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par Sébastien Omont

Dans le document Hiver 2017 (Page 26-29)

NORTHAMPTON, JÉRUSALEM TERRESTRE

excellence des Boroughs. Marié, deux enfants, travailleur manuel non qualifié, il recondi-tionne à coups de masse de vieux bidons désaf-fectés. Deux événements vont en faire le point focal du livre et un digne membre de la famille Vernall : à trois ans, il se retrouve brièvement

en état de mort clinique, et quarante-six ans plus tard un accident industriel lui fait retrou-ver le souvenir de ce qu’il a vécu pendant ces quelques minutes. Ces souvenirs donneront lieu à une exposition d’Alma et à tout le tiers central de Jérusalem.

Alan Moore

NORTHAMPTON, JÉRUSALEM TERRESTRE

De nombreux autres personnages traversent la Northampton polychrone. Des célèbres, comme Lady Di – enterrée dans la région –, Oliver Cromwell, Charlie Chaplin ; et dans le chapitre 29, écrit sous forme de pièce de théâtre, apparaît le fantôme de Samuel Beckett, venu rendre visite à Lucia Joyce. Ou des représentants de la classe ouvrière : Benedict Perry, poète raté, Black Char-ley, ancien esclave, premier Noir recensé en ville, Roman Thompson, le militant d’extrême gauche homosexuel, Dennis, le drogué sans abri, ou Mar-la, la prostituée. Leurs allées et venues au long des mêmes rues, leurs rencontres racontées plu-sieurs fois selon des points de vue différents, pourraient sembler fastidieuses. Elles donnent au contraire leur épaisseur, leur profondeur à la cité décrite. Le récit se fait par couches successives plutôt que dans une progression linéaire.

Dans son roman boulimique et protéiforme, pour exprimer la ville dans tous ses aspects, au fil des chapitres Moore recourt au poème, au polar, à l’hymne religieuse ou au récit de science-fiction, essayant de saisir au maximum ce qu’on appelle la culture et l’Histoire. La peinture est également convoquée à travers l’exposition d’Alma qui rap-pelle sous une autre forme tous les chapitres du roman.

La certitude que le présent coexiste avec le pas-sé – ainsi qu’avec le futur – va être magnifi-quement exprimée par le recours à un fantas-tique original, fait d’histoires de fantômes an-glais, d’un conte gothique et d’un imaginaire chrétien désacralisé. Pendant les quelques mi-nutes de sa mort, le petit Michael Warren visite l’au-delà, qui chez Alan Moore n’est un lieu ni paradisiaque ni infernal, bien qu’on y trouve des anges et des démons, mais strictement égalitaire et plutôt agréable.

Le temps n’y étant qu’une dimension parmi d’autres, la narration, comme ralentie par sa den-sité physique, le prend et s’adonne à la déambu-lation ; ce qui donne lieu à de superbes descrip-tions de sa « ténébreuse gélatine », de « la soupe séquentielle des minutes, des heures et des jours

» – « Ils filaient dans la galerie éternelle, tandis qu’au-dessus les couleurs du firmament se ré-tractaient dans le temps, passant du noir noc-turne au crépuscule violet puis au coucher de soleil comme un abattoir de feu. En dessous, la rangée vertigineuse de cuves défilait en cligno-tant, des trous percés sur le papier à musique

d’un vieux pianola. Comme ils passaient sous les cieux gris bleu de la journée précédente et se dirigeaient vers la coquille d’huître luisante de l’aube… »

Les minutes d’asphyxie du petit garçon pouvant s’étirer à l’infini, Michael va parcourir ce monde de « l’En-haut » en compagnie du « Gang des enfantômes », mené par l’autoritaire et gouailleuse Phyllis Painter, drapée dans son écharpe puante de lapins morts. Les jeunes spectres jouent des tours aux fantômes adultes et au diable, chapardent et mangent des Galutins (aussi appelés fées), creusent dans les couches temporelles et jonglent avec les paradoxes. Cette partie centrale constitue une merveilleuse évoca-tion de la joie de l’enfance, et de la richesse de son imaginaire, entre Dickens et un Huckleberry Finn aussi fantastique qu’urbain.

Scénariste de bandes dessinées culte (V pour Vendetta, Watchmen, From Hell), auteur d’un premier roman, La voix du feu, qui traitait déjà de Northampton au cours des siècles, Alan Moore profite de Jérusalem pour déployer un monde fabuleux, majestueux et familier, foudroyant et immémorial, immense, dont il faut toute la force de personnages radicalement à part comme Snowy Vernall et sa petite-fille May pour donner toute la mesure. Pour le lecteur, c’est comme un fleuve qui jaillirait vertical, ou, pour garder l’image du livre, un infini « Chantier » où œuvrent de hiératiques « Bâtisseurs », et que les deux parties liminaire et finale, plus centrées sur les Boroughs et plus réalistes, encadreraient.

L’au-delà imaginé par Moore, concentrant le temps en lui, est comme une colossale surréalité, une triomphante ombre métaphysique englobant le pauvre quartier des Boroughs et rachetant l’en-treprise de destruction en cours au début du XXIe siècle. Il proclame la dimension spirituelle de Northampton, l’équivalent d’une Jérusalem an-glo-saxonne.

Folle tentative de représenter le temps et l’espace avec des mots – la traduction par Claro étant un véritable tour de force –, livre-monde dont l’opu-lence est concentrée sur quelques arpents par une espèce de Joyce gothique ou de Perec sous acide,

« glorieuse mythologie de la perte » affirmant que la marge est au centre – Moore insiste sur les nombreuses dissidences, en particulier reli-gieuses, nées dans sa ville –, œuvre fourmillante, libre et joyeuse, Jérusalem est avant tout une prodigieuse réussite littéraire.

Joyce Carol Oates
 Paysage perdu

Trad. de l’anglais (États-Unis)
 par Claude Seban


Philippe Rey, 432 p., 24 € J.C. Oates

Sous la direction de Caroline Marquette
 et Tanya Tromble-Giraud


Les Cahiers de l’Herne, 328 p., 33 €

Joyce Carol Oates, originaire du Sud ? C’est un mythe répandu, selon un article de ces Cahiers signé Marie-Liénard Yeterian. Qu’est-ce qui fait croire que l’auteure de Bellefleur vient de l’autre côté de la ligne Mason-Dixon ? Cela s’explique en deux mots : gothique et grotesque.

Mieux que personne, Joyce Oates a su s’appro-prier le langage de Flannery O’Connor et de William Faulkner, créer un univers fictif où la violence primitive sourd au fur et à mesure des récits, avant d’éclater brutalement. On le voit dans les neuf nouvelles inédites faisant partie de ces Cahiers. Quatre d’entre elles viennent du premier livre d’Oates, By the North Gate.

Comment est-il possible qu’il n’ait jamais été publié en français ?

« Marais », l’une des nouvelles, n’a rien à voir avec le quartier parisien où les touristes scrutent les traces du passé : chez Oates, la quête des ori-gines passe par les personnages, archétypes liés à la terre, indissociables du paysage. Comme le grand-père de « Marais », qui vit seul dans une cabane en rondins, construite il y a cent ans, qu’il prétend avoir aidé à bâtir, comme s’il existait de-puis l’origine. La famille de son fils habite sur la même parcelle, mais celui-ci s’est éloigné de la nature, ayant abandonné l’agriculture pour tra-vailler en ville. Seul le grand-père reste fidèle aux valeurs des pionniers, autosuffisant, pilier de la

communauté, pompier volontaire et Bon Samari-tain. C’est à ce titre qu’il accueillera dans sa ca-bane une femme seule, découverte à côté de l’école, où elle restait toute la journée au bord du ruisseau. Il l’aidera à accoucher dans l’étable, au moyen de son couteau de cuisine.

« Le recenseur », une autre nouvelle, donne des allures bibliques à la situation primitive : « Dans le Compté d’Eden, il y a quelque temps, au pied des lointaines collines d’Oriskany, le recenseur de la région – un homme tranquille et souvent bien fatigué de trente-huit ans – parvint au der-nier foyer qu’il devait inspecter ce jour-là. » Dans ce foyer, le héros découvrira une famille dont la fille est folle. Elle se moque de son mé-tier, de ses tentatives de rationaliser la vie rurale :

« Le recenseur, sous le choc, soutient son regard.

Comment avait-elle pu deviner sa peur secrète, le sentiment d’horreur qu’il dissimulait. Il avait souvent été frappé par l’idée, alors qu’il arpen-tait péniblement les routes de l’impitoyable lu-mière de l’été au froid cassant de l’hiver, que chaque nouvelle entrée dans son registre venait en annuler une autre, que ces colonnes de noms, de dates et de lieux n’avaient aucun sens… qu’un tel recensement était impossible, que la tâche était trop lourde pour un seul homme, qu’elle finirait par l’épuiser complètement, lui coûter jusqu’à la vie, et ironie ultime, sans jamais par-venir à son terme. » By the North Gate a été pu-blié lorsque l’auteure avait vingt-cinq ans. Pré-voyait-elle déjà sa longue carrière d’écrivain, ce projet démesuré de transmuer le paysage primitif en littérature ? « Compter » et « conter » ont la même racine : Joyce Carol Oates s’identifie-t-elle au recenseur ?

Sur la signification de son univers fictif, les inter-prétations foisonnent. On en trouve quelques-unes dans ce volume des Cahiers de l’Herne. Se-lon Marie-Liénard Yeterian, la ressemblance avec Faulkner tient d’abord au fait qu’Oates a donné « une dimension mythique » à un endroit précis, le 


Dans le document Hiver 2017 (Page 26-29)