• Aucun résultat trouvé

C. Les cowboys, des personnages capables de horsemanship

3. Parler de l’anthropomorphisme

La question de la relation homme cheval ne va pas en effet sans envisager la dimension anthropomorphique de l’attitude et du discours de l’homme. Tout au long de la trilogie, le lecteur assiste à de nombreux dialogues entre les personnages à propos du dressage, des races, mais surtout de la nature intrinsèque de l’animal. Le dialogue entre Oren et John Grady cité plus haut en est un exemple. Par les mots « You don’t think it’s just gettin em to do what you want », Oren semble reprocher à John Grady d’idéaliser l’animal. En effet, le cowboy affirme:

I think you can train a rooster to do what you want. But you won’t have him. There’s a way to train a horse where when you get done you’ve got the horse. On his own ground. The good horse will figure things out on his own. You can see what’s in his heart. He won’t do one thing while you’re watchin him and another when you aint. He’s all of a piece. When you’ve got a horse to that place you can’t hardly get him to do somethin he knows is wrong. He’ll fight you over it. And if you mistreat him, it just about kills him. A good horse has justice in his heart. I’ve seen it.128

On peut tout d’abord remarquer l’usage du pronom « him » et non « it », comme référent du cheval. Ensuite, les termes « wrong » et « justice » sont des concepts humains. De même, la double occurrence « in his heart » peut laisser penser que John Grady se fourvoie dans une vision utopique de la relation homme cheval. Cette dimension fait partie intégrante de l’œuvre de McCarthy, comme le souligne Steven Frye :

126 « he did not stop talking to the horse at all, speaking in a low steady voice and telling it all that he

intended to do and cupping the animal's eyes and stroking the terror out. », McCarthy, Op. Cit.

127 « During their journey to Mexico, the boys act out well-worn scripts of the frontier, “playing

cowboys” on the trail, but not always doing it well » Kollin, Op. Cit., p. 572.

John Grady Cole remains the consummate romantic, drawn to ideals of his own interior rendering as much as he is to the mystical embodied in the horse he nurtures and trains .129

Si cet aspect ne saurait être réfuté tout entier, il se voit néanmoins nuancé par les derniers mots de John Grady. En effet, lorsqu’il affirme qu’il est impossible pour l’homme d’aller contre ce qu’il a appris au cheval lors d’un dressage correct, ou qu’à l’inverse, un mauvais entrainement de l’animal peut le marquer à vie, il fait référence à l’excellente mémoire à long terme des équidés. Il s’agit là d’une réalité, comme l’explique notamment un article du Journal of Veterinary Behaviour : « Previous exposure to correct pressure-release can partially immunize the horse against subsequent bad riding but bad breaking-in can leave a lifetime legacy».130 Par ailleurs, il convient de rappeler que les personnages restent la plupart du temps prudents lorsqu’ils s’interrogent sur l’animal, offrant au lecteur plus de suggestions que de réponses franches.

La connexion entre l’homme et le cheval semble donc acquérir une valeur hypothétique. La notion de langue parlée / écrite est bien sûr fortement liée à celle de l’anthropomorphisme. Dans l’article « Animal World in Modern Fiction: An Introduction », David Herman souligne la difficulté de réunir l’homme et l’animal par le discours : « Such texts by necessity present animal experiences via human language, and, to that extent, participate in the dynamic of appropriation that they aim to unmask ».131 Les limites de la langue se retrouvent d’ailleurs dans l’intégralité de The

Border Trilogy. Dans son article publié par Journal of American Review, J. Savage

parle de « crisis of representation » à propos de All the Pretty Horses. Il rappelle qu’aucune différence ne semble être faite entre l’espagnol parlé au Mexique, et l’anglais parlé au Texas, puisqu’aucune traduction n’est donnée pour les dialogues rédigés en espagnol. Plus encore, il explique de McCarthy revisite l’image du cheval, archétype du western traditionnel : « In becoming a matter out of place, the horse is now a taboo, something that cannot be accurately defined. »132 De nombreux personnages parlent à leurs chevaux pour tenter de communiquer avec eux. Néanmoins, McCarthy semble vouloir suggérer que d’autres moyens d’interaction

129 Frye, Op. Cit., p. 132.

130 McGreevy, et. al, Op. Cit., p. 196. 131 Herman, Op. Cit., p. 429.

132 Savage, Jordan, « “What the hell is a Flowery Boudary Tree”, Gunsilver, All the Pretty Horses and

existent. C’est notamment le cas dans le passage de The Crossing où Boyd tombe amoureux d’une jeune mexicaine. Cette dernière entretient une relation silencieuse mais visiblement intime avec les équidés : « She stood very patiently with the horses while they drank. […] She did not touch the horses nor talk to them. She just waited while they drank, and they drank for a long time ».133 La question de la communication entre homme et animal paraît donc demeurer ouverte.

Il est aussi important de rappeler que si la langue est le propre de l’homme, l’animal est lui aussi capable de codes porteurs de sens. Le langage du cheval est décrit très précisément au long de la trilogie. Lorsque Billy traque la louve à cheval dans The

Crossing, il se retrouve face au cadavre d’une génisse tuée par la louve.

The horse wanted no part of it. He arched his neck and rolled his eyes and the bores of his nose smoked like fumaroles. The boy patted his neck and spoke to him and then dismounted and tied the bridlereins to a branch and walked around the dead animal studying it. 134

Le langage corporel du cheval est ici celui de la peur. McCarthy décrit précisément comment le cheval plie l’encolure et roule les yeux, ronfle des naseaux en réaction à la vue et l’odeur de bétail mort. Cet élément rejoint la volonté d’empirisme et de précision de McCarthy évoquée dans la première sous-partie.

Le cheval est donc un élément essentiel de All the Pretty Horses et Cities of the

Plain, et ce dernier dépasse largement sa fonction première d’outil et de moyen de

transport dans un contexte de roman western. Inscrits dans le cadre contemporain du western révisionniste et dans un contexte de post-industrialisation, les trois volumes de The Border Trilogy accordent en effet une place particulière au cheval, animal cher à McCarthy, connu pour son amour de la biologie et son souci de précision descriptive. Les équidés sont des éléments centraux dans les interactions sociales entre les personnages. Les questions de traditions, techniques et races de chevaux sont constamment évoquées dans le détail. Du Quarter Horse américain au Media Sangre mexicain (ou espagnol), chaque cheval semble essentiel aux yeux des personnages et du lecteur. La traditionnelle dichotomie de la frontière apparait néanmoins sous un nouvel angle, et l’identité ethnique ou la législation sont finalement peu déterminantes dans les interactions entre les hommes et leurs montures. Le lien qui uni les deux espèces dépasse les règles sociales pour aller vers une dimension plus individuelle.

133 McCarthy, [The Crossing], Op. Cit., p. 527. 134 McCarthy, Ibid, p. 339

Plusieurs personnages, notamment John Grady, sont décrits comme de véritables

horsemen capable de comprendre le langage animal. Bien qu’à première vue en

situation de domination vis-à-vis du cheval, il semble finalement qu’une relation de partenariat relative soit établie. Certains éléments, tels que l’anthropomorphisme et l’anthropocentrisme demeurent en partie problématiques, et seront à analyser plus amplement. Elément intradiégétique fort et aux multiples aspects, le cheval doit également être interrogé à la lumière de sa symbolique habituelle. Le caractère partiellement idéaliste des jeunes personnages peut poser la question d’un équidé porteur de pastoral ou de sublime.

Deuxième partie : Les chevaux de The Border

Trilogy : de la symbolique équestre au réel

A. La symbolique du cheval : la question du sublime et du