevable de ses conseils et de son enseignement, mais je me console en me disant qu’il est le mieux placé pour prendre la mesure de chemin que j’ai parcouru dans les dernières années.
Je veux ensuite remercier Guillaume Pinson, codirecteur de ma maîtrise et membre du comité d’évaluation de cette thèse, pour le rôle déterminant qu’il a joué dans mon parcours depuis le baccalauréat. Il a été le premier à croire en mes capacités et à me donner la chance de participer à des projets de recherche. Sa confiance a été un facteur décisif dans mon choix de poursuivre des études de deuxième et troisième cycle.
Je souhaite aussi remercier Jonathan Livernois, pour son enthousiasme, ses précieux conseils et pour les discussions, qui ont souvent dépassé le cadre de la thèse. Merci également à Maxime Prévost, qui a fait preuve d’une grande générosité dans sa lecture et ses commentaires dès le début du projet.
Je tiens aussi à remercier les professeurs et les professionnels du Crilcq, que je crois tous avoir consulté à une étape ou l’autre de mon parcours. L’ambiance amicale qui règne au centre a fait de mon doctorat une expérience agréable au quotidien, et je suis reconnaissant d’avoir eu la chance de travailler dans un tel milieu. Merci en particulier à Andrée Mercier et René Audet, qui m’ont appuyé dans la réalisation de plusieurs projets, et à Marie-‐‑Andrée Beaudet, qui m’a fait l’honneur de présider la soutenance de cette thèse.
Des remerciements vont à Mylène Bédard et Marie-‐‑Frédérique Desbiens, qui ont été des modèles importants, et qui m’ont encouragé et conseillé pendant tout mon parcours. Ma thèse et mes travaux leur doivent beaucoup. Merci de même à mes collègues étudiants, colocataires de bureau et amis, Stéphanie, Pascale, Julia et Treveur, pour tous les « cafés de recherche » et les bons moments qui m’ont apporté la part de folie et de rire nécessaire pour maintenir l’équilibre.
Merci à mes amis, spécialement à Sébastien, Patrick et Julien, qui sont pour moi une source d’inspiration intarissable et une véritable famille avec qui j’ai partagé ce que nous nommons affectueusement les « splendeurs et misères » de la recherche. Leur éloignement, au moment où j’écris ces lignes, est très certainement l’une de ces « misères », mais je les connais trop bien pour ne pas savoir que plusieurs « splendeurs » sont encore à venir.
Merci aussi à ma belle-‐‑famille, dont l’aide et le support sont inestimables, et qui a partagé tous les moments importants de ce parcours.
Merci à mes parents pour leur soutien indéfectible. À plusieurs moments, ils ont été exemplaires et m’ont donné la confiance nécessaire pour continuer. Je les remercie infiniment de croire en ce que je fais, et surtout d’avoir cru que je pouvais le faire.
Merci finalement à Marie, qui a cru en moi à chaque moment et qui a été ma source d’énergie pendant ces années. Elle a donné un sens à toute cette entreprise, et elle continue à faire de moi une meilleure personne et à rendre la vie palpitante.
Introduction
Le rapport au temps dans les fictions historiques
L’histoire et ses objets occupent aujourd’hui une place prépondérante dans les sphères culturelles et artistiques1. Au cours des décennies 1980-‐‑1990, il s’est déployé un vaste regain d’intérêt autant pour les périodes historiques plus ou moins éloignées que pour les figures marquantes du passé. Dans la continuité d’un certain renouveau du roman historique amorcé dans la seconde moitié du XXe siècle2, on assiste non seulement à la montée en popularité de récits et de sagas historiques qui, produites massivement en France comme au Québec, trônent souvent au sommet des palmarès de ventes, mais également au développement d’un pendant postmoderne du genre, avec des œuvres beaucoup plus éclatées. S’adressant autant à des lecteurs lettrés qu’au grand public, les fictions historiques relèvent de tous les genres, de tous les styles et revêtent de ce fait une importance pour l’étude du rapport qu’une société peut entretenir avec son passé. Considérées comme le symptôme d’un phénomène plus large, touchant non seulement la littérature, mais également la culture au sens large, de telles œuvres constituent un objet privilégié pour questionner la manière dont s’articulent les catégories de présent, passé et de futur pour une société donnée.
1 Comme l’affirme Marielle Macé : « Un rapport étroit à l’Histoire s’est […] restitué en
littérature, sous de nouvelles formes. Ce lien est indissociable d’un nouveau climat intellectuel, le voisinage, désormais constitutif, de la littérature avec les sciences humaines : l’espace du roman est grand ouvert, ce que l’on appelle aujourd’hui "les savoirs" est devenu le dehors principal de la littérature, il constitue pour elle la frontière autour de laquelle exister, devant laquelle se définir ; si la linguistique constituait la basse sourde de ces savoirs il y a quelques décennies, c’est de toute évidence l’Histoire et ses objets qui sont actuellement au centre de la culture » (« ²Le réel à l’état passé² : passion de l’archive et reflux du récit », Protée, vol. 35, no° 3, 2007, p. 46). Mentionnons toutefois que l’institution littéraire entretient toujours des réticences vis à vis le roman historique, du moins dans ses déclinaisons populaires.
2 Voir notamment à ce sujet Seymour Menton, Latin America’s new historical novel, Austin,
On constate que même si beaucoup d’études se sont penchées sur le rapport que des récits à caractère historique entretiennent avec le passé en s’intéressant à des genres spécifiques, peu ont cherché à voir si le rapport au temps pouvait transcender les limites génériques et nationales et reposer sur des éléments plus fondamentaux au sein de textes. On trouve ainsi un nombre important d’ouvrages consacrés au roman historique, à la science-‐‑fiction ou encore au polar historique, sans qu’aucun n’ait encore tenté d’adopter une perspective plus générale ni de dresser un portrait global du rapport au passé dont semble témoigner une large part de la littérature à caractère historique des dernières décennies du XXe siècle. C’est à cette question que j’ai souhaité m’attaquer, en analysant un ensemble de fictions biographiques mettant en scène des écrivains français et québécois de la fin du XIXe siècle, et ayant été actifs ou ayant publié au cours des décennies 1880 et 1890.
Mon objectif sera d’identifier et de décrire le rapport au passé de ces fictions biographiques, et de dégager les grandes lignes d’une conception du temps qui serait commune à tous les récits. Je montrerai ainsi que ces textes, publiés en France et au Québec entre 1980 et 2000, peuvent être interprétés comme l’une des manifestations d’un certain rapport au temps, le présentisme tel que décrit par l’historien François Hartog. Ce faisant, cette thèse s’inscrira dans deux champs d’étude connexes, celui du rapport au temps dans la littérature récente, et celui du retour en force du retour en force de la biographie dans la fiction au cours de cette même période. La notion de régime d’historicité, dont je proposerai un usage littéraire, sera utilisée comme cadre théorique afin d’étudier les enjeux de la représentation fictive du passé. En m’appuyant sur les conclusions d’Hartog, il s’agira de montrer que ce rapport au passé se manifeste à travers le prisme de la fiction. Pour ce faire, j’analyserai les textes de manière à montrer comment l’interaction de différents éléments (notamment les choix subjectifs effectués par les auteurs ; des facteurs liés à l’histoire et aux cultures française et québécoise ; la relation que les textes entretiennent avec l’histoire littéraire et avec les textes critiques et les essais consacrés aux écrivains représentés) entraine certaines variations au sein du même régime global d’historicité.
Afin de rendre compte de la cohérence qui unit les textes du corpus, appartenant à des genres variés et s’adressant à des publics divers, je ne considèrerai pas le présentisme comme une grille de lecture rigide, mais plutôt comme un concept ouvert et malléable, perméable aux questions d’esthétique et de mise en récit. C’est d’ailleurs dans cette perspective que la notion est conçue par Hartog qui, selon ses propres termes, en propose un usage « tantôt large, tantôt restreint : macro-‐‑ ou micro-‐‑historique3 ». La panoplie des sujets abordés par Hartog pour illustrer son propos est en effet remarquable. Son texte traite notamment d’architecture, de politique, de cinéma, de muséologie, de religion, sans oublier la discipline historique et la littérature. Loin de proposer une application aussi vaste des régimes d’historicité, mon analyse se concentrera essentiellement sur la littérature, que je m’efforcerai néanmoins de lier à d’autres types de discours, comme l’histoire littéraire et la biographie, afin d’en faire ressortir les spécificités. Utilisant un outil d’analyse historique, il m’a semblé important de lui adjoindre certaines méthodes d’analyse littéraire afin de rendre compte de l’importance des aspects esthétiques, narratifs ou encore formels des œuvres dans le rapport qu’elles entretiennent avec le passé. Je m’attarderai à ces facettes des œuvres en citant des cas précis – comme les interventions de la narratrice dans le texte de Micheline Morisset, la temporalité dans les textes de Daniel Oster, ou encore l’influence de l’idéologie féministe chez Jovette Marchessault – ce qui n’empêchera pas mes exemples d’avoir une portée générale, en identifiant des tendances pouvant s’observer dans d’autres textes. Ma lecture sera donc transversale, c’est-‐‑à-‐‑dire qu’elle ne visera pas à décrire le détail de chaque œuvre, mais au contraire à identifier des motifs et des thèmes communs laissant voir que les auteurs puisent dans un même bassin de thèmes pour représenter le passé. C’est précisément ce que la notion de régime d’historicité m’aidera à faire, en fournissant les termes généraux d’un rapport au passé qui transcende le milieu littéraire. En appliquant cette grille de lecture aux textes et en comparant mes conclusions avec celles d’Hartog, je pourrai
3 François Hartog, Régimes d’historicité, présentisme et expérience du temps, Paris, Seuil (Points), 2012 (2003), p. 15.
souligner comment les textes témoignent du présentisme, mais aussi de montrer ce qui distingue les incarnations littéraires du présentisme de ses autres manifestations.
En sélectionnant les dix-‐‑huit textes4 qui composent mon corpus, j’ai choisi de me limiter à des œuvres représentant une période historique précise – la fin du XIXe siècle – et ayant en commun certaines caractéristiques thématiques afin d’éviter de me confronter à une trop grande masse de textes. Chaque année paraissent en effet des dizaines de textes de fiction à caractère historique, si bien qu’un inventaire exhaustif s’étalant sur deux décennies et sur deux aires géographiques différentes semblait une tâche difficile à réaliser dans le cadre d’une thèse. J’ai choisi de traiter des écritures biographiques consacrées à la vie d’écrivains réels parce qu’elles constituent un pan assez hétéroclite de la production de récits à caractère historique. En effet, ces textes ne constituent pas un genre littéraire, mais relèvent plutôt d’une variété de pratiques qui vont du roman historique, dans sa forme la plus classique, jusqu’aux récits les plus éclatés stylistiquement et narrativement. Les textes ouvrent donc des perspectives d’analyse variées et permettent de mettre en évidence, par comparaison, l’incidence d’éléments stylistiques sur le rapport au passé. De plus, comme l’ont montré Frances Fortier et Robert Dion dans Écrire l’écrivain : formes contemporaines de la vie
d’auteur5, ces récits de vie, qui sont en vogue depuis les années 1980, sont l’occasion pour les auteurs de développer des discours critiques, de réinterpréter les œuvres, de remettre en question des figures mythiques ou encore de revendiquer des filiations (parfois étonnantes) ou des héritages littéraires avec les écrivains qu’ils représentent. De telles œuvres sont donc toutes désignées pour aborder la question du rapport au passé.
4 Titres des textes (voir bibliographie pour les références complètes) : Maupassant : 1er février
1880, Paul Verlaine : histoire d’un corps, Rêve d’une nuit d’hôpital, Nelligan n’était pas fou, Par tous les temps, Verlaine d’ardoise et de pluie, La lune seule le sait, La saga des poules mouillées, Le grand Buies, Rimbaud le fils, Arthur Buies chevalier errant, Le portrait déchiré de Nelligan, Les trois Rimbaud, La Gloire, Stéphane, Laure Conan la romancière aux rubans, Rainbow pour Rimbaud, Nelligan, Émile Nelligan le spasme de vivre.
5 Robert Dion, Frances Fortier [dir.], Écrire l’écrivain : formes contemporaines de la vie d’auteur,
Des textes comme ceux des auteurs français Pierre Michon, Daniel Oster et Dominique Noguez, et des québécois Micheline Morisset, Jovette Marchessault Michel Tremblay, se révèlent souvent être un espace de questionnement sur l’histoire et sur la littérature. De ce fait, ils semblent témoigner des grandes orientations de la littérature à caractère historique des années 1980-‐‑1990. Il arrive d’ailleurs fréquemment que les textes comportent une dimension métafictionnelle leur permettant de prendre position sur ces tendances générales, souvent pour les critiquer et pour chercher à s’en dissocier. Il faut toutefois préciser que cette caractéristique ne constitue pas l’un des critères ayant servi à la délimitation du corpus. Les récits dans lesquels les auteurs réfléchissent à leur propre pratique et les œuvres évoquant ouvertement les enjeux liés à la représentation fictive du passé n’ont pas été favorisés au détriment d’autres types de textes. Mon objectif étant de m’intéresser au rapport au passé tel qu’il se manifeste dans les représentations d’écrivains en général, j’ai inclus dans mon corpus des œuvres d’auteurs venant d’horizons diversifiés et s’adressant à différents types de lectorat. Cette approche inclusive m’a permis de constituer un échantillon qui m’apparait représentatif de la production de récits à caractère historique pour la période étudiée. Je me suis néanmoins limité à des textes ayant fait l’objet d’une publication et d’une diffusion par des maisons d’édition, c’est-‐‑à-‐‑dire que j’ai laissé de côté les publications non traditionnelles telles que les fan fictions – comme celles consacrées à l’univers de Jules Verne ou à la relation entre Rimbaud et Verlaine – de même que les pièces de théâtre ayant été jouées sans être publiées, mais dont le texte est disponible par l’intermédiaire des conservatoires d’art dramatique6. Les textes que j’ai rassemblés se situent, selon les cas, à mi-‐‑chemin entre l’histoire littéraire, la biographie, le roman, le théâtre, l’essai, ou encore le carnet. Pris dans son ensemble, ce
6 Le Conservatoire d’art dramatique de Montréal possède par exemple le texte d’une pièce de
théâtre consacrée à Laure Conan : La vieille fille de La Malbaie, de Madeleine Pion-‐‑Robitaille et Jean-‐‑Noël Dion. À ma connaissance, la pièce ne fut interprétée qu’une seule fois, en 1984, et n’a jamais été publiée par la suite. Cette remarque est l’occasion d’ajouter que mon corpus ne prétend pas être exhaustif. Il est probable qu’un ou plusieurs textes consacrés à des figures d’écrivains de la fin du XIXe aient échappé à mon attention, ce qui n’empêche pas le corpus
corpus sera à même de mieux faire voir les nombreux filtres qui teintent la perception du passé au cours des années 1980-‐‑1990.
Les dates de 1880-‐‑1900 s’imposent avant tout parce que cette période est l’une des plus représentées dans des textes de fiction au cours des années 1980-‐‑1990. Les écrivains de la fin du XIXe siècle, notamment en raison de l’imaginaire entourant la fin de siècle, semblent exercer une fascination particulière sur les auteurs de fiction biographiques des dernières décennies du XXe siècle. Mon analyse examinera plus en profondeur les causes de cet intérêt pour la fin du XIXe siècle, bien que certains éléments de réponse puissent déjà être mentionnés. Le premier est la date symbolique du centenaire, qui semble avoir encouragé un grand nombre d’auteurs à consacrer des œuvres à des figures de cette période. Dans une logique de commémoration, plusieurs textes du corpus ont en effet été publiés ou rédigés pour célébrer différents centenaires, notamment celui de la mort de Rimbaud, en 1991, et celui de la ville de Rimouski, en 1996. Cette importance de la notion de commémoration illustre une facette du rapport au temps qui se manifeste tant dans les œuvres françaises que québécoises.
Un autre élément pouvant expliquer la popularité de la fin du XIXe siècle dans les textes de fiction tient au fait que la période semble constituer, pour les auteurs, un cadre propice à la réflexion sur eux-‐‑mêmes et sur leur époque7. Les auteurs semblent en effet enclins à projeter leurs propres préoccupations sur les années 1880-‐‑1890, sans doute à cause de la place que ces décennies occupent dans l’imaginaire. En France, l’histoire littéraire a longtemps considéré la modernité « classique », celle des dernières décennies du XIXe siècle, comme « l’origine de la tradition moderniste sur
7 Soulignons, avec Hartog, que « [l]e XIXe siècle est certes une période essentielle, puisque c’est
alors que se forgent et se mettent en place les instruments et les orientations d’une politique du patrimoine, mais il a pour ces raisons même largement retenu l’attention depuis que mémoire et patrimoine ont pris tant de place dans notre espace public et nos agendas de recherche ». François Hartog, op. cit., p. 241-‐‑242.
lequel ont vécu les différentes avant-‐‑gardes8 ». Nous reviendrons au cours de l’analyse sur cette mémoire de la fin de siècle qui s’est construite et transmise par le biais des textes critiques comme des essais et des biographies, mais on peut déjà souligner qu’elle trouve des échos importants dans les textes du corpus, notamment dans le choix de représenter certains auteurs au détriment d’autres. Hormis deux romans –
Maupassant : 1er février 1880 et La lune seule le sait, où apparaît Jules Verne – les textes
sont ainsi consacrés à trois poètes « maudits », Rimbaud, Mallarmé et Verlaine, qui sont également trois icônes importantes de la modernité littéraire. La popularité de ces poètes au détriment d’autres écrivains est entre autres attribuable à la nature novatrice de leurs œuvres, mais on peut supposer que les évènements biographiques ont aussi joué un rôle déterminant dans le choix de certaines figures, surtout celle de Rimbaud. Le mystère entourant certaines périodes de la vie de ce dernier ouvre en effet la voie à la spéculation et à l’imagination, comme en témoignent au moins deux textes du corpus, Par tous les temps et Les trois Rimbaud, mais aussi plusieurs ouvrages critiques que j’aborderai en cours d’analyse.
Du côté québécois, la mémoire littéraire du XIXe est beaucoup moins riche. La période allant de 1880 à 1900 est néanmoins marquée par des changements importants au niveaux littéraire et social : alors que le champ littéraire québécois achève de se constituer au cours des années 1860-‐‑18709, les années 1880-‐‑1890 voient l’essoufflement graduel du mouvement romantique10 et la montée d’un intérêt croissant pour la modernité européenne, notamment pour les mouvements symboliste et décadent en France. Cette situation ne trouve toutefois que peu d’échos au sein du corpus, et c’est plutôt l’existence de l’École littéraire de Montréal et la fulgurante carrière poétique d’Émile Nelligan, entre 1896 et 1899 qui sont les évènements majeurs dont traitent une partie des œuvres. Sans surprise, Nelligan est
8 Christophe Charles, La discordance des temps : une brève histoire de la modernité, Paris,
Armand Colin, 2011, p. 180.
9 Denis St-‐‑Jacques et Marie-‐‑Andrée Beaudet, « Émergence et évolution du champ littéraire
québécois de 1764 à 1914 », dans Texte, no° 12, 1992, p. 142-‐‑144.
10 Marie-‐‑Frédérique Desbiens, La plume pour épée, le premier romantisme canadien, thèse de
en effet l’un des écrivains les plus représentés au sein de mon corpus, avec cinq textes appartenant à des genres variés – le livret d’opéra écrit par Michel Tremblay, le scénario d’Aude Nantais et Jean-‐‑Joseph Tremblay, la pièce de Normand Chaurette et le roman jeunesse d’André Vanasse. Mentionnons également que Nelligan, comme les deux autres écrivains québécois qui sont dépeints dans les œuvres, Laure Conan et Arthur Buies, est considéré par les auteurs du corpus comme l’un des fondateurs de la littérature québécoise. Dans tous les textes québécois, la période s’étalant de 1880 à 1900 prend ainsi une valeur de genèse qu’elle ne possède pas dans l’histoire littéraire. Cet exemple, dont il sera largement question dans l’analyse, illustre bien le type de distorsion qui peut s’opérer dans la représentation fictive de figures d’écrivains du passé.
En me penchant sur des récits situés dans les années 1880-‐‑1890, je serai en mesure d’identifier certains des traits distinctifs qui, aux yeux des auteurs du corpus, font la spécificité de la fin du XIXe par rapport à d’autres périodes. Beaucoup de périodes et de figures historiques (et certaines plus que d’autres) évoquent un imaginaire se construisant notamment à travers les textes critiques, l’essai, la prose d’idée et les œuvres de fiction, et susceptible d’évoluer et de se modifier au fil du temps et des sociétés. Étudier la construction de cet imaginaire de manière à mieux identifier sa présence et ses variations dans la fiction me semble essentiel à la compréhension du rapport au temps, c’est pourquoi je porterai attention à l’évolution de plusieurs figures d’écrivains à travers le XXe siècle. Pour ce faire, j’essaierai d’identifier les liens que les textes du corpus tissent avec d’autres textes qui sont consacrés aux mêmes figures. Les auteurs du corpus sont généralement très bien documentés sur les œuvres des écrivains qu’ils représentent et sur les travaux critiques qui leur sont consacrés. Tous les textes que j’analyserai comportent d’ailleurs des citations tirées des œuvres des auteurs représentés, bien que ces emprunts ne soient pas nécessairement signalés. C’est notamment le cas dans Le grand Buies, où Mireille Maurice utilise des passages de chroniques, de conférences et d’articles d’Arthur Buies pour composer les dialogues entre les personnages. Au corpus primaire se greffe donc un corpus secondaire, mais néanmoins fondamental pour la compréhension des
textes, composé des œuvres des écrivains représentés et des principaux travaux critiques et des biographies leur étant consacrés.
Afin de vérifier certaines hypohtèses, je ferai appel à des textes parus avant et après la période de 1980 à 2000, de même qu’à des récits représentant d’autres périodes historiques. Ces détours plus ou moins brefs à l’extérieur des périodes circonscrites pour l’analyse permettront de réinscrire les textes du corpus dans un contexte plus large et de mettre à l’épreuve la portée globale de certaines observations. Parmi les textes qui occuperont le plus mon attention, on trouve le récit de Patrick Modiano,
Dora Bruder, paru en 1997, et dont l’intrigue se situe pendant la période de
l’Occupation à Paris. Cette œuvre me permettra d’abord de me pencher plus en détail sur la place de l’archive dans le rapport au passé, et d’illustrer l’importance de la notion de mémoire dans les textes de fiction représentant l’Histoire. Un autre texte auquel je ferai fréquemment référence est Démolir Nisard d’Éric Chevillard, paru en 2006, et qui met en scène un narrateur s’efforçant d’entacher la mémoire de Désiré Nisard, critique et historien de la littérature ayant été actif au cours de la période 1880-‐‑1900. Par son sujet, ce texte s’apparente aux œuvres du corpus, mais il offrira néanmoins l’occasion de confronter certaines conclusions de mon analyse à un récit plus récent. La lecture de cette œuvre apportera d’ailleurs un éclairage particulier à mon étude, puisqu’il s’agit du seul récit dépeignant négativement une figure du passé. L’ensemble des récits du corpus se déploie en effet sur le mode de la glorification, une caractéristique que la comparaison avec le texte de Chevillard mettra en évidence.
La comparaison entre la France et le Québec permettra d’ancrer la réflexion au plan national, en montrant qu’un même régime d’historicité peut se manifester différemment selon les régions. Cette perspective comparatiste jouera un rôle fondamental dans l’analyse et permettra de dresser un portrait beaucoup plus nuancé et complet des manifestations du présentisme à travers les textes littéraires. Il existe une démarcation assez nette entre les deux sections du corpus : les textes français s’inscrivent beaucoup plus fréquemment dans une esthétique postmoderne, en s’octroyant des libertés face aux figures dont ils dressent le portrait, tandis que les
textes écrits au Québec semblent, à première vue, beaucoup plus conservateurs et respectueux de leurs sujets11. En tant qu’outil comparatiste, la notion de régime d’historicité montrera que ces différences peuvent être interprétées comme autant de décalages dans l’apparition et dans l’évolution d’un même rapport au temps. Un même sujet, par exemple le patrimoine, est ainsi traité différemment selon la perspective et le bagage culturel d’un auteur. Au Québec, cette notion se manifeste d’abord par la valeur accordée à l’écrivain représenté et à son œuvre, tandis qu’en France, les textes prennent davantage de recul face aux mouvements de commémoration, si bien que beaucoup de fictions véhiculent un discours critique sur ce sujet. La comparaison montrera que les thèmes fondamentaux du présentisme reçoivent une attention différente selon la provenance des textes, et elle mettra ainsi en lumière des variations au sein d’un même rapport à l’Histoire et au passé. L’analyse montrera aussi que ces discordances12 sont le fruit de facteurs d’ordres historique, social et culturel propres à chaque espace national.
Le fait de comparer des textes provenant d’horizons différents, relevant de registres variés et s’adressant à plusieurs types de lecteurs n’est pas sans compliquer l’analyse. J’ai cherché, tout au long de mon étude, à tenir compte des particularités propres à chaque genre tout en mettant en évidence les grandes tendances qui se dessinent entre les œuvres. Pour y arriver, beaucoup de travaux critiques sur les récits à caractère historique ont orienté ma lecture, en fournissant des pistes de réflexion sur la nature du rapport au temps qui se dégage des textes. C’est le cas, par exemple, des travaux de Dominique Viart, qui comme beaucoup d’autres critiques constate que la fin du XXe siècle est marquée par l’expansion d’une « poétique de l'épanorthose où les corrections, les ajustements, les doutes, les scrupules l'emportent sur l'assertion13 ». En effet, tout un pan de la production littéraire fictionnelle traitant du passé fait
11 Cette observation générale n’exclut pas que certains textes québécois adoptent une
esthétique postmoderne ni que des œuvres françaises s’apparentent à des formes plus conventionnelles.
12 J’emprunte cette expression à Christophe Charles, op. cit.
13 Dominique Viart, « Portraits du sujet, fin de 20ème siècle », [en ligne]. URL :
preuve d’une certaine méfiance envers le savoir en général, et plus particulièrement envers la matière historique14. Comme l’écrivait déjà Jean Molino en 1975, les écrivains semblent peu enclins à considérer que « roman et histoire sont des essences intemporelles qui se sont peu à peu incarnées dans leur vérité15 », de sorte que certains récits tendent à brouiller de plus en plus les limites entre fiction et réalité historique, de même qu’à remettre en cause la démarche historique, soit en proposant de nouveaux points du vue sur le passé ou en contestant les récits officiels produits par les historiens et les chercheurs universitaires.
Un autre ouvrage important pour l’analyse de plusieurs textes du corpus est celui de Linda Hutcheon, A Poetic of Postmodernism, et plus particulièrement le chapitre consacré aux « métafictions historiographiques ». Ce terme est utilisé par l’auteure pour décrire des fictions s’inscrivant dans le courant postmoderne et réfutant les méthodes traditionnelles de distinction entre l’histoire et la fiction16. Bien qu’il semble avoir connu une plus grande fortune du côté des études anglo-‐‑saxonnes17, ce terme sera utilisé dans mon analyse pour décrire certains textes qui entretiennent un rapport particulièrement complexe avec la question de la vérité historique. Dans le premier chapitre, les caractéristiques identifiées et décrites par Hutcheon permettront de rendre compte plus précisément du rôle de la fiction dans le rapport au passé se manifestant dans les œuvres. L’opposition entre faits historiques et fiction est en effet centrale dans des œuvres comme Stéphane, La Gloire, Les trois Rimbaud et
Arthur Buies chevalier errant qui, par divers procédés, remettent en question les
méthodes de l’histoire et de la biographie en proposant plutôt des démarches basées sur la fiction. Le texte de Dominique Noguez, Les trois Rimbaud, offrira un exemple de
14 Linda Hutcheon, A Poetics of Postmodernism, New York, Routledge, 1988, p. 89.
15 Jean Molino, « Qu’est-‐‑ce que le roman historique ? », dans Revue d’histoire littéraire de la
France, vol. 75, no. 2, 1975, p. 195.
16 Linda Hutcheon, A Poetics of Postmodernism, New York, Routledge, 1988, p. 89.
17 Voir notamment ces deux thèses, publiées en 2005 et 2010 où le concept de métafiction
historique occupe une place centrale : Christopher B. Smith, The development of the
reimaginative and reconstructive in historiographic metafiction: 1960—2007, Ohio State
University, 2010, 259 p., et Tisha Turk, In the Canon’s Mouth : Rhetoric and Narration in
ce phénomène, puisque des œuvres fictives attribuées à Rimbaud sont utilisées de manière à tenir un discours critique sur ses œuvres réelles. L’analyse sera aussi l’occasion de nuancer certaines des conclusions proposées dans A Poetic of
Postmodernism, notamment en montrant que les métafictions historiographiques
témoignent d’un même rapport au temps que d’autres récits de facture extrêmement différente.
Une partie de mon analyse s’appuiera également sur les caractéristiques de ce que Seymour Menton nomme le nouveau roman historique. Ces caractéristiques, au nombre de six, recoupent en partie celles identifiées par Hutcheon : 1) le nouveau roman historique est, à divers degrés, subordonné à trois idées philosophiques concernant l’Histoire : l’incertitude quant à la vraie nature de la réalité historique, la nature cyclique de l’Histoire, et la nature imprévisible de l’Histoire ; 2) il présente une distorsion consciente des faits historiques ; 3) il met souvent à l’avant-‐‑plan des personnages historiques réels, contrairement à la plupart des romans historiques antérieurs, qui favorisaient des personnages obscurs ou sans histoire ; 4) il est métafictionnel, c’est-‐‑à-‐‑dire que le narrateur réfère au processus créatif à l’œuvre dans son propre texte ; 5) il présente souvent une vaste intertextualité ; 6) il recourt au dialogisme, à l’ironie et au carnavalesque dans la perspective de Mikhaïl Bakhtine. Presque tous les textes de mon corpus comportent au moins l’une de ces caractéristiques, même si les critères proposés par Menton doivent, comme le souligne Marie-‐‑Frédérique Desbiens, être adaptés aux contextes québécois et français18.
Un autre ouvrage dont il faut signaler l’influence méthodologique est Le Moyen Âge des
romantiques 19 , dans lequel Isabelle Durand-‐‑Le Guern se penche sur les
représentations fictionnelles et poétiques du Moyen Âge par des écrivains appartenant au courant romantique. Même si ce texte porte sur une période
18 Marie-‐‑Frédérique Desbiens, art. cit., p. 296.
19 Isabelle Durand Le-‐‑Guern, Le Moyen Âge des romantiques, Rennes, Presses universitaires de
complètement différente de celle étudiée dans le cadre de ma thèse, plusieurs principes orientant la réflexion de Durand-‐‑Le Guern peuvent aisément s’appliquer à l’étude de mon corpus – et à toute étude consacrée au rapport au passé dans des textes de fiction. En effectuant une lecture croisée d’œuvres provenant de corpus français, anglais et allemand, cette étude défend une hypothèse générale similaire la mienne, à savoir que des textes provenant de différents espaces nationaux peuvent témoigner de rapports semblables au passé, pour peu que l’on tienne compte des variantes et des enjeux propres à chaque territoire. De la même manière, la comparaison au sein de l’ouvrage d’œuvres relevant de genres différents – le conte, le théâtre, la poésie – montre bien que la représentation du passé peut s’effectuer en recourant à des thèmes, à des motifs et à un imaginaire qui, tout en étant influencé par des facteurs esthétiques et formels, transcende les limites génériques des textes. Précisons toutefois que la distance historique autorise Durand-‐‑Le Guern à des conclusions beaucoup plus précises que celles auxquelles j’ai pu moi-‐‑même arriver. Le travail sur des œuvres littéraires relativement récentes et sur un rapport au temps qui, à plusieurs égards, semble toujours d’actualité, impose en effet une perspective limitée sur les œuvres et sur les idéologies dont elles peuvent témoigner. Mon analyse mettra néanmoins en lumière certains éléments qui paraissent témoigner d’un imaginaire de la fin de siècle, entretenu à la fois par les œuvres de fiction et par le discours critique.
Plan de la thèse
Pour aborder les questions soulevées par mon objet d’étude, ma thèse se divise en trois chapitres. Le premier vise à montrer en quoi les textes du corpus peuvent être considérés comme des symptômes du présentisme malgré leurs différences esthétiques et formelles. J’aborderai d’abord brièvement certains enjeux fondamentaux de la représentation du passé, à savoir la relation aux sources et les liens entre la fiction et l’histoire. Comme tous les auteurs de fiction à caractère historique, les écrivains du corpus sont en effet contraints de sélectionner et d’interpréter les textes sources à partir desquels ils construisent leurs récits. Les
caractéristiques esthétiques, formelles et narratives des œuvres peuvent être interprétées comme les résultats de ces opérations de sélection et d’interprétation, et elles nous renseignent sur le rapport au temps de plusieurs écrivains. On observe ainsi deux approches contrastantes qui semblent correspondre à deux attitudes différentes face au passé et à l’histoire : d’un côté, des récits de formes plutôt traditionnelles qui ne cherchent pas à empiéter sur le terrain de l’histoire, de l’autre, des œuvres de natures plus éclatées, confrontant la discipline et cherchant à la remettre en question.
Les notions de régime d’historicité et de présentisme montreront toutefois qu’il est possible d’outrepasser cette première classification des œuvres, puisque plusieurs motifs traversent l’ensemble du corpus, sans préférence pour une approche ou l’autre. Des notions comme celles de patrimoine et d’archive sont en effet à la base de la représentation du passé dans une majorité de textes, bien qu’elles reçoivent des traitements variés selon les auteurs, l’appartenance à l’une des deux aires géographiques, et les figures d’écrivains représentées. Le patrimoine, par exemple, joue un rôle tout aussi déterminant dans un texte comme celui de Colette Fayard, où Rimbaud est représenté sous les traits d’un voyageur spatio-‐‑temporel venu du futur, que dans un roman historique destiné à de jeunes lecteurs comme celui Louise Simard, bien que la notion soit exploitée et représentée différemment dans les deux œuvres. La même observation vaut également pour la place accordée à l’archive dans les textes. Cette dernière peut s’avérer centrale, comme chez Pierre Michon où la photographie de Rimbaud par Carjat est l’objet de rêveries biographiques, ou plus subtile, mais néanmoins essentielle, comme chez Dominique Noguez, qui invente de fausses œuvres en s’appuyant sur la correspondance de ce même poète. En étudiant les différentes manifestations des notions de patrimoine et d’archive au sein des textes, ce premier chapitre montrera comment s’articulent la poétique des œuvres et les caractéristiques du présentisme. Cette lecture permettra en outre de contextualiser les récits, en montrant comment ils témoignent d’un rapport au temps généralisé, qui ne concerne pas uniquement le milieu littéraire.