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par Marc Lebiez

Dans le document Hiver 2017 (Page 58-61)

RELIGION ET TRAGÉDIE

belle scène de reconnaissance et qu’il lui faut aussi trouver une manière de sauver ses héros.

On peut – c’est ce qu’a fait Aristote –  regarder la pièce du point de vue de la technique de construction et apprécier la manière dont Euri-pide a conçu l’inévitable scène de reconnais-sance. On peut aussi comparer la fin à celle qu’il

a prévue pour son Hélène, à laquelle Christine Amiech a consacré un précédent ouvrage. De telles considérations de technique dramatique sont tout à fait légitimes et nullement absentes de cette étude, mais l’originalité qui fait tout l’inté-rêt de celle-ci tient à l’insistance sur «  l’atmo-sphère religieuse » dans laquelle est «  envelop-pée » cette pièce : « Construite sur le redouble-ment d’un sacrifice sanglant en l’honneur 


« Le sacrifice d’Iphigénie », par Giovanni Batista Tiepolo (1757)

RELIGION ET TRAGÉDIE

d’Artémis, où la victime d’Aulis devient l’exécu-trice des cérémonies barbares de Tauride, la tra-gédie s’interroge sur les exigences d’une déesse ambiguë ».

L’ambiguïté touche déjà la personne même d’Iphigénie. Euripide la fait prêtresse d’Artémis mais, quand Hérodote évoque les pratiques sacri-ficielles des Taures, l’historien dit que, selon ceux-ci, la divinité à laquelle ils sacrifient ainsi serait Iphigénie, qu’il qualifie de « Déesse vierge » (Parthénos). Une telle divinisation serait la conséquence logique du sacrifice subi à Aulis : dès lors qu’aux yeux de tous les assistants elle a été tuée par son père, Agamemnon, il est plus conforme à l’ordre des choses de considérer que sa mort apparente la fait accéder à la divinité que d’imaginer la substitution par une biche que nul n’aurait vue. Encore faut-il que cette divinisation n’ait pas lieu en Grèce, mais dans cette Tauride présentée comme aux confins du monde civilisé.

Les poètes du Ve siècle s’attachent plutôt à faire déboucher le sacrifice d’Aulis sur la mort pure et simple de la sacrifiée, justifiant ainsi le meurtre d’Agamemnon perpétré par Clytemnestre. Si la sacrifiée n’est pas sauvée par une accession à la divinité, son sacrifice devient une affaire humaine et la question se pose dès lors de ce que peuvent vouloir ces dieux et déesses qui exigent de tels sacrifices sanglants.

Euripide adopte une position toute en nuance. Il a manifestement lu cette page d’Hérodote et il en atténue la violence de manière à rapprocher ces pratiques rituelles de ce qu’un public grec est sus-ceptible de connaître. D’où l’insistance sur les lus-trations et le rituel de purification, ainsi que sur la description du temple d’Artémis, bien grec avec son autel, sa statue cultuelle, ses colonnes et toutes ses normes architecturales. Cette couleur grecque n’empêche pas ce sacrifice projeté de « revêtir l’aspect d’une fiction » aux yeux du public athé-nien, même si le poète n’est pas allé jusqu’à mettre le couteau sacrificiel dans la main d’une femme : la prêtresse s’en tiendra aux fonctions de consécra-tion. D’un autre côté, les Grecs n’admettaient pas le sacrifice humain et un peuple qui le pratique ne peut qu’apparaître comme barbare. Ce n’est pas seulement pour avoir elle-même été conduite à l’autel du sacrifice et n’avoir pas oublié ce tra-gique moment qu’Iphigénie qualifie de

« meurtres » ces sacrifices humains ; c’est aussi qu’elle est grecque et qu’à la première occasion elle repartira pour sa patrie.

Qui est alors cette énigmatique Artémis, sauva-gement honorée par les Taures et pourtant assimi-lée au Panthéon grec ? Elle est assurément ef-frayante mais est-ce parce qu’elle est étrangère ? Amiech rejoint Vernant pour la rapprocher de Dionysos et voir en eux deux des « figures de l’altérité », sachant que, comme dit Platon, l’autre n’est pas extérieur au même. L’altérité d’Artémis serait plutôt une incarnation de « la puissance même de la nature où les forces de vie se mêlent aux forces de mort ». Si l’unité de sa figure est si difficile à cerner, c’est sans doute qu’elle incarne la multiplicité même ; peut-être faut-il voir là « une fonction liée à la thématique ambiguë de la frontière », ce qui expliquerait l’insistance mise dans la pièce sur l’opposition du sauvage et du civilisé. Nos commentateurs notent que, dans le théâtre d’Euripide, « Artémis n’est pas la seule divinité à être entourée d’ombre. La nature des dieux y est toujours représentée comme impénétrable ».

La dimension religieuse de cette pièce touche d’abord la question du sacrifice humain associée à ce qu’on pourrait appeler une théologie d’Ar-témis. C’en est en quelque sorte l’enjeu puis-qu’il s’agit de savoir si et à quelles conditions Oreste échappera à ce sacrifice qui le menace après avoir menacé sa sœur Iphigénie. Mais s’y ajoute un second motif religieux : la souillure.

Une personne souillée ne peut entrer en contact avec rien qui ait le moindre rapport au divin ; elle est ce que le grec nomme un miasme. Or, tel est manifestement le cas d’Oreste, souillé par son matricide. Iphigénie va d’ailleurs en jouer pour sauver son frère, en trompant le pieux roi Thoas : mener au sacrifice un être aussi mani-festement souillé que l’est Oreste pourrait contaminer toute la cité. En présentant les choses ainsi, Euripide « intègre » la question de la souillure et de la purification « dans une ré-flexion plus générale sur ce qui est conforme à la piété ». Vient ainsi au premier plan « une in-terrogation sur le vouloir des dieux et la façon dont les hommes tentent de l’appréhender ».

On ne s’est attaché ici qu’à une petite part de ce beau livre, qui offre aussi un commentaire scène par scène de toute la pièce, présentée dans sa langue et traduite sur la base de l’édition donnée dans la collection Guillaume Budé. Il faut bien laisser au lecteur le plaisir d’en découvrir toute la richesse !

Hans Blumenberg
 Concepts en histoires

Trad. de l’allemand par Marc de Launay
 L’Éclat, coll. « Philosophie imaginaire »
 256 p., 29 €

Théorie de l’inconceptualité

Trad. de l’allemand par Marc de Launay
 L’Éclat, coll. « Philosophie imaginaire »
 140 p., 15 €

Ces Concepts en histoires, pour un auteur si marqué par la fameuse «   histoire des concepts » de l’école allemande, n’ont rien d’un simple divertissement. Ce livre singulier, recueil de billets et non œuvre systématique à l’instar de La lisibilité du monde ou de La légi-timité des temps modernes, se situe dans le sillage de textes comme les Images de pensée de Walter Benjamin et Traces d’Ernst Bloch.

Pour Benjamin, il s’agissait de donner « une physionomie aux dates », et, pour Bloch, de créer de l’attention aux petites choses, aux dé-chets qui se révèlent, si l’on « entend l’heure qu’elles sonnent », les plus importantes ; pour Blumenberg, l’objectif est de saisir comment nait un monde. Nous savons que le concept est un médiateur de monde et Blumenberg le sa-vait mieux que personne, lui qui a grandement contribué à éclairer le projet moderne par l’analyse généalogique de ses concepts direc-teurs, mais ici il ne se veut pas historien des concepts, il n’entend pas les « illustrer » ou leur donner une figuration, il cherche à saisir, selon la même logique que celle du tirage pho-tographique, manipulation que le jeune Blu-menberg aimait effectuer avec son père, le moment où, d’abord « enchevêtrés dans des

histoires » – sans doute pensait-il au titre du grand livre de Wilhelm Schapp, Empêtrés dans des histoires (trad. fr., Cerf, 1992) –, les concepts accompagnent la maturation d’un monde et entrent dans l’histoire conceptuelle proprement dite.

Blumenberg, s’il appelle de ses vœux une

« théorie anthropologique du concept », ne la met pas, dans ces textes au statut imprécis, tant en pratique que ce qu’il nomme une « théorie de l’inconceptualité », titre du deuxième livre 


Intrigants concepts

On sait, depuis Hegel, que la lecture du journal est la prière 


quotidienne du philosophe. C’est sans doute pour cette raison 


que Hans Blumenberg (1920-1996) a livré durant cinq ans, à la fin 


des années 1980, un billet à la Frankfurter Allegemeine Zeitung, 


pensant que, mieux encore que lire la presse, le philosophe pouvait, 


en y écrivant, participer au façonnage (Bildung) du quotidien.

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