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par Sébastien Malaprade

Dans le document La vérité, 
 what else (Page 45-48)

À L’OUEST, DU NOUVEAU

riques étant concomitante et inséparable des dé-placements analysés par Hugon. L’histoire des mobilités, d’autre part, l’ouvrage récusant le ta-bleau obsolète d’une Espagne immobile et à l’ho-rizon borné, comparée aux puissances de l’Eu-rope septentrionale.

Cette grande migration doit en effet s’entendre comme un défi spatial. S’installer à plusieurs mil-liers de kilomètres de sa communauté d’origine –  11 000 km séparent Madrid de Santiago du Chili – était un pari incertain. Dans l’esprit des mi-grants, le « labyrinthe administratif » qui les at-tendait, le coût des papiers et de la traversée, l’inconfort des navires, les risques de tout perdre et les sacrifices familiaux, étaient compensés par des représentations campant les Indes en pays de Cocagne. Les promesses de « cette terre où l’on ne regrette pas l’Espagne », comme l’écrivait un émigré à sa sœur, cultivaient les espoirs des émi-grés et de leurs familles dépendantes des trans-ferts de fonds. Pourtant, les gains n’étaient pas garantis et il arrivait souvent que l’argent se vola-tilisât sur le chemin du retour, extorqué par des corsaires ou des intermédiaires malhonnêtes. La figure de l’indiano, affichant triomphalement sa réussite à son retour en Espagne, éclipsait les ren-trées piteuses ou en catimini.

L’Amérique aimantait donc des individus au sort peu enviable mais disposant d’un pécule suffisant pour s’offrir le billet. Leur profil type dévoile une majorité d’hommes jeunes, non bridés par un statut marital – même si certains fuyaient une épouse non désirée qui n’hésitait pas à mobiliser la justice pour ramener au bercail le mari dé-faillant. En théorie, le célibataire était persona non grata aux Indes. Néanmoins, la plupart des migrants arrivaient seuls et élaboraient des stra-tégies matrimoniales transatlantiques pour com-bler le déficit de femmes sur place. Pour les couples désunis par les mers, les destinées conju-gales étaient diverses : oubli, abandon, réunion heureuse, séparation. Malgré leur circulation aléatoire, les lettres étaient l’instrument indispen-sable pour combler l’absence, confier sa tristesse et administrer la vie familiale et les patrimoines.

Avec délicatesse, Alain Hugon retranscrit la gamme d’émotions que produisait l’éloignement.

Ces pratiques ressemblaient à celles des familles dispersées dans la péninsule, traversée d’inces-sants flux migratoires. De ce fait, il importe de ne pas exagérer la singularité de l’Amérique dans

son rapport à l’Espagne et de soumettre le concept de distance à une critique systématique.

La distance parcourue – réelle et perçue – pouvait sembler plus grande à un Galicien des montagnes recruté comme domestique dans une maison aris-tocratique de Séville qu’à un juge de Valladolid dépêché quelques années dans un tribunal améri-cain. À ce titre, si l’élasticité donnée à la notion d’émigré a l’avantage de souligner la pluralité des conditions des passagers, elle pose aussi pro-blème. Quoi de commun entre le vice-roi, l’offi-cier, le juge visiteur ou le clerc envoyés outre-Atlantique pour une mission temporaire et le paysan d’Estrémadure ou d’Andalousie misant toute sa fortune pour y construire une nouvelle vie ? Amalgamer ces trajectoires tend parfois à obscurcir les logiques migratoires à l’œuvre. Il reste que, dans tous les cas, les départs étaient étroitement encadrés et surveillés.

Tout au long de la période, la politique migratoire de la Couronne d’Espagne s’adossa à des normes contraignantes rassemblées dans une Compilation des lois des Indes. La rigidité de l’arsenal législa-tif était en réalité atténuée par les hésitations des monarques que l’on peut résumer sous la forme de trois paradoxes. D’abord, la volonté de peu-pler les Indes se heurta dès la seconde moitié du XVIe siècle à la crainte de voir l’Espagne se vider de ses forces vives et s’appauvrir dans un contexte de crise. Ensuite, les interdictions qui frappaient célibataires, époux s’absentant sans le consentement des conjoints, étrangers, descen-dants de juifs ou de musulmans, se trouvaient contournées. Il était aisé de gagner les Indes clandestinement ou d’obtenir un blanc-seing en échange de pots-de-vin versés aux employés de la Casa de Contratación.

Toutes ces dispositions visaient à sanctuariser les colonies et à les préserver des populations jugées indésirables – des certificats de pureté de sang étaient requis pour écarter les nouveaux chrétiens et les hérétiques. Il s’agissait de promouvoir l’ordre moral en privilégiant une émigration fa-miliale, en facilitant l’installation de Frères prê-cheurs et d’inquisiteurs veillant à ne pas intro-duire en Amérique les livres mis à l’index. L’ef-fort déployé par ces autorités était fragilisé par la réputation des sociétés coloniales en Europe.

Dans le Nouveau Monde pullulaient les « polis-sons », ces passagers qui s’y infiltraient illégale-ment, pareils aux gouttes de pluie (aussi appelés llovidos, du verbe llover, pleuvoir), pour échap-per à la justice et corrompre les bonnes mœurs.

Comme le conclut Hugon, ces craintes – fantas


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mées ou réelles ? – expliquent la constance avec laquelle la Couronne d’Espagne fit peser les me-sures répressives sur les candidats au départ plu-tôt que sur les immigrés à l’arrivée.

À notre époque où l’Europe a fait de la Méditer-ranée l’une des frontières les plus meurtrières au monde, on perçoit au fil de cette lecture des échos contemporains. Alors que les laissés-pour-compte

du Siècle d’or s’efforçaient de quitter la pénin-sule, depuis l’Afrique les migrants actuels rêvent d’y trouver refuge. Entre le monde d’hier et celui d’aujourd’hui, l’extrême disjonction des situa-tions interdit toute comparaison simpliste et in-appropriée. Il reste qu’entre ces deux périodes les côtes andalouses et les mers ont constitué pour les plus malchanceux un cimetière des espé-rances. C’est l’un des mérites du livre d’Alain Hugon que de suggérer les contrepoints souvent tragiques de ces grandes migrations.

Histoire p. 47 EaN n° 82

Laurent Larcher
 Rwanda. Ils parlent.


Témoignages pour l’histoire.

Seuil, 800 p., 24,90 €

Le 14 juin s’est tenu au musée de l’Armée un colloque organisé par le ministère des Armées

« en hommage aux soldats de Turquoise vingt-cinq ans après ». La ministre Florence Parly a assuré que « le sujet serait abordé de façon opé-rationnelle, on ne fait pas de politique », tout en confiant le soin d’ouvrir la séance à l’amiral Lan-xade, ancien chef d’état-major de François Mit-terrand [1]. Pour les 25 ans du génocide des Tutsi rwandais, le gouvernement a donc décidé de cé-lébrer l’opération militaire controversée qui se déroula du 23 juin au 21 août 1994, et qui se donnait pour « mission de mettre fin aux mas-sacres partout où cela sera possible, éventuelle-ment en utilisant la force ». Et ce, après avoir créé une commission d’historiens où ne figure aucun spécialiste de l’histoire du Rwanda, ni de la France au Rwanda. Le 22 juin, date anniver-saire de l’autorisation de l’ONU pour lancer l’opération, un autre colloque est prévu à Paris, intitulé « Bisesero, l’opération Turquoise face au génocide des Tutsi », où parlent deux personnes rescapées des massacres. Organisé par Survie, la

FIDH et la LDH, il ouvre la campagne « 25 ans d’impunité » qui s’achève les 27, 28 et 29 juin, jours anniversaires des massacres à Bisesero, auxquels l’armée française n’a précisément pas mis fin. Ces échanges se tiennent significative-ment à deux pas de la Bibliothèque François-Mit-terrand.

Retours à Kigali

« Au Rwanda, le 7 avril les oiseaux ne chantent pas. C’est comme s’ils savaient », disait il y a cinq ans le chanteur et romancier Gaël Faye au retour des commémorations d’avril 2014 à Kiga-li. Et il ajoutait : « le génocide n’est pas une ma-ladie, on n’en guérit pas, on vit avec, plus ou moins mal » [2]. En avril, je me suis rendue à Kigali pour participer et assister aux commémo-rations des 25 ans du génocide, « Kwibuka25 ».

J’ai entendu peu de chants d’oiseaux, mais beau-coup de paroles, et quelques chants humains.

Au retour, j’ai lu le livre de Laurent Larcher, Rwanda. Ils parlent. Témoignages pour l’his-toire, livre proliférant, trop pour atteindre un vaste public mais livre important, car ce qu’on y entend « parler » est au fond inouï, même si les faits évoqués sont en partie connus. Bien qu’il s’agisse d’une enquête politique, son apport ma-jeur se situe dans la langue de ceux qui 


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