• Aucun résultat trouvé

Jackendoff rapproche les noms roof (of the porch) et leg(of a table) sur la base du fait qu'ils sont

tout deux « lexically partitive ». Il insiste en ajoutant : « a leg has to be a leg of something »

(1991 : 27-28, je souligne). Ce rapprochement entre roof et leg (qui renvoie, en tant que nom de

partie du corps humain, à la jambe273) sur la base du fait que les deux noms expriment des parties de

« quelque chose » sera le point de départ de cette troisième section.

271 La référence physiologique au bras n'est cependant pas toujours nécessaire. Si elle semble encore bien présente dans l'énoncé en (124b) où le nom bras est utilisé pour évoquer un métier manuel (on parle d'industrie), elle est moins nette dans un énoncé comme La semaine asiatique c'est bientôt et nous avons besoin de bras pour l'organiser (frWaC) où le nom évoque autant une aide ou une contribution intellectuelle.

272 L'énoncé (125) ne nous apprend pas grand chose sur épaule.

273 En anglais,legpeut renvoyer au pied de la table ainsi qu'à une portion de temps :Then even if this leg of the journey worked to perfection there was always the possibility that the train would not be ready for boarding (Lodge, 2009 – Deaf sentence, Penguin, p. 175). Voici la traduction française de cet énoncé : Et même si cette étape du voyage se déroulait à la perfection, il y avait toujours le risque que le train ne soit pas encore à quai (La vie en sourdine, Rivages, 2008, p. 236, je souligne).

On a évoqué rapidement (cf. 1.1.3 Notion de partie nécessaire) le fait que, adoptant un point de vue

large inspiré de Husserl sur la relation partie-tout, Mostrov (2010 ; 2015), à la suite de Van de Velde (1995), envisage les qualités et les dimensions (i.e. parties nécessaires) comme des parties de l'être humain (à la différence des états).

Dans le domaine des objets, à première vue, les choses paraissent plus simples. En effet, dans les

énoncés suivants, nez, cœur ou tête semblent de fait renvoyer à une partie de quelque chose (même

si dans l'exemple (c), ce quelque chose semble assez abstrait) et ceci même si on envisage la notion de partie dans un sens assez étroit :

129. (a) la cabine de pilotage se trouve dans le nez de l'avion (b) nous voici au cœur de la ville

(c) Jean est à la tête de l'entreprise

Dans ces exemples, cette impression est évidemment renforcée par la présence du SP qui complète

le nom. Le nom nez renvoie à « une partie du tout » auquel réfère avion. De même, pour les paires

cœur / ville et tête / entreprise.

3.1 De la notion de partie à la notion de zone

On partira d'une intuition simple : dans l'énoncé (129a), on semble indiquer dans quelle partie

(matérielle) de l'avion se trouve la cabine alors que, dans l'énoncé (129b), il semble que cœur

renvoie à une localisation et non à une partie spécifique de la ville (pour l'énoncé (c), un certain caractère abstrait rend l'interprétation plus difficile). Autrement dit, dans un cas, il s'agirait d'une

vraie partie (comme le guidon est une partie du vélo) et, dans l'autre, d'une partie topologique. Dans ce qui suit, on cherchera à donner un fondement à cette intuition.

3.1.1 Des parties « au sens strict »

Comme on l'a évoqué (cf. note 219), Villar (2006) se montre assez exigeante dès lors qu'il s'agit de

définir linguistiquement une partie – i.e. attribuer à un nom le statut de méronyme. Pour elle, le

« critère le plus important » est le critère lexicographique (2006 : 369) qu'elle énonce en ces termes :

Un élément lexical doit être considéré comme méronyme d'un autre élément lexical si la définition, intuitive ou lexicographique, du premier nécessite la mention explicite du second

À son sens, ce critère permet de qualifier bras comme méronyme de corps et de disqualifier cœur

(2006 : 370). S'appuyant sur ce critère, elle cherche surtout à montrer que bras n'est pas un

méronyme de Carlos (malgré la séquence le bras de Carlos). C'est précisément ce que conteste

Mostrov qui prend explicitement le parti d'élargir la notion de méronymie (2015 : 129).

En restant ici extérieur à la sphère humaine, le critère lexicographique permet de confirmer que

certains emplois des noms de parties du corps humain relèvent bien de la méronymie274 (ils

274 C'est un tel critère qui permet au DEC de hiérarchiser la présentation de ses lexèmes : « Règle 1. Si la définition d'un lexème L2 d'un vocable donné inclut un autre lexème L1, L1 précède L2. (Donc le lexème de base apparaît toujours en premier.) » (Arbatchewsky-Jumarie & Iordanskaja, 1988 : 68). Cette règle met en avant une sorte d'acception première lexicographique même si les rédacteurs du dictionnaire ne l'envisagent pas

renvoient à la « partie de quelque chose »). Dans le tableau ci-dessous, quelques exemples sont proposés pour illustrer cette observation :

Noms Gloses du PR

bras Partie mobile d'une grue

œil Centre d'une dépression – cf. l'œil du cyclone nez Partie effilée à l'avant du fuselage (d'un avion)

cœur Noyau d'un processeur où s'effectue la plus grande partie des calculs joues Les deux faces extérieures de la caisse d'une poulie

À chaque fois, la définition convoque effectivement un nom évoquant une partie (partie, centre,

noyau, face) conjointement avec un nom évoquant le tout dont cette partie dépend (grue,

dépression, fuselage, processeur, poulie).

En fait, ce critère lexicographique, est déjà explicite chez Borillo qui affirme : « on voit mal

comment définir des mots comme doigt, racine, manche, roue, toitetc. sans faire état de la relation d'appartenance ou d'inclusion qui lie leur référent à l'entité dont ils sont les constituants » (1999 :

61). Ainsi, bras a bien des emplois méronymiques : bras d'une grue, bras d'un fauteuil...

On doit à Cruse (1986) l'explicitation de critères permettant de circonscrire la relation partie-tout.

L'auteur part de la différence entre les notions de partie (part) et de morceau (piece). Il s'appuie sur

l'exemple d'une machine à écrire pour laquelle on peut identifier différentes parties. Mais, précise-t-il, si on s'acharne à détruire l'objet à l'aide d'une hache, la machine à écrire est réduite en « morceaux » (1986 : 157-158). À partir de cette observation, Cruse formule trois critères qui

permettent de définir une partie : « autonomy, non-arbitrary boundary and determinate function

with respect to the whole » (1986 : 158-159). Par opposition à un morceau, une partie a une forme d'autonomie par rapport à son tout : on peut démonter le bras de la grue, le remonter sur une autre

grue275. Deuxième critère : les limites de la partie sont motivées (ou non arbitraires). Ainsi, sur la

grue, on repère nettement où commence et finit le bras. Enfin, une partie a généralement une

fonction relativement à son tout (le bras sur la grue en constitue la partie mobile qui sert à lever les

objets par opposition à la cabine qui sert à abriter l'ouvrier qui la commande).

Quoique non linguistiques, ces critères servent souvent de base aux études linguistiques sur la

méréologie (méronymie). Par exemple, après les avoir rappelés, Aurnague avance que « c'est la

fonctionnalité qui semble la plus importante et il n'est pas exclu d'ailleurs qu'elle conditionne

comme un critère scientifique : « l'ordonnancement des lexèmes d'un vocable n'[a], dans notre approche, aucun statut scientifique » (1988 : 68). 275 Cruse admet dans un trait d'humour que ce critère est « problématique » pour les noms de parties du corps humain (1986 : 159).

quelque peu les deux autres » (1989 : 6). De même, Borillo énumère ces critères tout en ajoutant

celui du « caractère optionnel de la composante » (1999 : 61-63).

Cependant, la relation partie-tout circonscrite par le critère (linguistique) de Villar et les critères

(non linguistiques276) de Cruse est relativement restrictive. Car, selon Borillo, ces critères

s'appliquent surtout à « la relation ''composante fonctionnelle / objet'' » qui est « généralement

considérée comme la plus prototypique de la relation de méronymie » (1999 : 60). Ce type (central)

de relation méronymique conduit à considérer bras (au regard de sa relation avec grue) comme un

nom de composant (Ncomp) dans la terminologie de Borillo.

Or, si on peut envisager la relation « composante fonctionnelle / objet » qui relie bras à grue comme

« prototypique », il vaut la peine de s'interroger sur d'autres types de relation relevant de manière

moins « stricte » de la méronymie (celle qui relie cœurà forêt par exemple) afin d'y voir plus clair

dans certains emplois des noms de parties du corps humain.

3.1.2 Des parties « au sens large »

Dans leur étude sur les relations partie-tout, Winston & al. (1987) reprennent en fait les critères de

Cruse. En effet, ils distinguent trois paramètres de la relation : functional, homeomerous, separable

(1987 : 421). Le paramètre homeomerous277 correspond au critère des limites de Cruse (c'est-à-dire :

homeomerous = limites non motivées). Le paramètre separable correspond au critère d'autonomie.

Ainsi, pour la relation prototypique que Winston & al. appelle « component / integral object » (cf.

Borillo : « composante fonctionnelle / objet »), on a :

Relation Example functional homeomerous separable

component / integral object handle / cup + - +

Mais, Winston & al. vont « beaucoup plus loin » et, en panachant ces critères, n'hésitent pas à

définir des relations partie-tout beaucoup plus diversifiées (six en tout). Ils définissent par exemple

la relation « stuff / object » (matière / objet) à l’aide des paramètres functional (-), homeomorous (-)

et separable (-).

Concentrons-nous sur les relations pertinentes pour l'objet d'étude (les noms de parties du corps humain en français). Ainsi, cette deuxième relation sera laissée de côté : si certains noms de parties du corps humain renvoient bien à une matière, c’est toujours par le truchement de leur sens « partie

du corps » (ex :un outil en os de baleine, un manteau en peau de renard…).

276 En fait, dans la suite de son chapitre, Cruse (1986 : 160-165) focalise son attention sur des critères proprement linguistiques. On en trouvera une discussion chez Tamba (1994). Par ailleurs, Gréa (2012) propose une réflexion sur la différence (en français) entre les expressions être une partie de et faire partie de.

277 Le terme est hérité de l'interprétation aristotélicienne des écrits d'Anaxagore : « Est homéomère ce qui se divise en parties strictement identiques au tout (comme la chair et l'os), par opposition aux anhoméomères (par exemple une main ou un visage) dont les parties sont différenciées » (Macé & Therme, 2012 : 158 note 4).

De même, on ignorera les relations « feature / activity » (ex : paying / shopping) et « member /

collection » (tree / forest). Pour la première, seul cœur pourrait éventuellement convenir (ex : le

cœur du processus) mais la partie à laquelle renverrait ce nom manquerait des limites exigées par la

définition des auteurs. Pour la seconde278, on pourrait à la limite considérer que doigt est un bon

candidat (la main est « une collection de doigts ») mais il semble plus pertinent d'envisager le doigt comme une partie du corps humain comme les autres (« component / integral object »).

La relation « portion / mass » (slice / pie) peut se révéler intéressante pour le propos. En effet, dans

les énoncés suivants, on peut envisager les noms doigt, pied et pouce comme découpant des

portions dans un ensemble plus vaste :

130. (a) Paul veut juste un doigt de whisky (b) Paul a pris son pied

(c) Paul n'a pas bougé d'un pouce

En (a), doigt renvoie à une certaine quantité de whisky (et en détermine donc une « portion »). En

(b), pied (en lien avec son sens « unité de mesure ») sélectionne une portion d'un ensemble qu'on

peut étiqueter plaisir(une certaine « dose de plaisir »)279. En (c), pouce réfère à une petite quantité

du tout « mouvement » évoqué par le verbe bouger. Je ne m'attarderai pas ici sur cette relation et

renvoie à la discussion de la section 5 Acception QUANTITÉ (plus bas, p. 212).

La dernière relation suggérée par Winston & al. est par contre d’un grand intérêt pour nous. En

effet, les auteurs intègrent dans leur typologie des relations partie-tout la relation « place / area » en l'illustrant des énoncés suivants (1987 : 426) :

131. (a) The Everglades are part of Florida (b) An oasis is a part of a desert (c) The baseline is part of a tennis court

Or, cette relation semble correspondre à certains emplois des noms de parties du corps humain qui

renvoient à une partie localisée sur un tout (on verra que si ces emplois concernent peu de noms, ils

sont en revanche d’un usage extrêmement fréquent) :

132. (a) le chat dort au pied de l'échelle (b) nous arrivons au cœur de la forêt

(c) la tête de la course est constituée de cinq coureurs

Les auteurs caractérisent cette relation de la manière suivante (1987 : 421) :

Relation Examples functional homeomerous separable

place / area oasis / desert - +

-Ce qui en fait la complémentaire stricte de la relation (prototypique) « component / integral object » ! Comme on peut s'y attendre, une telle analyse fait débat. Huyghe conteste par exemple la

278 Cette relation est loin d'être toujours acceptée comme méronymique – cf. Huyghe (2005 : 186-187 note 5). 279 On reparle de cette expression au chapitre 5 dans la section consacrée à pied.

caractérisation de l'élément homeomerous : « l'oasis est-elle vraiment de même nature que le désert ? » (2005 : 196-197). De fait, dans les termes de Cruse, on peut s'interroger sur l'absence de limites motivées entre l'oasis et le désert dont elle fait partie (l'oasis est sans doute autre chose qu'un

morceau de désert). Quant au critère de séparabilité, il est également discutable (le PR donne

précisément îlot comme équivalent du nom oasis dans son sens figuré). Pour ce qui concerne, les

emplois « spatiaux » des noms de parties du corps humain, même l'élément functional parait sujet à

caution : dans l'énoncé (132a), si pied renvoie à une localisation, n'évoque-t-il pas également la

fonction de support de l'objet désigné par échelle(phénomène d'hybridité sémantique) ?

On note qu'Aurnague (1996 : 161) ne conserve pas cette relation dans sa typologie des relations partie-tout (composant-assemblage, morceau-tout, portion-tout, substance-tout,

élément-collection280) alors que Borillo (1999 : 53) l'y intègre (elle parle de relation « zone topologique /

objet physique »).

Quant à Huyghe (2005), il préfère parler de zone qu'il définit en ces termes (je souligne) :

Généralement, zone désigne une partie vue sous l'angle spatial, c'est-à-dire en tant que portion d'espace et / ou opérateur de localisation (p. 197) [...]zone ne désignant que des « parties » spatiales, vues sous l'angle de la puissance localisatrice, les différentes zones d'une entité donnée ne la constituent pas (p. 198). Il nous semble donc difficile de considérer l'existence d'un type partitif zone / tout (p. 199).

On voit avec les extraits ci-dessus comment Huyghe renonce à considérer une zone comme une

partie (contre Winston & al.) : ainsi, dans une première approche, zone désigne une partie (vue sous

l'angle spatial), puis une partie spatiale (présence de guillemets) pour finalement désigner autre

chose qu'une partie (pas de relation méronymique « zone / tout »).

En fait, si leurs entrées peuvent s'avérer différentes, ce qui importe surtout pour ces trois auteurs, c'est d'étudier, d'un double point de vue syntaxique et sémantique, ce qu'ils appellent les « noms de

localisation interne » (Nli) que Borillo illustre par ces énoncés (1988 : 6, c'est moi qui indique en

gras les Nli) :

133. (a) le plat est sur le bord de la table (b) le livre est au fond de la bibliothèque (c) le mot est au centre de l'écran

Ces noms ont pour propriété de désigner des « parties orientées et localisées » d'un objet physique

(1988 : 6). Comme on vient de le voir, à celui de partie, Huyghe préfère le terme de zone. Quant à

Aurnague, il rattache les Nli à la relation « morceau-tout » (1996 : 161).

Dans le cadre de cette thèse, l'essentiel est de noter que certains noms de parties du corps humain

peuvent être considérés (dans certains de leurs emplois) comme des Nli. C'est d'ailleurs ce que

pointe Borillo qui, dans sa liste d'une centaine de Nli, intègre cœur, dos, front, pied, sein et tête.