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XXXV 1/ Notice biographique sur Francesco Robortello 135

4/ La paraphrase selon Francesco Robortello

En s’érigeant, dans son préambule, contre le découpage de l’épître en précepte, Robortello nous dit, en creux, son projet : produire un commentaire qui ne détruise pas la continuité et l’ordre du discours horatien – un commentaire qui, par ailleurs, permettrait de faire apparaître clairement la logique de ce discours. C’est très certainement dans cette situation discursive donnée, d’un texte-source de départ »184, afin d’en éclaircir le sens. Cette pratique, qui remonte à l’Antiquité, a vu ses caractéristiques évoluer et le terme « a fini par désigner aussi bien les simples exercices de reformulation des apprentis rhéteurs, les adaptations ou recréations de la poésie biblique, que les commentaires exégétiques d'un Themistios ou d'un Érasme, voire certaines formes de traduction »185.

La paraphrase antique est, avant tout, un exercice scolaire, qu’il soit imposé aux jeunes élèves du grammaticus afin qu’ils progressent dans leur maîtrise de l’expression écrite186, ou aux élèves du rhetor, qui se doivent, dans leur transposition, de hisser la hauteur

nombre de morceaux, réunis sans grande critique après sa mort par l’ami qui publia ses poésies posthumes.» (Épîtres, texte établi et traduit par F. Villeneuve, Les Belles Lettres, Paris, 1995, p.182.)

183 « Quo fit, ut ego existimem, temere a multis libellum hunc in plurimas ac minutissimas praeceptiones fuisse dissectum, cum miro ordine totus liber sit contextus, perpetuamque prae se ferat et minime interpellatam de eadem re orationem, ut conabor ostendere ac facile perspicient ii et probabunt, opinor […] » (Paraphrasis, p. 8.)

184 Voir C. Fuchs, Paraphrase et énonciation, Ophrys, Paris, 1994, p. 3. C’est l’auteur qui souligne.

185 Voir J.-F. Cottier, « La paraphrase latine, de Quintilien à Érasme » in La Revue des études latines, 80, p.

238-239.

186 Voir Quintilien, Institution oratoire I, 9,2.

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distingue nettement la paraphrase du commentaire : selon lui, il s’agit, en effet, tout d’abord, dans le cas de la première, « d’une exposition ininterrompue »189. En optant pour la paraphrase plutôt que pour le commentaire, Robortello choisit donc bien une méthode d’interprétation lui permettant de préserver la continuité, qu’il juge fondamentale, du discours horatien originel.

Érasme précise, par ailleurs, que cette exposition « n’opère aucun changement entre le narrateur et le commentateur : c’est l’auteur […] qui semble lui-même expliquer son propre texte190 ». L’énonciation de l’auteur de la paraphrase vient donc se fondre dans celle de l’auteur du texte source, dans une transposition ininterrompue du discours d’origine. C’est exactement la manière dont Robortello s’efforce de procéder dans sa paraphrase à l’Art poétique, où c’est la figure d’Horace elle-même qui est censée s’adresser directement au lecteur (et aux Pisons) par l’intermédiaire du « je » énonciateur. M. Magnien estime que le choix fait par Robortello de s’exprimer à la première personne derrière le masque d’Horace produit un « bien curieux exercice », le commentateur étant alors « contraint à conserver le cadre énonciatif antique et à redonner vie à des pratiques depuis longtemps disparues »191, puisque propres à la Rome du Ier siècle av. J.-C.. Il est vrai que la prosopopée horatienne à laquelle se livre Robortello peut s’avérer déstabilisante de prime abord pour le lecteur actuel,

187 Voir Quintilien, Institution oratoire XX, 5, 4-5.

188 Voir M. Magnien, « Aristotéliser Horace ? La Paraphrasis in librum Horatii … de Arte poetica de Francesco Robortello (1548) », in « Non omnis moriar », Die Horaz-Rezeption in der neulateinen Literatur vom 15. bis zum 17. Jahrhundert / La réception d'Horace dans la littérature néo-latine du XVe au XVIIe siècle / La ricezione di Orazio nella letteratura in latino dal XV al XVII secolo, (dir.) M. Laureys, N. Dauvois, D.

Coppini, 35.1, OLMS, Hildesheim, 2020, p. 327.

189 Voir J.-F. Cottier, « La paraphrase latine, de Quintilien à Érasme » in La Revue des études latines, 80, p.

249.

190 Ibidem, p. 249.

191 Voir M. Magnien, « Aristotéliser Horace ? La Paraphrasis in librum Horatii … de Arte poetica de Francesco Robortello (1548) », in « Non omnis moriar », Die Horaz-Rezeption in der neulateinen Literatur vom 15. bis zum 17. Jahrhundert / La réception d'Horace dans la littérature néo-latine du XVe au XVIIe siècle / La ricezione di Orazio nella letteratura in latino dal XV al XVII secolo, (dir.) M. Laureys, N. Dauvois, D.

Coppini, 35.1, OLMS, Hildesheim, 2020, p. 329-330.

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et ce d’autant que la paraphrase est un exercice qui n’est plus pratiqué par les écoliers ou les étudiants en Lettres depuis fort longtemps192. Cette fusion du « je » du commentateur dans le

« je » horatien paraissait-elle si étrange aux contemporains de Robortello, cependant ? La pratique de la paraphrase ne leur était pas étrangère comme elle nous l’est devenue, et le fait qu’il y ait, parmi les commentaires à l’Art poétique, une authentique paraphrase, celle de Pomponio Gaurico, qui a précédé celle de Robortello de plus de trois décennies, suggérerait que le procédé ne parût pas si curieux que cela aux lecteurs de la Renaissance.

M. Magnien pointe, en outre, du doigt les irrégularités énonciatives de la paraphrase robortellienne. Il arrive, en effet, à Robortello de faire citer Horace à Horace, et de faire parler le « je » de l’énonciation de lui-même à la troisième personne, notamment dans le passage paraphrasant les vers 240-243 où le commentateur, pour illustrer son propos, fait citer à Horace le vers 249 de l’Art poétique (soit un vers qui vient après les vers 240-243)193.

« Par conséquent, celui qui compose un poème satyrique s’efforcera de traiter une matière connue et simple, comme les poètes comiques – en effet, ces deux genres diffèrent peu par la matière. Cependant, il écrira avec des mots non pas connus mais forgés, qui esquisseront le même sujet sur un autre mode, parce que ce mode d’expression (Horace s’en est lui-même servi dans ses Satires et ses Épîtres, et aussi dans ce petit livre qu’est l’Art Poétique, comme chacun peut s’en rendre compte par lui-même) est avant tout plaisant et doux. Voici, pour ne pas priver ce passage d’exemple, comment Horace lui-même, voulant désigner dans son petit livre les hommes du peuple et les plébéiens, déclare : « et, si l’acheteur de pois chiches frits ou de noix l’approuve en quelque façon194 ». »

192 La pratique de la paraphrase a commencé à être remise en question, en France, au XIXe siècle, c’est-à-dire au moment où l’explication des textes français s’est constituée comme exercice fondamental dans l’enseignement littéraire. (Voir B. Daunay, Éloge de la paraphrase, Essais et savoirs, PUV, Saint-Denis, 2002, p. 7.)

193 Voir M. Magnien, « Aristotéliser Horace ? La Paraphrasis in librum Horatii … de Arte poetica de Francesco Robortello (1548) », in « Non omnis moriar », Die Horaz-Rezeption in der neulateinen Literatur vom 15. bis zum 17. Jahrhundert / La réception d'Horace dans la littérature néo-latine du XVe au XVIIe siècle / La ricezione di Orazio nella letteratura in latino dal XV al XVII secolo, (dir.) M. Laureys, N. Dauvois, D.

Coppini, 35.1, OLMS, Hildesheim, 2020, p. 330.

194 « Qui igitur satyricum scribit poema, dabit operam ut nota quidem tractet, non secus ac comici, et humilia, nam materie parum differunt, non tamen notis uerbis, sed fictis, et alio quodam modo rem eamdem adumbrantibus, quod sermonis genus in primis lepidum est, et suaue, quali usus est Horatius ipse ubique in Satyris, et Epistolis, atque in hoc ipso etiam libello Poetica, sicuti unusquisque per se potest cognoscere. Atque ut ne exemplo locus hic careat, quemadmodum ipsemet Horatius in hoc libello populares homines ac plebeios uolens significare, ait : nec, siquid fricti ciceris probat aut nucis emptor. » (Paraphrasis, p. 151-152.)

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On trouve un autre exemple de glissement dans l’énonciation un peu plus tôt dans la paraphrase, lorsque Robortello fait citer à Horace, de façon erronée d’ailleurs, la métaphore

« nemorum coma » (Odes I, 21, 5), qu’il transforme en « comas arborum » :

« La création de mots nouveaux peut être admise essentiellement dans deux cas : d’une part lorsqu’une alliance de mots dont l’acception naturelle peut paraître difficilement cohérente, apporte ostensiblement une certaine nouveauté, comme lorsque l’on parle de « la chevelure des arbres », image qu’Horace a lui-même inventée195 ».

L’apparente désinvolture avec laquelle Robortello traite l’énonciation, dans sa paraphrase, peut faire sourire. Il est évident qu’il ne s’est pas fixé, pour l’exercice tel qu’il le pratique, de règles aussi strictes que celles que s’est fixées Érasme196.

M. Magnien note encore un dernier « écart » commis par Robortello concernant la pratique de la paraphrase telle qu’elle est définie par Érasme, qui « jugeait que le paraphraste ne devait rien laisser dans l’ombre » et « ne devait omettre surtout de ne développer aucun passage »197 : Robortello se permet de laisser parfois certains passages du texte source de côté198. En effet, il lui arrive d’omettre certains des éléments du texte – comme le font presque tous les commentateurs qui l’ont précédé dans l’exégèse de l’Art poétique. Certains termes, certaines expressions, sont laissés de côté car ils sont jugés moins intéressants à commenter, ou parce qu’ils posent problème. Or, bien que Robortello produise une paraphrasis et non un commentaire humaniste de forme classique, il est évident que la tradition dans laquelle il s’inscrit est celle du commentaire littéraire érudit, et non celle de la paraphrase biblique érasmienne. Quoi qu’il en soit, compte tenu des infractions non négligeables commises par

195 « Duabus in primis de causis concedi potest uerborum innouatio, uel cum iunctura uerborum, quorum significatio suapte natura uix uidetur cohaerere posse, nouitatem quamdam prae se fert, ut si quis « comas arborum » dicat, quod ipse protulit Horatius. » (Ibidem, p. 41-42.)

196 Rappelons que Robortello qualifie les commentaires d’Averroès à la Poétique d’Aristote et à la République de Platon de paraphrasis : l’idée qu’il se fait de cette pratique est donc fort élargie.

197 Voir M. Magnien, « Aristotéliser Horace ? La Paraphrasis in librum Horatii … de Arte poetica de Francesco Robortello (1548) », in « Non omnis moriar », Die Horaz-Rezeption in der neulateinen Literatur vom 15. bis zum 17. Jahrhundert / La réception d'Horace dans la littérature néo-latine du XVe au XVIIe siècle / La ricezione di Orazio nella letteratura in latino dal XV al XVII secolo, (dir.) M. Laureys, N. Dauvois, D.

Coppini, 35.1, OLMS, Hildesheim, 2020, p. 331.

198 M. Magnien mentionne le fait que les noms de Télèphe et Pélée, présents aux vers 96 et 104, disparaissent dans la formule synthétique « heroes calamitate aliqua pressi dolentes », (Paraphrasis, p. 74).

Il remarque aussi la disparition, dans la paraphrase, des columnae des libraires du vers 373, (Paraphrasis, p. 208).

LIII

Robortello regardant les règles de la paraphrase selon Érasme, il est légitime de penser que notre commentateur n’avait, dès le départ, aucunement pour projet d’imiter son glorieux aîné dans la pratique de l’exercice.

Si la paraphrase possède un si grand intérêt aux yeux de notre humaniste, c’est avant tout parce qu’elle lui permet de commenter l’épître d’Horace en usant d’un discours ininterrompu qui n’anéantisse pas l’unité si particulière de l’œuvre. Par ailleurs, cette technique est idéale pour qui veut s’attacher à rendre explicites les transitions implicites d’Horace, entreprise nettement plus complexe à mener à bien dans un commentaire de format traditionnel. Or, tout au long de sa paraphrase, Robortello n’a, en effet, de cesse de nous livrer les correspondances et les transitions qu’il voit dans l’Art poétique et qu’Horace laisse dans l’ombre. Ainsi, dès l’ouverture de sa paraphrase, il fait apparaître la correspondance peintre/poète sous-entendue dans les vers 1-9 par Horace et place explicitement l’incipit du poème sous le signe de la dispositio :

« Tous les poètes, lorsqu’il s’agit de composer, doivent tout d’abord être attentifs à un ordre précis et à l’enchaînement des faits. En effet, celui qui ne structure pas bien les différentes parties de son poème et qui ne les dispose pas en parties qui s’accordent de façon que l’une adhère à l’autre de façon harmonieuse, n’est pas tout à fait différent de ce peintre qui aura d’abord requis dans un poème, c’est que toutes les parties s’accordent, et qu’elles soient, une à une, reliées entre elles comme si elles étaient parentes199 ».

199 « Omnes poetae in scribendo certum ordinem ac seriem rerum in primis seruare debent. Nam qui suum poema non distinguit recte, neque in conuenientes partes disponit, ut altera alteri apte cohaereat, non admodum dissimilis est illius pictoris, qui monstrum aliquod huiusmodi in tabula pinxerit, ut caput quidem hominis speciem prae se ferat, ceruix uero equi inferiorque corporis pars piscis formam referat, et sicuti nullus est qui sine risu tam monstruosam picturam spectare possit, ita par est ut omnibus risum concitet poema ex diuersis, ac dissimillimis inter se partibus concinnatum. Hoc enim in primis in poemate requiritur ut omnia sibi conuenientia sint et singulae partes cognatione ueluti quadam inter se coniungantur. » (Paraphrasis, p. 9-10)

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l’Odyssée d’Homère, commencent de façon emphatique […]200 ».

Robortello use de la figure du « mauvais poète » pour opérer une transition entre deux types d’erreurs : l’absence de dispositio et d’unité des sujets dans l’œuvre et le défaut d’unité de ton.

Les transitions de ce type abondent dans la paraphrase, le commentateur s’efforçant systématiquement de rendre manifeste la logique implicite qui préside à la progression thématique de l’épître.