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On vient de voir que, dans le domaine nominal, le caractère très abstrait de l'invariant sémantique semblait poser particulièrement problème. En effet, il semble délicat de se débarrasser du sentiment

que des noms comme lit, boite et pied désignent fondamentalement un meuble, un objet et une

partie du corps humain. Légitimement, on s'interroge ainsi sur l'importance qu'il faut concéder à cette intuition (d'un sens fondamental) dans la formulation de l'invariant. C'est cette question qui sera ici explorée.

Dans un premier temps, il faudra expliciter pourquoi il est préférable d'ignorer ce que Ricœur

appelle la métaphore vive pour cantonner la réflexion aux acceptions lexicalisées. Ensuite, on

reviendra sur les notions de sens propre et d'acception première pour mettre en évidence comment

elles sont mises (plus ou moins explicitement) à contribution par certaines sémantiques holistes. Enfin, je chercherai à interroger le fondement même de ces notions pour défendre finalement une approche de la polysémie faisant fi de la hiérarchisation des emplois.

4.1 Métaphore vive vs Acception lexicalisée

Théoriquement, un découpage en acceptions est d'autant plus pertinent (et exhaustif) qu'on a repéré

tous les sens de l'unité linguistique étudiée. Ce qui suppose de prendre en compte tous les emplois

admis par la communauté des locuteurs. Or, qu'elles prennent leurs sources dans l'ironie, la poésie ou le jeu métalinguistique, les « fantaisies sémantiques » sont toujours possibles. C'est ce dont témoignent Victorri et Fuchs avec l'énoncé suivant :

18. Les balles de ses sarcasmes rebondissent sur la raquette de mon indifférence (1996 : 20)

90 Une partie des réflexions réunies dans cette section ont fait l'objet d'une communication à la journée des doctorants du PRSH (Le Havre) organisée le jeudi 20 octobre 2016 sur le thème : « Imaginaire(s), représentation(s) en sciences humaines et sociales ».

Dans cet énoncé, on peut considérer que l'emploi de raquette est imagé. Mais surtout, on note que cet emploi apparait totalement inédit. En effet, quoiqu'on puisse sans réelle difficulté inférer un sens

pour la raquette de mon indifférence (glosons par la résistance offerte par mon indifférence), on

peut difficilement considérer que cet emploi atteste d'une nouvelle acception pour raquette. Cela

serait tout différent avec l'emploi suivant de raquette (dans le contexte du basket-ball) :

19. le joueur est resté quatre secondes dans la raquette, il s'est fait sanctionner

Car, si on peut ici également considérer l'emploi comme imagé, cet emploi est partagé par les

communautés des locuteurs, il fait partie du lexique, il est lexicalisé. Le fait qu'il soit enregistré

dans le Petit Robert en constitue un indice probant.

En réalité, l'emploi de raquetteen (18) relève plutôt de ce que Ricœur appelle une métaphore vive

(1975). Réinterprétant la conception aristotélicienne de la métaphore91, le philosophe l'envisage

comme un fait de discours qui s'appuie sur deux mécanismes convoqués simultanément (Martinengo, 2013 : 28) :

une collision sémantique par un rapprochement insolite (ici, raquette / indifférence)

la production d'une image qui rend cette collision compréhensible (→résistance)

En effet, dans l'esprit de Ricœur, le surgissement de l'insolite ne suffit pas àfaire métaphore :

Le sens métaphorique en tant que tel n'est pas la collision sémantique, mais la nouvelle pertinence qui répond à son défi. Dans le langage de Beardsley, la métaphore est ce qui fait d'un énoncé auto-contradictoire qui se détruit, un énoncé auto-contradictoire significatif. […] Des choses qui jusque-là étaient « éloignées » soudain paraissent « voisines » (1975 : 246)

En (18), l'emploi de raquette entre dans une combinaison, certes insolite, mais capable de générer

une image et, par là, un sens. Alternativement, si la combinaison ne fait pas émerger d'image, il n'y a pas métaphore et la communication du message échoue.

Mais, à rebours de Ricœur, c'est précisément parce que le rapprochement est insolite (non enregistré dans l'usage) et que la métaphore est vive, que l'emploi nous intéressera moins. En effet, sorte d'hapax sémantique, il ne pourra être considéré comme un emploi-exemplaire d'une quelconque acception inscrite dans la langue commune. Or, c'est bien plutôt ce que la tradition rhétorique

appelle tropes (les emplois dits figurés enregistrés dans le lexique et manifestant la polysémie du

mot92) qui attirera notre attention.

En fait, cela rejoint ici ce que soulignait Noailly dans son étude du nom fleuve (1996). Elle

s'interrogeait en effet sur la distinction opérée par Rastier entre sèmes afférents appartenant au

lexique (relevant d'une forme de doxa linguistique i.e. socialement normés) et sèmes afférents

appartenant à un idiolecte particulier (Rastier, 1987 : 39-55). Pour elle :

91 Contre la conception tropologique de Fontanier (Ricœur, 1975 : 63-86).

92 D'ailleurs, avec les métaphores lexicalisées, « le sentiment d'écart […] n'est pas nécessairement éprouvé, et même le plus souvent absent, de l'expérience ordinaire des locuteurs » (Cadiot & Tracy, 1997 : 106).

Si les premiers relèvent incontestablement de la langue commune […], on peut se demander en revanche si les seconds ont une validité proprement linguistique : que désert

soit chez Mauriac le lieu symbole de la séparation […] est à prendre en compte pour l'étude générale de Mauriac […]. Mais de telles observations peuvent avoir peu d'incidence sur l'acception générale de [ce mot] […] car cela ne rejoint pas forcément l'imaginaire collectif. (1996 : 27)

Ainsi, le travail de découpage en acceptions revient à regrouper les différents emplois d'un mot en

tant qu'ils manifestent unmêmesens. Et, pour peu qu'ils soient suffisamment lexicalisés, c'est-à-dire

institutionnalisés par la communauté des locuteurs93, tous les emplois méritent d'être inclus.

Cependant, il ne s'agit pas de rendre compte d'emplois marginaux ne correspondant pas à un usage linguistique courant. Comme l'avance Benveniste :

Notre domaine sera le langage dit ordinaire, le langage commun, à l'exclusion expresse du langage poétique, qui a ses propres lois et ses propres fonctions. La tâche, on l'accordera, est déjà assez ample ainsi. (1974 : 216-221)

Cette première mise au point attire l'attention sur l'opposition classique en linguistique (et plus

particulièrement en sémantique et en lexicographie) entre sens propre et sens figuré. Elle sera l'objet

de la section suivante.

4.2 Sens propre et acception première

L'approche de Ricœur le conduit à porter sur le sens figuré un regard en totale rupture avec la tradition rhétorique (issue de Dumarsais et Fontanier). En effet, pour lui, si l'on doit continuer à

parler du sens figuré des mots, « il ne peut s'agir que de significations entièrement contextuelles,

d'une ''signification émergente'' qui existe seulement ici et maintenant » (1975 : 125). Dès lors,

toujours selon Ricœur, « on peut appeler sens propre le sens d'un énoncé qui ne recourt qu'aux

significations lexicales enregistrées d'un mot » (1975 : 124, je souligne)94.

Or, cette manière de définir le sens propre parait assez éloignée des usages sémantiques et

lexicographiques qui se sont imposés après Dumarsais et qui perdurent de nos jours. Il suffit de consulter un dictionnaire pour constater que, bien qu'il n'évoque que les sens d'un mot enregistrés

dans le lexique (i.e. les acceptions), il recourt en permanence à l'opposition sens propre et sens

figuré (mettant notamment en avant les figures de la métaphore et de la métonymie).

Dans cette section, on s'attachera à montrer que toute une tradition linguistique perpétue, d'une manière ou d'une autre, un traitement sémantique de la polysémie des mots fondé sur une opposition entre un sens propre et des sens figurés. Plus spécifiquement, on mettra en évidence en quoi cette conception du sens, majoritaire en sémantique lexicale (notamment dans le domaine

nominal), conduit à considérer que les mots ont une sorte de valeur première (le sens propre ou

93 Voir la différence entre intégration entrenched et intégration on line en sémantique cognitive (Gréa, 2003 : 64, notamment la note 7). Sur cette opposition, cf. également infra 4.3.5 Le problème des emplois hybrides.

94 Tamba-Mecz rejoint Ricœur dans son traitement du sens figuré quand elle affirme : « Les mots que répertorie un dictionnaire possèdent un ou plusieurs sens virtuels stables. […] Mais c'est la conjonction, dans un emploi effectif de discours, de composantes lexicale, grammaticale et référentielle, qui permet la création d'une signification figurée. […] le sens figuré s'avère donc être un sens relationnel synthétique, résultant de la combinaison d'au moins deux unités lexicales engagées dans un cadre syntaxique défini et se rattachant à une situation énonciative déterminée » (1981 : 31-32).

l'acception première). Dans ce but, on partira de considérations assez générales avant de focaliser sur deux approches holistes du sens qui ont, à leur manière, intégré cette conception dans leur traitement de la polysémie.

4.2.1 Approche « traditionnelle »

L'idée selon laquelle la polysémie s'ancre dans une distinction entre sens propre et sens figuré parait

assez communément admise : les mots auraient un sens propre / ordinaire qui, par dérivation95,

donnerait lieu à des sens figurés / extra-ordinaires.

Ainsi, s'agissant du nom tête évoqué au chapitre 196, on peut considérer que l'énoncé Paul a mal à

la tête illustre le sens propre de ce nom qu'on peut gloser par « partie supérieure du corps qui

contient le cerveau ». Dans ce cas, l'énoncé Paul n'a pas de tête exemplifierait un sens figuré (qu'on

pourrait définir comme « une capacité cognitive ») dérivé du sens propre par un lien effectué entre

la tête, réceptacle du cerveau, et la fonction de cet organe. Quant à Paul est en tête de course, il

témoignerait d'un autre sens figuré (« partie antérieure de quelque chose ») dérivé par une analogie de position.

Ce principe d'une dérivation d'un sens propre vers des sens figurés n'est pas une idée neuve. On peut

considérer qu'on en trouve l'origine dans les écrits d'Aristote (Rhétorique, Poétique) sur la

métaphore puis, dans ceux de Dumarsais qui, au XVIIIème siècle, opère le lien entre la rhétorique

aristotélicienne et la tradition grammaticale97.

Pour Dumarsais, la métaphore est un trope parmi d'autres. Un trope, c'est-à-dire une figure par

laquelle « on fait prendre à un mot une signification qui n'est pas précisément la signification

propre de ce mot » (1730 : 69). Quant à la signification propre, elle est définie comme « la

première signification du mot » c'est-à-dire « ce pourquoi il a préalablement été établi » (1730 : 73, je souligne).

De nos jours, il ne fait guère de doute que cette approche du sens est bien ancrée dans l'esprit des

locuteurs comme en témoignent les emplois métalinguistiques de l'adverbe littéralement ou de

l'expression au sens propre. L'énoncé attesté suivant en est une illustration triviale :

20. Alors, on continue de graviter dans cette famille brésilienne... au sens propre du terme puisque Ed Motta, son oncle, c'est Tim Maia... et qu'on va écouter Tim Maya tout de suite, grand... grand soul man brésilien des années 70 (France Musique le 13 janvier 2017 à 19h50)

Dans cet exemple, le commentaire métalinguistique vient insister sur l'absence de figure (i.e. d'image) et signale qu'il faut interpréter le terme en question dans son sens propre : il s'agit bien

d'une famille au sens de liens de parenté et pas (ou plutôt, pas seulement) d'une famille musicale

(contrairement à ce que le contexte pouvait laisser entendre).

95 Dans un article plus spécifiquement consacré à la métaphore, Kleiber parle de déviance : « la métaphore, quelque conception que l'on en ait par ailleurs, engage définitoirement une histoire de ''déviance'' » (1994 : 36).

96 Cf. les énoncés en (7) p. 30.

On retrouve également cette opposition comme un élément structurant dans l'exploration du

vocabulaire dans les programmes scolaires. Est reproduit ci-dessous un extrait de manuel98 qui en

porte la trace :

Il ne fait guère de doute qu'il est attendu des élèves qu'ils analysent l'emploi de sommet dans la

phrase (3a) comme un emploi au sens figuré et l'emploi de sommet dans la phrase (3b) comme un

emploi au sens propre.

Cette manière d'envisager la pluralité de sens est également exploitée par les lexicographes. Par

exemple, dans le Petit Robert, voici comment est présentée – de façon très simplifiée – la définition

du nom bras :

1. PARTIE DU CORPS A. Chez l'homme B. Chez les animaux

2. FORCE AGISSANTE (ex : avoir un bras de fer, le bras droit de quelqu'un...)

3. CE QUI RESSEMBLE A UN BRAS

A. Objets fonctionnant comme un bras (ex : le bras d'une grue...)

B. En géographie, division d'un cours d'eau (ex : bras principal...)

On comprend que le sens donné en premier est le sens propre et qu'il donne lieu à différentes formes de dérivation qui permettent d'expliciter différents sens figurés. On verra plus loin sur quoi se fondent plus ou moins explicitement les lexicographes pour décider quelle acception correspond au sens propre.

Au-delà de ces éléments plus (la lexicographie) ou moins (l'esprit des locuteurs) scientifiques, il est aisé de constater que cette opposition est souvent considérée comme acquise par la plupart des

linguistes. Citons, par exemple, Van de Velde qui associe un rôle sémantique normal à des « usages

non métaphoriques » (1998 : 396) ou Picoche et Honeste qui rappellent que « ''figure'' implique

sens ''figuré'', nécessairement second par opposition à un sens ''propre'' qui serait premier99 »

(1994 : 122).

Après ces premiers éléments assez généraux, il faut évoquer deux courants sémantiques spécifiques et bien identifiés : l'approche guillaumienne de Picoche et l'approche cognitive de Lakoff et Johnson. Ces deux courants sont choisis car ils intègrent le principe d'une acception première à une conception holiste de la polysémie. Ils paraissent donc intéressants par rapport à la perspective adoptée dans cette thèse.

4.2.2 Approche guillaumienne de Jacqueline Picoche

Picoche revendique au premier chef et de façon très claire l'héritage de la sémantique puissancielle de Gustave Guillaume. Au cœur de cette approche, on trouve en effet la notion guillaumienne de

signifié de puissance:

la notion de « signifié de puissance » […] est fondamentale chez Guillaume [...]. Un signe totalise en lui-même un signifiant et un signifié de puissance qui lui est rattaché de façon permanente. Le signifiant est médiateur entre le signifié de puissance et le signifié d'effet qui résulte momentanément de l'emploi qui en est fait dans le discours. Le signifié de puissance, réalité inconsciente, de l'ordre du virtuel, devient actuel par l'effet de discours. Capable d'un seul type d'actualisation, le signe est un « monosème » ; capable de divers types d'actualisation, le signe est un « polysème » (1986 : 8)

On ne saurait être plus explicite. On retrouve bien ici la conception holiste du sens linguistique et la distinction évoquée par Gosselin (1996a) : d'une part, une signification abstraite et stable (signifié de puissance) associée à un marqueur dans la langue (signifiant) et, d'autre part, des significations variables (signifiés d'effet) observables empiriquement (emplois). On peut ainsi considérer le

signifié de puissance comme un invariant100.

Dans cette perspective, comment fonctionne la variation de sens ? Pour Picoche (et, en fait, pour

Guillaume en premier lieu), c'est par le biais d'une saisieque le sens (effet de sens correspondant à

une acception) émerge dans l'énoncé. Cette saisie peut être précoceou tardive. Dans le premier cas,

l'effet de sens produit est alors « vague, abstrait, sémantiquement pauvre ». Dans le second cas,

l'effet de sens est « concret, précis, chargé d'une multiplicité de traits sémantiques » (1986 : 7).

L'analyse du verbe toucher (1986 : 59-62), via les énoncés suivants, permettra d'illustrer cette

conception :

21. (a) Jean touche l'épaule de Paul (b) l'armoire touche le lit (c) l'année touche à son terme

Pour Picoche, c'est en (21a) qu'on trouve« l'emploi sémantiquement le plus riche, donc plénier du

verbe toucher » (correspondant à une acception « sensation tactile suite à une mise en contact ») : la

saisie est tardive. En (21b), la saisie est moins tardive car le sème « de mouvement […] disparaît ».

99 Reste à savoir si ce terme doit être compris comme faisant référence à la chronologie (diachronie). On l'évoquera à la section suivante. 100 Gustave Guillaume est d'ailleurs évoqué par Gosselin (1996a : 100) aux côtés de Saussure et Culioli parmi les tenants de la conception holiste.

Quant à la saisie en (21c), elle est encore plus précoce car beaucoup plus abstraite : l’emploi est

subduit.

La variation de sens d’un mot correspond ainsi à une (ou plusieurs) « sorte de trajectoire

sémantique dont tout point peut, en principe, être le siège d’une immobilisation par le discours, faire l’objet d’une saisie produisant un effet de sens » (1986 : 7). Picoche fait la part belle à une forme de continuum quand elle affirme que tout point de la trajectoire est potentiellement

actualisable en un effet de sens. À la suite de Guillaume, elle appelle ces mouvements de penséedes

cinétismes.

Picoche pointe la difficulté de formuler (avec des mots) les signifiés de puissance et opte

fréquemment pour des graphiques (représentant les cinétismes) ainsi que des figures. Ces dernières sont parfois très proches des images schémas (cf. p. 46, l’image schéma de PATH). Voici, par

exemple, comment Picoche représente schématiquement le verbe acculer (1986 : 35) :

Cette représentation est censée rendre compte des emplois spatiaux et non spatiaux du verbe101 :

22. (a) Jean accule Marie contre le mur

(b) Jean accule Marie à répondre (1986 : 35)

Cependant, dans le cadre de la réflexion sur l'acception première, ce qui attire surtout l'attention

dans l’approche de Picoche est l’insistance sur l’idée de trajectoire sémantique. En effet, celle-ci est

clairement orientée selon différentes options (1986 : 34) :

d’un sens plénier concret à un sens subduit concret

(ex :fourche-outil → fourche d’une route)

d’un sens plénier concret à un sens subduit abstrait

(ex :fourchette-ustensile → écart statistique)

d’un sens plénier abstrait plus riche à un sens subduit abstrait plus pauvre

(ex :devoir-modal → devoir-auxiliaire)

Dans tous ces cas de subduction102, le signifié de puissance « se compose du sémème complet de

l’acception plénière et de l’ensemble des cinétismes qui y conduisent » (1986 : 9). Le fait d’intégrer les cinétismes à la définition de l’invariant est convergente avec l’option prise au chapitre 1 : la description de la polysémie doit rendre compte de l’articulation entre invariant et variation. En

101 On a « un sujet S1 [qui] fait en sorte qu'un sujet S2 veuille accomplir une action A qu'il ne voulait pas faire précédemment » (1986 : 35). 102 Picoche envisage en fait un autre cas, plus marginal, qui ne fait appel à aucune subduction et qui revient à circonscrire un noyau sémique. Elle

parle alors d’une monosémie fondamentale (1986 : 36-40).

S2

S1

revanche, la prise en compte du sémème complet de l’acception plénière va à l’encontre de l’idée

d’un invariant sous-déterminé.

C’est que, pour Picoche, les cinétismes conduisent de l’abstrait au concret, du sémantiquement pauvre au sémantiquement riche, du vague au précis permettant de dégager un invariant

sémantiquement très chargé : le signifié de puissance. Et, c’est par un appauvrissement sémique

(rendu possible par les subductions) que ce signifié de puissance donne lieu aux différentes

acceptions du mot. Ainsi, Picoche considère comme évident « un glissement du concret vers

l’abstrait » (Picoche & Honeste, 1993 : 163). Dans la perspective lexicographique qu’elle fera

sienne (cf. leDictionnaire du français usuel), cette évidence la conduira à affirmer qu’un article de

dictionnaire doit « obligatoirement commencer par les emplois concrets » (1993 : 164).

En conclusion, on trouve bien dans la sémantique puissancielle de Picoche le principe d’une acception première, point d’origine de mouvements de subduction et de génération de multiples effets de sens. Or, cette acception première relève du concret.

4.2.3 Approche cognitive de George Lakoff et Mark Johnson

Dans ce chapitre, nous avons vu que les invariants de Lakoff et Johnson (images schémas) étaient

plutôt de nature cognitive que sémantique. Ici, c'est le concept de métaphore conceptuellequi sera

mis en avant. De fait, il est au cœur du projet des deux chercheurs qui, préoccupés par le lien entre cognition et langage, affirment que :

metaphor is not just a matter of language, that is, of mere words. We shall argue that, on the contrary, human thoughts processes are largely metaphorical. This is what we mean when we say that the human conceptual system is metaphorically structured and defined.

(1980 : 6)

Dans leur perspective, la métaphore est envisagée comme un mode d'accès à de nouveaux concepts.

Autrement dit, via la métaphore, les êtres humains élaborent des concepts (d'où l'expression, en

français, de métaphore conceptuelle) et construisent la signification (et surtout les nouvelles

significations) des mots qui y sont associés.

Suivant cette logique, Lakoff et Johnson ajoutent que « we typically conceptualize the nonphysical

in terms of the physical » (1980 : 59). Il faut donc considérer que l'expérience sensible du monde est

le point de départ pour appréhender de nouveaux sens. Typiquement, les sens figurés se construisent

par projection d'un domaine source concret vers un domaine cible plus abstrait par le truchement

des métaphores103.

103 Remarquons au passage qu'on perçoit ici la différence avec le projet de Wierzbicka. En effet, non seulement l'approche NSM a tendance à minorer l'importance des sens figurés alors que la sémantique cognitive en fait son objet d'étude privilégié, mais surtout elle ne cherche pas à expliciter des liens entre les différentes acceptions d'un mot (et quand elle le fait c'est plutôt pour postuler la monosémie – cf. 1.2.2 Quelle place