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par Marc Lebiez

Dans le document La vérité, 
 what else (Page 40-43)

LA LITTÉRATURE ET LES CRIMINELS

Emmanuel Carrère a insisté sur le coût qu’avait eu dans son existence le travail affectif qui a abouti à la publication de L’adversaire. Truman Capote a lui aussi mesuré le coût personnel d’une telle démarche d’empathie avec des assassins, à ceci près qu’elle lui a procuré une notoriété mon-diale : aucun de ses autres livres n’a connu un succès comparable à son De sang-froid. Du point de vue précis du fait divers, les deux interven-tions littéraires diffèrent de manière non négli-geable. Carrère s’est intéressé à un cas dont la presse avait déjà abondamment parlé, à cause de

l’énormité de l’assassinat, de ses circonstances, de la personnalité de l’assassin. En revanche, le fait divers auquel s’est intéressé Truman Capote serait sans doute passé inaperçu des autres que lui – il n’y avait eu qu’un entrefilet dans le New York Times – sans son livre, tout le travail d’empathie qu’il a fourni, l’amitié qu’il a tissée avec les deux assassins, au point d’assister à leurs exécutions.

Est-ce un journaliste ou un écrivain que le New Yorker envoya dans le Kansas pour y « étudier les répercussions » d’un quadruple assassinat

« sur la petite ville » où ce fait divers avait eu lieu ?

Essais p. 41 EaN n° 82

Frédérique Toudoire-Surlapierre © Patrice Normand

LA LITTÉRATURE ET LES CRIMINELS

Il arrive que l’intervention de l’écrivain ait moins d’effets, tant sur lui-même que sur la façon dont finirent par être considérés les assassins en cause.

Ce fut le cas de Marcel Proust, quand il écrivit un article de presse sur « les sentiments filiaux d’un parricide ». Proust n’était encore connu que par quelques billets publiés dans Le Figaro, ce n’est donc pas à proprement parler l’écrivain qui s’ex-primait alors, mais l’ami du jeune parricide, qui cherchait à relativiser le comportement de celui-ci. Et cet article lui-même aurait été perdu pour la mémoire collective comme sont perdus ceux des journalistes, si Proust n’était devenu ensuite le plus grand écrivain français du XXe siècle.

Un autre cas de figure, particulièrement troublant, est celui où l’écrivain est lui-même le fait divers.

Il en est allé ainsi de l’affaire Henri Girard.

Quatre personnes passent la nuit dans le lieu clos que constitue un château dont les portes sont fermées de l’intérieur ; trois d’entre elles sont assassinées à coups de serpe ; la quatrième est indemne et n’a rien entendu. En toute logique, les soupçons se portent sur ce miraculé. Ils sont ag-gravés par l’étrange comportement de ce fils qui ne paraît guère s’émouvoir de la mort atroce de son père, de sa tante et de la domestique. Le sus-pect n’a jamais avoué mais la cause paraît enten-due : après dix-neuf mois de prison, il est traduit devant la cour d’assises de la Dordogne, le public l’insulte et crie à la guillotine. On est en 1943, la peine de mort existe encore, l’atmosphère nous paraît celle d’un film de la Continental. Et voici que le suspect est acquitté sous les applaudisse-ments du même public qui, quelques jours aupa-ravant, réclamait sa tête. Ce n’est pas qu’aurait été identifié le véritable assassin, juste l’éton-nante efficacité de l’avocat. Celui-ci, Maurice Garçon, déjà célèbre comme avocat, vient d’être élu à l’Académie française – il est donc écrivain et sa plaidoirie peut être jugée du point de vue de l’efficace d’un texte littéraire. Comment on fa-brique un innocent avec un coupable évident.

Une fois libéré, celui-ci va prendre un pseudo-nyme et devenir lui-même un romancier connu sous le nom de Georges Arnaud, le prénom de son père assassiné et le nom de jeune fille de sa mère. Son Salaire de la peur lui a conféré la cé-lébrité mais il a publié bon nombre d’autres livres. Ce sont des romans, non des confessions ou des justifications, mais il est possible de tenter d’y lire des allusions à la situation qui fut la sienne, accusé de parricide et innocenté grâce au

talent littéraire de son avocat. Nous ne saurons sans doute jamais s’il était vraiment innocent et la question a suscité à son tour plusieurs livres, du vivant même de Georges Arnaud et encore après son décès.

Une telle question ne se pose même pas quand l’assassin revendique son forfait et le fait sur un mode littéraire. Ainsi de Pierre Rivière qui a égorgé à coups de serpe sa mère, sa sœur et son frère, et qui a écrit tout un livre commençant par ces mots, pour décrire ce que lui-même qualifie de « monstruosité ». Non seulement le parricide a raconté son forfait mais l’intention de l’écrire en a précédé l’accomplissement. On n’est plus dans la situation d’un Emmanuel Carrère ou d’un Truman Capote cherchant la plus grande empa-thie possible avec des auteurs d’horribles forfaits, la question devient cette fois de savoir s’il est légitime de publier ce livre après un siècle et demi de sommeil dans les Annales d’hygiène pu-blique et de médecine légale. Michel Foucault a choisi de le faire, fasciné que Pierre Rivière puisse ainsi être considéré comme doublement « auteur » : du massacre et du livre. La question devient dès lors celle de cette fascination même, que revendique le philosophe célèbre et sur la-quelle il joue.

Frédérique Toudoire-Surlapierre montre bien par de tels exemples la manière dont la littéra-ture fait l’expérience des limites de la fiction.

Car on est dans une tout autre situation que celle de Stendhal trouvant dans un fait divers l’intui-tion initiale de ce qui deviendra Le rouge et le noir. Les écrivains – tous du XXe siècle – à qui elle s’intéresse entretiennent une relation beau-coup plus trouble avec le fait divers auquel la plupart d’entre eux ont consacré une énergie considérable, non pour s’interroger sur la culpa-bilité ou l’innocence mais pour entrer en empa-thie avec la mentalité d’un assassin avéré.

Même Georges Arnaud ne s’interroge pas sur l’innocence ou non de l’accusé puisque, par dé-finition, il sait sans l’ombre d’un doute si Henri Girard est ou n’est pas l’assassin. Tous ces écri-vains ont été fascinés par des assassins – même Marguerite Duras : son article ne visait pas à accuser mais à tenir pour acquise la culpabilité de la mère du petit Grégory et à tenter de justi-fier cet acte. D’où le « forcément sublime », une formule qu’auraient pu faire leur tous les écri-vains étudiés dans ce livre. Peut-on parler de « manipulation de l’opinion » ? Tout est là !

Pierre-Yves Beaurepaire
 Les Lumières et le Monde.


Voyager, explorer, collectionner Belin, 322 p., 24 €

Pour mettre en lumières le monde, l’Occident lance sur les océans le vaste filet de ses navires, lestés de méthodes, d’instruments, les prises devant être rapportées dans les métropoles d’Europe à des fins doubles, savantes et so-ciales. Ces expéditions complexes impliquaient la maîtrise des marins pour aborder des terres inconnues ou mal connues. Ces marins avaient pour mission de ramener à bon port des savants à la curiosité intrépide, avec le fruit de leurs col-lectes : herbiers, dessins, objets caractérisant les populations rencontrées. Les richesses renouve-lées des  collections publiques ou privées attes-taient de la réussite de ces entreprises et du tri-but apporté aux Lumières, au terme de ces longs, coûteux et périlleux voyages.

Le récit des voyages n’est pas le cœur du livre de Pierre-Yves Beaurepaire, qui réside principa-lement  dans l’analyse des moyens et méthodes que les élites savantes de l’Occident (principa-lement Angleterre et France) mettent en œuvre pour connaître de nouveaux mondes avec l’ap-pui, explicite ou non, des États. Des navires et des marins aux imprimeurs et éditeurs : les dé-couvertes élargissent les savoirs naturalistes et culturels qui sont  diffusés par et pour des élites curieuses et savantes. Les Lumières et le Monde expose précisément cet enjeu de la circulation des connaissances.

Les Lumières se dirigent d’abord au plus près, vers le Levant. La figure d’André Michaux, bota-niste, géologue, découvreur près de Bagdad d’un

« caillou » couvert  d’inscriptions en écriture cu-néiforme, ouvre le livre. Il est représentatif de ces polymathes en lumières : après une courte escale à Versailles, dont il est l’un des jardiniers, il re-part herboriser en Amérique du Nord, puis  s’em-barque avec Baudin et meurt à Madagascar. Dans ses pérégrinations, Michaux profite du soutien des consuls de France, eux-mêmes amateurs d’antiquités et de botanique, ils sont in situ des antennes des lumières.

Collecter… le but de ces voyages est de décou-vrir de nouvelles terres, flores, faunes (et aussi 


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