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Passer l’hiver à Québec : stratégies féminines de survie

Dans le document Genre et travail migrant. (Page 194-200)

XIX e siècle

4. Passer l’hiver à Québec : stratégies féminines de survie

Les migrations annuelles vers les ports du sud des États-Unis font partie d’une série de stratégies utilisées par les familles ouvrières irlandaises de Québec afin de survivre d’une saison de navigation à l'autre. Pendant l’absence des homme les femmes adoptent différents moyens afin d’assurer le maintien de l’économie familiale durant les longs mois d’hiver. Ces moyens vont de la contribution apportée par les menus travaux des enfants, de la blanchisserie ou de la couture effectuées par la mère et les filles plus âgées, de l’entraide entre voisins, ou - ce qui est assez fréquent - de la conversion du logement en pension ou en petite auberge. Dans les recensements de l’époque, ces travaux sont peu « visibles ». Cependant des monographies familiales permettent de mieux les connaitre.

L’étude de Bettina Bradbury sur les familles ouvrières de Montréal au XIXe siècle révèle l’ingéniosité des femmes.35 L’importance du salaire du

père pour la survie de la famille ouvrière est maintes fois soulignée par Bradbury, mais elle s’attarde également sur les différentes stratégies de survie mises en œuvre qui impliquent l’aide des jeunes garçons, pour trouver du bois de chauffage, matière essentielle durant les mois d’hiver. Quant aux jeunes filles, elles prennent soin des plus petits. Le service domestique des filles dans les maisons voisines ou bien dans celles de la petite bourgeoisie de la Haute-Ville de Québec fournit un complément de revenus non négligeable. La plupart des domestiques irlandaises de Québec à cette époque sont logées et nourries chez leurs employeurs, n’obérant pas ainsi leurs gages mensuels, dont leurs mères ont besoin pour chauffer la maison et nourrir les plus petits. De nombreuses familles ouvrières de Québec élèvent également des poules, des porcs et parfois une vache quand l’espace le permet. Enfin, l’entraide entre voisins, celle de la parenté, peut considérablement alléger le fardeau de la mère de famille.

Ainsi, dans la partie ouest du quartier Champlain, s'observent des cas de cohabitation entre des familles immigrantes irlandaises : pas moins de sept familles partagent une habitation de deux étages dont trois membres sont en Louisiane pour l’hiver. Dans le même quartier, plusieurs veuves cohabitent avec deux couples mariés dont l’homme est en Louisiane, tandis qu’une

jeune veuve de 25 ans, Jane Condon, travaille comme blanchisseuse et partage son appartement avec deux pensionnaires. Ces cas ne sont pas rares à Québec au XIXe siècle : en 1861, 20 % des maisonnées irlandaises sont

ainsi amputées d’au moins un membre, soit 414 pour cette période.

En Basse-Ville, dans le quartier Champlain, cette proportion est deux fois plus élevée ; 244 des 610 maisonnées irlandaises (ou 40 %) sont caractérisées par l’absence temporaire d’au moins un homme, souvent le chef de famille. Et, quoique ces départs à chaque automne puissent être difficiles à vivre d’un point de vue affectif ou émotionnel, en termes d’économie familiale, ils ont permis la réussite des stratégies de survie.

L’absence d’un ou deux hommes adultes signifie, en premier lieu, une ou deux bouches de moins à nourrir. De plus, plusieurs de ces familles accueillent des pensionnaires et ainsi transforment la place vacante en une source de revenu. Certaines familles tiennent également un commerce dans la maison. Bien qu’un peu plus de 70 maisonnées dont un membre est absent soient chapeautées par des veuves à l’hiver 1860-61, une trentaine seulement indiquent une occupation aux recenseurs. La mention d’une auberge ou d’une pension est de loin la plus fréquente (un peu plus de la moitié de ces familles). Madame John Tolland, née Eliza Montgomery, veuve de 54 ans et mère de huit enfants nés à Québec, tient ainsi une auberge dans sa maison du quartier Champlain. Ses trois filles, âgées de 13, 15 et 20 ans, l’aident à la maison et à son commerce, le fils aîné est ébéniste et un autre fils de 21 ans est à Cincinnati.

Vendeuses et blanchisseuses sont mentionnées à quatre reprises. Bien qu’il soit difficile de préciser ce que ces femmes vendaient, les journaux de l’époque font parfois allusion aux vendeuses d’œufs, de fruits, de légumes, de poissons et d’articles de couture. Enfin, les autres veuves qui déclarent une occupation dans le recensement sont respectivement femmes de ménage (2), couturières (2) et manufacturière de savon (1).

Bien que le travail de ces veuves soit noté par le recensement de 1861, rappellons que, sur un total de 414 maisonnées de migrants saisonniers, 333 (80 %) sont chapeautées par des hommes qui sont pour la plupart mariés (301), quoique souvent absents. Autrement dit, la grande majorité des familles qui comptent un migrant saisonnier sont dirigées par une femme

mariée, mais seule, du moins pendant l’hiver. Même si toute la famille travaille à réduire les coûts et amasser quelques dollars, il n’en demeure pas moins qu’à la fin de l’hiver, au retour des hommes, elles sont souvent endettées. Plusieurs sources contiennent des allusions à ce cycle d’endettement. Ainsi, dans une lettre au Morning Chronicle, un ancien maître-arrimeur décrit, en octobre 1860, la vie de ces familles :

« Plusieurs parmi ceux dont la survie dépend de leur travail à charger les navires se retrouvent à la fin de la saison endettés auprès du boucher, du boulanger, de l’épicier et du propriétaire, sans vêtements ni provisions pour leurs familles et ils n’ont pas le choix de partir aux États du Sud pour l’hiver36 ».

Les gages obtenus dans le Sud à chaque hiver ainsi que les stratégies des femmes servent d'abord à réduire le niveau d’endettement.

L’exemple de Mary Guilfoyle et Michael Stapleton et de leurs huit enfants illustre ce phénomène. Immigrée à Québec au XIXe siècle, où naissent les

huit enfants entre 1835 et 1853, la famille Stapleton habite le quartier Champlain, à l’instar de la majorité des Irlandais de Québec.

Michael Stapleton, comme ses fils, pratique le métier de débardeur à Québec durant la saison de navigation. Son épouse, Mary Guilfoyle, élève les enfants et tient une petite auberge dans la maison familiale. À la suite du décès de son époux, la veuve a recours à l’assistance de deux de ses filles dans la jeune vingtaine durant l’absence des deux fils aînés qui poursuivent la tradition des migrations saisonnières vers le Sud à chaque automne. Les deux fils se marient à Québec. L’aîné, James, meurt à 35 ans, victime d’un accident dans le port de Savannah en janvier 1876. Son corps est rapatrié à Québec où il est enterré une dizaine de jours plus tard. Son frère cadet, John, s’établit à demeure à Savannah où il décède en 1910. Comme leurs frères, les filles Stapleton se marient à Québec et, à part Bridget, qui succombe de la fièvre jaune à Savannah, les deux autres finissent leurs jours à Québec.

Les années 1880 marquent le début du déclin de l’activité économique du port de Québec et les départs permanents se multiplient. À l’instar de millions d’autres Canadiens qui émigrent pour aller gagner leur vie aux

États-Unis au cours des deux dernières décennies du XIXe siècle, une partie

de la population irlandaise de Québec fait de même. Selon le recensement, le nombre de personnes d’origine irlandaise à Québec a été réduit de moitié, passant de plus de 12 000 en 1871 à un peu moins de 6 000 en 1901. Étant donnée leur mobilité géographique manifeste, on serait porté à croire que tous les migrants saisonniers et leurs familles font de même. Tel n'est pas cependant tout à fait le cas.

Des recherches dans les registres paroissiaux catholiques de Québec montrent que, pour 91 Irlandais dont le lieu de résidence hivernal aux États- Unis est connu, 21 hommes (ou 23 %) décèdent à Québec37. Presque tous

nés en Irlande, ils ont laissé une nombreuse progéniture à Québec. Des patronymes tels que Burke, Haberlin, Hughes, Kelly et Kennedy sont toujours portés à Québec ou réside encore une partie de la descendance des migrants saisonniers du XIXe siècle. Certains ont passé leur vie à migrer

vers le Sud à l’automne pour revenir à Québec au printemps, tel Patrick Doyle, dont le décès est annoncé par le Quebec Chronicle en 1922. Né en 1846, d'un couple d'immigrants, Doyle a commencé son métier de maître- arrimeur très tôt et « a travaillé dans ce port toute sa vie durant l’été et pendant trente-cinq ans il allait travailler dans les États du Sud pendant l’hiver ». Il laisse à Québec une épouse, un fils et deux petits-fils de même que deux neveux, un troisième réside à Port Arthur au Texas.38

Il est difficile de préciser l'évolution dans le temps de ces migrations saisonnières ; il est fort probable qu’avec les départs permanents de Québec au cours du troisième tiers du XIXe siècle, le nombre de migrants

saisonniers diminue.

Bien que de plus amples recherches soient nécessaires, des cas comme celui de Doyle révèlent des tendances. Tandis que certains migrants irlandais se marient et sont enterrés à Québec, d’autres s'établissent définitivement ailleurs. La famille de John Downey, père et fils, va ainsi s’installer définitivement à Savannah et John fils, remorqueur de bois à Québec, va exercer ce métier dans le port du Sud.39 De même pour les frères

37 Je tiens à remercier la chercheuse en généalogie, Maryse Cloutier, d’avoir bien voulu

partager ses résultats sur ces familles migrantes.

38 The Quebec Chronicle, 13 mars 1922.

Stapleton ; l’aîné meurt d’un accident à Savannah et son corps est rapatrié à Québec, tandis que le cadet s’établit dans le Sud où il décède en 1910.40

Enfin, bien que nous connaissions assez bien les conditions de travail des débardeurs à Québec, nous savons peu de choses de leur vie dans le sud. Les recensements américains permettraient de connaître le devenir de ceux qui quittent Québec définitivement. Continuent-ils à exercer le dur métier de journalier dans le Sud ? Leur migration permet-elle une certaine mobilité sociale comparable à celle des Italiens41 ou continuent-ils à « survivre » sous

d’autres cieux ?

Downey, Géorgie.

40 Information obtenue grâce aux recherches généalogiques d’une descendante de ces

Staleton, Eileen Morissey, de New Jersey.

« C’était beaucoup de travail ». Le travail non rémunéré

des Canadiennes-françaises de Lowell (Massachussetts) au

XX

e

siècle

Yukari Takai* Au cours des deux dernières décennies, de nombreux historiens des migrations, sous l’influence des études féministes et des spécialistes du genre, ont cessé de voir en la famille migrante une entité monolithique, indispensable tant à la migration qu’à la survie des individus. Cette déconstruction de la famille migrante a permis de reprendre à nouveau frais l’étude des rapports de genre, tout en montrant que le pouvoir était inégalement distribué au sein de la famille et que celle-ci pouvait être un soutien pour les individus, mais aussi un environnement dangereux et violent1.

* York University, Toronto (Canada). Traduction P. Rygiel.

1 GABACCIA D.R., IACOVETTA F., « Preface », in GABACCIA D.R., IACOVETTA F. (eds.), Women,

Gender, and Transnational Lives : Italian Workers of the World, Toronto, University of

Toronto Press, 2002 ; IACOVETTA F., « Introduction », in EPP M., IACOVETTA F., SWYRIPA F.

(eds.), Sisters or Strangers : Immigrant, Ethnic and Racialized Women in Canadian

History, Toronto, University of Toronto Press, 2004, p. 11-13; HARTMANN H., « The Family

as the Locus of Gender, Class, and Political Struggle : The Example of Housework »,

Signs: Journal of Women in Culture and Society 6, 1981, vol. 6, no. 3, p. 366-394 ;

IACOVETTA F., Such Hardworking People : Italian Immigrants in Postwar Toronto,

Montréal/Kingston, McGill-Queen’s University Press, 1993 ; GABACCIA D.R., Seeking Common Ground : Multidisciplinary Studies of Immigrant Women in the United States,

Westport, CT, Praeger, 1992 ; IACOVETTA F., DRAPER P., BENTRESCA R. (eds)., A Nation of Immigrants : Women, Workers, and Communities in Canadian History, 1840s-1960s,

Toronto, University of Toronto Press, 1998.

Sur les immigrantes contemporaines voir, HONDAGNEU-SOTELO P. (ed.), Gender and U.S. Immigration : Contemporary Trends, Berkeley/Los Angeles, University of California Press,

Les études récenntes2 consacrées aux familles migrantes du passé ou du

monde contemporain proposent souvent une relecture critique des travaux de la génération précédente, tels ceux de Tamara Hareven. Celle-ci, utilisant la notion de stratégie familiale, montrait que, vers 1900, les familles étendues franco-canadiennes permettaient à leurs membres tant de migrer que de survivre dans la petite ville industrielle de Manchester, New Hampshire. Ces travaux, malgré leur solidité, tendaient à faire de la famille, qu’elle soit nucléaire ou étendue, une unité insécable et autonome régulant les migrations et capable d’élaborer des stratégies migratoires collectives. Cette perspective rejetait dans l’ombre les tensions inter-générationelles et les conflits accompagnant l’élaboration des décisions familiales. Elle avait aussi pour effet de négliger les parcours individuels qui ne s’inscrivaient pas dans le cadre familial. La famille, pour reprendre une phrase d’Elaine Bauer et Paul Thompson, devenait le « contexte structurel à l’intérieur duquel l’individu prend la décision de migrer »3 .

2003; PESSAR P.R., « Engendering Migration Studies : The Case of New Immigrants in the

United States », in HONDAGNEU-SOTELO P. (ed.), Gender and U.S. Immigration, op cit., p. 20-

42; FERNANDEZ-KELLY P., GARCIA A., « Power Surrendered, Power Restored : The Politics of

Home and Work among Hispanic Women in Southern California and Southern Florida », in TILLY L.A., GUERIN P. (eds.), Women, Politics, and Change, New York, Russell Sage

Foundation, 1990, p. 130-149.

Les historiens des migrations ont jusqu’à aujourd’hui rarement abordé les violences conjugales et familiales, pour des raisons méthodologiques, mais aussi pour ne pas renforcer les stéréotypes négatifs attachés à ces populations, contre lesquels souvent ils luttaient. Sur ce sujet, voir, PRINCIPE A., « Glimpses of Lives in Canada’s Shadow : Insiders,

Outsiders, and Female Activism in the Fascist Era », GABACCIA D.R., IACOVETTA F. (eds.), Women, Gender, and Transnational Live, p. 349-385; MAR L.R., « The Table of Lin Tee :

Madness, Family Violence, and Lindsay’s Anti-Chinese Riot of 1919 », EPP M., IACOVETTA

F., SWYRIPA F. (eds.), Sisters or Strangers ..., op. cit., p. 108-29.

2 HONDAGNEU-SOTELO P., Gender and U.S. Immigration ..., op. cit. ; PESSAR P., « Engenering

Migration Studies », art. cité, p. 32-33; GEORGE S.M., When Women Come First : Gender and Class in Transnational Migration, Berkeley, University of California Press, 2005,

particulièrement p. 25-30.

3 BAUER E., THOMPSON P., « ‘She’s Always the Person with a Very Global Vision’: The

Gender Dynamics of Migration, Narrative Interpretation and the Case of Jamaican Transnational Families », Gender & History, 16, 2004, 2, p. 334-375, en particulier p. 337. Voir aussi DUBLIN T., Transforming Women’s Work : New England Lives in the Industrial Revolution, Ithaca, New York, Cornell University Press, 1994, p. 10-11; TAKAI Y., « Shared

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