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Migrer et travailler au Canada

Dans le document Genre et travail migrant. (Page 118-122)

Infirmières des Caraïbes en Angleterre et au Canada Migration, travail et identité

3. Migrer et travailler au Canada

Les chercheurs considèrent souvent que, bien que les migrants soient incorporés aux sociétés industrielles en tant que travailleurs, ils tendent à se définir en fonction de leur origine, de leur race ou de leur ethnicité. C’est généralement exact, cependant les infirmières des Caraïbes accordent une grande importance à leur identité professionnelle. Pour elles, travailler comme infirmières n’était pas seulement le moyen de gagner leur vie, mais aussi une activité qui structurait leur identité personnelle, surtout dans le cadre d’une société moderne qui définit souvent les individus par leur travail. Que leur formation ait eu lieu dans les Caraïbes ou en Angleterre, ces femmes se définissaient avant tout comme infirmières. Elles assumaient l’identité qu’elles avaient recherchée et que confirmaient leurs qualifications. Leurs réactions au cours du processus d’accréditation soulignent également leur attachement à une identité professionnelle fondée sur les caractéristiques essentielles de ce métier. Des cinq infirmières accréditées (« registered nurses », RNs) arrivées au Canada depuis les Caraïbes, deux étaient aussi sages-femmes et une autre avait une spécialisation en psychiatrie. Parmi celles venant de Grande-Bretagne, la majorité étaient des infirmières reconnues ayant des compétences en obstétrique (« state registered nurses », SRNs), l’une avait un diplôme d’infirmière en psychiatrie (« registered mental nurse », RMN) et deux étaient des infirmières auxiliaires (« state enrolled nurses », SENs). Déterminer leur situation au sein du monde des soins infirmiers implique que l’on explore les deux dimensions conjointes de la professionnalisation et de la prolétarisation qui les affectaient.

La définition de ce qu’est une profession fait l’objet de débats sans fin. Le métier d’infirmière est souvent défini comme une semi-profession ou une profession libérale à part entière parce qu’elle est affectée par un processus de professionnalisation. Ce concept renvoie à des stratégies de formation ou

d’accréditation qui permettent un contrôle sur le métier25. Pourtant, la

plupart des spécialistes considèrent que l'on ne peut étudier ce processus sans évoquer un mouvement de prolétarisation qui lui est simultané. Le terme « prolétarisation » désigne un mouvement qui implique la fragmentation et l’intensification du processus de travail, et la perte de contrôle des travailleurs sur celui-ci du fait d’un pouvoir accru de l’encadrement26. Si certains chercheurs ont étudié les liens qu’ont entre elles

ces deux mutations dans le cadre canadien, aucun n’a pris en compte les liens entre ces processus et l’introduction d’infirmières étrangères, ou appartenant aux minorités visibles et ayant été formées à l’étranger27.

Face à la pénurie d’infirmières et à l’expansion du système hospitalier, les dirigeants de la profession avaient la rude tâche de maintenir des effectifs correspondant au besoin, sans que cela entraîne une détérioration des standards de la profession. L’une des solutions fut la création d’un vivier de travailleurs auxiliaires, « (…) ce devait être une mesure provisoire, destinée à répondre au besoin urgent de main-d’œuvre en formant des professionnels qui travailleraient sous la supervision d’infirmières accréditées »28. Ces

auxiliaires, aides-soignantes homologuées (« registered nurse assistants », RNAs), assistantes-infirmières et aides-soignantes seraient chargées de tâches « simples et répétitives »29. Ces emplois étaient initialement réservés

à des femmes âgées de plus de trente ans, vétérans de la Seconde Guerre mondiale n’ayant fait qu’un cours passage dans l’enseignement secondaire30.

Ces femmes dont l’emploi devait être temporaire devinrent des membres permanents des professions de santé. Leur entrée dans le système de santé canadien provoqua des tensions entre professionnalisation et prolétarisation au sein des hôpitaux. La première conséquence en était l’allégement des

25 COBURN D., « Professionalization and Proletarianization : Medicine, Nursing and

Chiropractic in Historical Perspective », Labour/Le Travail, n° 24, automne, 1994.

26 Ibid.

27 MCPHERSON K.M., Bedside Matters Bedside Matters : The Transformation of Canadian

Nursing, 1900-1990, Londres, Oxford University Press , 1996 ; COBURN D.,

« Professionalization and Proletarianization… », op. cit., p. 140.

28 University of Toronto Archives, A87-000561001, Brief to the Post- Secondary Education

Board in Ontario, 8.

29 Ibid. 30 Ibid.

tâches des infirmières accréditées (RNs). Kathryn McPherson montre que « les soins personnels, traditionnellement part des tâches infirmières, furent définis comme inappropriés pour des professionnelles hautement qualifiées »31. Elles n’étaient plus soignantes, au pied du lit du patient, mais

organisatrices de soins. De plus, l’introduction de techniques et procédures chirurgicales complexes offrait de nouvelles opportunités à certaines tandis que d’autres accédaient à l’encadrement. L’arrivée des infirmières formées en Angleterre et aux Caraïbes compliqua ce processus de professionnalisation. Leurs qualifications furent examinées de près, et l’ordre des infirmières, l’instance « chargée par la loi de vérifier les qualifications minimales »32 des agents, les considéra souvent insuffisantes.

À la suite de l’évaluation de leurs compétences, les infirmières étaient classées. L’ordre distinguait quatre catégories. Les infirmières accréditées (RNs) avaient suivi avec succès une formation de trois ans dans les Caraïbes ou au Royaume-Uni et l’ordre de la province avait considéré qu’elles disposaient des qualifications nécessaires, qui incluaient des notions d’obstétrique. Le deuxième groupe était similaire au premier, mais ces femmes devaient suivre un programme de qualification après leur arrivée au Canada afin d’obtenir le titre d’infirmière accréditée. Dans le système britannique, en effet, dont dérivait celui en usage aux Caraïbes, la formation infirmière ne comportait pas de notions d’obstétrique, ni de pédiatrie, indispensables pour être accréditée au Canada. La plupart des infirmières dans ce cas ne suivirent pas de cours d’obstétrique à proprement parler. Elles lurent les manuels nécessaires et passèrent une série d’examens. Les membres du troisième groupe soit refusèrent de suivre cette voie, soit échouèrent aux examens et devinrent des travailleuses auxiliaires du système de santé33. Certaines enfin ne purent faire reconnaître leurs

qualifications et eurent le choix entre reprendre des études, d’infirmières ou d’aides-soignantes (RNAs), ou travailler comme personnel non qualifié, en

31 McPHERSON K.M., Bedside Matters…, op. cit., p. 219.

32 UTA, A87-000561001, Brief to the post-Secondary Education Board in Ontario, 8. 33 FLYNN K., « Experience and Identity : Black Immigrant Nurses to Canada, 1950-1980 »,

art. cité, p. 386 ; FLYNN K., « ‘I’m Glad That Someone Is Telling the Nursing Story’ :

Writing Black Canadian Women’s History », Journal of Black Studies, 38/3, janvier 2008, p. 456.

tant qu’assistantes-infirmières par exemple. Certaines femmes se souviennent que leurs compétences furent injustement évaluées, d’autres se rappellent la façon dont les hôpitaux ont utilisé leur savoir-faire. Leur entrée dans le système canadien se fit sous les doubles auspices de la professionnalisation et de la prolétarisation, l’effet produit fut une stratification renforcée du monde hospitalier.

Quand Elaine McLeod, infirmière auxiliaire (SEN), quitta l’Angleterre pour le Canada, elle fut stupéfaite de devoir travailler en tant qu’assistante- infirmière. D’après elle, ses qualifications étaient équivalentes à celles d’une aide-soignante canadienne (RNA). Désirant comprendre la raison du refus d’accréditation, elle contacta l’ordre des infirmières et il lui fut répondu qu’elle n’était pas suffisamment formée en pédiatrie, et qu’il lui faudrait suivre une formation de vingt-et-une heures pour obtenir son accréditation en tant que RNA. Quand elle demanda à suivre la formation, l’administrateur de son institution lui expliqua qu'elle devrait en fait suivre toute la formation depuis le début. L’idée de devoir recommencer une formation déjà accomplie en Angleterre la mit en rage. Elle jugeait l’ordre des infirmières incapable d’évaluer ses qualifications britanniques. Évoquant l’ordre canadien elle dit : « Ils ne pensaient pas que j’étais au niveau, alors que j’avais fait deux ans de formation en Angleterre quand leur programme dure juste dix mois ». Elle se retrouva à « aider les infirmières, faire les lits, aider les patients à se lever », des activités, dit-elle, qui « n’ont rien à voir avec le métier d’infirmière. J’étais trop qualifiée pour ce que je faisais, mais pas aux yeux du Canada »34. De même, en 1970, l’ordre

canadien demanda à Brenda Lewis35, infirmière accréditée à Trinidad avec

une spécialisation en psychiatrie, de suivre à nouveau toute la formation d’infirmière. Lewis travailla comme assistante-infirmière tout en suivant les cours du soir au Ryerson Polytechnic Institute. L’une comme l’autre subirent les effets du processus de prolétarisation. Malgré leurs qualifications, ces femmes occupèrent des emplois que créait le processus de professionnalisation en cours.

34 Elaine McLeod, entretien avec l’auteur, bandes, Markham, Ontario, 1995.

35 FLYNN K., « Experience and Identity : Black Immigrant Nurses to Canada, 1950-1980 »,

Parmi les infirmières accréditées, certaines – ce fut l’exception plutôt que la norme – obtinrent la reconnaissance de leurs qualifications. Orphelia Bennett, sage-femme diplômée de l’Université des West Indies, arriva au Canada en 1955 et put directement travailler en tant que RN. De même, Vera Cudjoe, formée en Grande-Bretagne aux soins infirmiers et à l’obstétrique, mais revenue ensuite à Trinidad, partit pour le Canada en 1960 et obtint son inscription à l’ordre. Par contre, Ancila et Daphne C. travaillèrent comme simples infirmières diplômées jusqu’à ce qu’elles passent leurs examens en pédiatrie, alors même que, comme Cudjoe et Bennet, elles avaient suivi une formation en obstétrique. Nous ne savons pas si les membres de l’ordre infirmier considéraient, comme le suggère une des femmes rencontrées, que les infirmières formées ailleurs étaient médiocrement éduquées, ce qui aurait motivé leur évaluation. Toujours est-il que le processus d’accréditation résultait en une prolétarisation, produit d’une déqualification qui définissait les tâches assignées à ces femmes et, de ce fait, leur position au sein du système hospitalier canadien.

Dans le document Genre et travail migrant. (Page 118-122)