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par Steven Sampson

Dans le document Hiver 2017 (Page 29-32)

LE PAYSAGE DE JOYCE CAROL OATES

compté d’Érié. Ce dernier, transformé en Compté d’Eden, devient « cosmos » où « fantômes, élé-ments surnaturels et vampires, et leurs corol-laires hybridité, nécrophilie, violences diverses, abondent et surabondent ».

Dans « Une écriture à fleur de peau », autre ar-ticle des Cahiers, Caroline Marquette met en avant l’importance du corps, thème souvent igno-ré par les lecteurs de l’œuvre, à cause de l’ambi-valence de l’auteure : « Le corps de Joyce Carol Oates, tel qu’il est inscrit dans sa correspon-dance et son journal, apparaît comme l’objet d’un constant refoulement psychique. Marqueur d’une identité féminine parfois pesante, porteur du sentiment douloureux du temps qui passe, rappel d’une animalité honteuse, le corps est d’abord un ennemi pour cette intellectuelle. » L’article de Claude Seban évoque certains pro-blèmes de traduction. En 2012, les éditions Stock

lui ont demandé de revoir sa traduction de Corky.

En relisant son premier travail, Seban a remarqué de nombreuses faiblesses. Par exemple, dans la phrase initiale – « Dieu surgit dans le tonnerre et une explosion de verre » –, il fallait que le lexique et le rythme soulignassent davantage la violence, ce qui donna : « Dieu se déchaîna dans un fracas de tonnerre et de verre brisé ». Claude Seban considère d’autres traductions qu’il a faites, notamment La fille du fossoyeur, où un garçon, de langue maternelle allemande, s’ex-prime difficilement en anglais, avec un « bégaie-ment explosif », selon le texte. Avec une humilité admirable, le traducteur reconnaît ses erreurs : « À la relecture, ce qui me frappe, c’est que ma traduction est beaucoup plus policée que l’origi-nal. J’ai manifestement préféré une compréhen-sion immédiate du texte au “bégaiement explo-sif“, et n’ai pas suffisamment bousculé la syn-taxe. » Il identifie ainsi un défaut majeur – non seulement pour la fiction de Joyce Carol Oates, 


Joyce Carol Oates © Jean-Luc Bertini

LE PAYSAGE DE JOYCE CAROL OATES

mais pour maintes traductions de littérature amé-ricaine. Dans ce volume, c’est particulièrement flagrant lors des conversations entre paysans, où les traducteurs « corrigent » l’orthographe et la syntaxe fautives de l’original.

L’original. Si jamais il y a un auteur fasciné par les origines, c’est bien Oates. Exploration pour-suivie dans Paysage perdu, situé en grande partie dans le nord de l’État de New York, lieu de l’en-fance, de l’adolescence et de la période qui suit immédiatement, ce qu’elle appelle le « ‟ pay-sage” des premiers temps – essentiels – de notre vie ». Mais le mot « paysage » n’est pas qu’une métaphore, il est à prendre aussi au sens propre.

Oates traite alors « un véritable paysage rural, dans l’ouest de l’État de New York, au nord de Buffalo, qui a non seulement abondamment nour-ri mon œuvre d’écnour-rivain, mais qui est à l’onour-rigine même de mon désir d’écrire ».

Son rapport viscéral aux champs est inscrit dans son patronyme, dont l’homonyme, « oats », si-gnifie « avoine ». Tel un autre habitant d’Éden, le premier homme, dont le nom veut dire « terre ».

Songeait-elle à la Genèse lors de l’écriture de Mudwoman ? Se prend-elle pour Dieu, utilisant la

terre pour fabriquer des êtres humains ? D’où vient sa vocation de démiurge ?

Le lecteur de Paysage perdu – récit passionnant mais sans fil conducteur – reste perplexe. Un moment charnière a été la découverte de l’œuvre de Lewis Carroll : « Ce beau livre, légèrement hors format, publié par Grosset & Dunlap en 1946, me fut offert par ma grand-mère (juive) Blanche Morgenstern pour mon neuvième anni-versaire, en 1947. » Sans réussir à convaincre, Joyce Carol Oates explique l’attrait de l’héroïne de Carroll : « Alice est incontestablement une petite fille, mais elle n’est pas puérile. Elle a quelque chose de mûr et de réfléchi, un regard volontiers sceptique, parfois, sur les adultes qui l’entourent ; une propension à refuser de se lais-ser donner des ordres ou de céder à l’intimida-tion. »

Pourtant, on se demande si ce qu’admire Oates n’est pas autant la maturité d’Alice que son ab-sence de maturité. Impression renforcée par Pay-sage perdu : une voix naïve, tiraillée entre joie et terreur, divorcée du corps. Quel meilleur terreau pour la vision gothique que le regard lucide et émerveillé propre aux êtres soustraits aux exi-gences du monde adulte, tel l’idiot du Bruit et la fureur ?

Du cloître à la place publique

Les poètes médiévaux du nord de la France (XIIe-XIIIe siècle)

Choix, présentation et traduction
 de Jacques Darras


Gallimard, coll. « Poésie », 560 p., 10 €

Cette poésie exigeante naît et circule à l’ombre des châteaux, du XIIe au XVe siècle : sa courtoi-sie est une esthétique autant qu’une éthique et une politique. Mais la langue vernaculaire, le français dans sa diversité dialectale, s’est au Moyen Âge prêtée à bien d’autres expérimenta-tions poétiques, injustement tombées dans l’ou-bli. Aux XIIe-XIIIe siècles, d’autres formes, d’autres langages émergent, sous la pression d’in-fluences différentes de celles qui émanent de l’aristocratie féodale, « du cloître à la place pu-blique », pour reprendre le beau titre de l’antho-logie que nous en propose Jacques Darras. Dans le nord de la France, notamment, la culture ur-baine en plein essor invente ses univers poétiques – un rapport à la langue maternelle neuf, volon-tiers désidéalisant, traversé de références concrètes à l’argent, à l’espace qu’on sillonne, aux aléas de la vie et aux imperfections du monde. Cette poésie urbaine invente aussi ses lieux. Arras, opulente cité marchande, y joue le rôle de capitale littéraire. Elle abritait ses confré-ries de jongleurs, ses réunions, poétiques et théâ-trales ; autour de la ville, dans ce nord urbanisé et prospère, les ateliers de copistes étaient floris-sants : la poésie, diffusée oralement, est sous la plume de ces lecteurs savants dotée d’une se-conde vie, elle se prolonge dans les marges des

manuscrits ; une véritable signature esthétique se fait jour, qui témoigne d’une conscience littéraire vive, qui cultive sa singularité et son imperti-nence.

Aucune anthologie ne rendait compte jusqu’à présent de cette production dans sa diversité, mais aussi dans sa profonde cohérence géo-poé-tique. Plus de sept siècles plus tard, elle a rencon-tré son passeur anachronique en la personne de Jacques Darras, traducteur et poète au nom pro-grammatique, dont tout l’œuvre est depuis long-temps nourri des richesses et des trésors enfouis dans cette géographie du Nord : fleuves, formes et fêtes. L’anthologie que publie Gallimard dans sa prestigieuse collection de poésie remédie donc à une immense lacune, et celui qui la comble sert l’inventivité créatrice à l’œuvre non en érudit mais en poète pratiquant. Sous sa plume, amou-reuse d’une langue et de ses paysages, et de leurs lieux de mémoire, se profile, comme sous celle de son ancêtre Adam de la Halle, « tout un pay-sage urbain, artistique et intellectuel, qu’il faut faire revivre », comme il l’annonce dans l’intro-duction. Le livre tient sa promesse : en plus de 500 pages, il propose en traduction un corpus d’une variété de registres et de formes qui rend justice à l’intense créativité des poètes du Nord et corrige les oublis de l’Histoire. Le lecteur est ac-compagné dans chacun des textes par une intro-duction documentée et le livre témoigne d’une fréquentation patiente et passionnée de textes pour la plupart inconnus et inaccessibles.

Pour leur restituer leur vigueur, la tâche était des plus ardues. Il fallait d’abord rassembler, com-prendre chaque expression poétique dans sa 


Dans le document Hiver 2017 (Page 29-32)