• Aucun résultat trouvé

Par quel biais les valeurs s’articulent-elles ?

Déterminer comment certaines valeurs s’articulent entre elles est un enjeu primordial des sciences sociales. Un exemple célèbre est le concept d’affinité élective, employé par

Weber [2003] dans L’éthique protestante et l’esprit du capitaliste. Selon lui, la société ca- pitaliste que nous connaissons tirerait ses origines d’une articulation entre les valeurs du protestantisme et les valeurs de la bourgeoisie naissante24. Si le concept de Weber a pour

principal objectif d’éviter les écueils de la causalité ou de la corrélation, les psychologues des valeurs emploient plus volontiers ce dernier terme, et établissent des typologies qui sug- gèrent que l’adhésion à une valeur v1 prédispose à l’adhésion de v2. Mais cette corrélation

statistique ne dit rien en elle-même de la connexion à l’oeuvre entre ces valeurs.

Dans le cadre de la délibération partielle, cette articulation peut, par exemple, tenir au fait que certaines valeurs sont incompatibles : la présence d’une de ces valeurs dans le système auquel l’agent adhère, le prédispose à ne pas adhérer à l’autre valeur. Pour reprendre un exemple de Dewey, les valeurs de patriotisme et de pacifisme sont potentiel- lement incompatibles.

23. « Les valeurs sont les conceptions centrales du désirable pour chaque individu et pour la société. Elles servent de standards ou de critères pour guider non seulement l’action mais aussi le jugement, le choix, l’attitude, l’évaluation, l’argumentation, l’exhortation, la rationalisation, et, on pourrait ajouter, l’attribution de causalité ». [Rokeach,1973, p. 2]

24. Le type de relation supposé par le terme d’affinité élective est, à dessein, plutôt vague. Il provient de l’alchimie médiévale et évoque la propension de certains éléments à s’attirer.

Prenons l’exemple [...] d’un citoyen dont l’Etat vient juste de déclarer la guerre à un autre pays. Il est si profondément attaché à son Etat, si habitué à lui être fidèle, à respecter ses lois, qu’il décrête en première instance qu’il doit soutenir l’effort de guerre. D’autant qu’il ressent gratitude et affection pour ce pays qui l’a logé et nourri. Toutefois, il croit également que cette guerre est injuste, et nourrit même la conviction que toute forme de guerre est inutilement meurtrière, et donc, dans l’erreur. Quand une part de lui-même, un ensemble d’habitudes et de convictions le conduit à consentir à la guerre ; une autre, non moins profonde de lui-même, le pousse à en contester les fondements. Il est tiraillé entre deux devoirs et fait l’expérience d’un conflit entre des valeurs incompatibles.

[Dewey and Tufts,1932, p. 174-175] Certaines valeurs, à l’inverse, se complètent, de sorte qu’adhérer à l’une conduit à adhérer à l’autre. Par exemple, selon Hans Jonas, pour qui veut convaincre quelqu’un d’adopter les valeurs de l’écologie, il convient de remarquer que la valeur de liberté ne peut être satisfaite dans l’hubris et que la contrainte (écologique) en est la condition nécessaire :

S’imposer des limites est la première obligation de toute liberté, la condition même de son existence, car c’est seulement ainsi qu’une société [...] est possible. [Jonas,2017, p. 181-182] Autrement dit, pour défendre une valeur, il est parfois commode de s’appuyer sur la complémentarité entre cette valeur et une autre valeur, à laquelle l’agent (ici le lecteur de Hans Jonas) est supposé adhérer. Quelle est l’origine de cette articulation ?

— En premier lieu, elle peut reposer sur des fondements logiques, dès lors que l’on admet que certaines valeurs sont susceptibles de se contredire dans les termes, i.e., qu’elles portent en elles une signification susceptible, a priori, d’entrer en contradiction. Par exemple la valeur selon laquelle il est « bon d’être raciste » et celle qui indique qu’il « faut faire preuve d’une égale tolérance à l’égard de tous les êtres humains » se contredisent dans les termes. L’une suppose l’intolérance à l’égard d’une partie des être humains quand l’autre professe l’énoncé contradictoire.

— En second lieu, elle peut reposer sur des fondements empiriques. Notamment parce que l’expérience de l’agent lui révèle que certaines valeurs promeuvent des actions qui conduisent à des conséquences incompatibles. C’est sur ce type de d’incompatibi- lité que semble se focaliser Dewey et Tuft cités précédemment. Reprenant l’exemple donné par Dewey et Tufts, l’analyse que Levi [1990] donne du conflit entre les va- leurs de l’agent repose sur cette idée. C’est la thèse défendue par le psychologue

Schwartz [2012] : « Le fondement de la structure reliant les valeurs tient au fait qu’elles conduisent à des actions dont les conséquences peuvent entrer en conflit avec

les conséquences engendrées par d’autres valeurs, ou bien leur être congruentes »25.

Par exemple, Schwartz suggère qu’adhérer à l’esprit de compétition implique d’es- sayer de se distinguer des autres, au détriment de l’esprit de coopération. Notons cependant que la contradiction est susceptible de se diluer en cas d’ajout d’une troi- sième valeur. Une littérature importante à la croisée de la gestion et de la théorie des jeux remet en cause cette contradiction et évoque la possibilité d’un coopétition [Nalebuff, Brandenburger and Maulana,1996].

Dans cette thèse, je n’ai pas l’ambition de discuter la différence entre ces deux façons de voir le type de relations que sont susceptibles d’entretenir les valeurs26. Si un tel travail est

d’une importance considérable, il relève de l’ensemble des sciences sociales et doit se fonder sur des analyses a posteriori qui dépassent la portée de l’analyse que je peux construire ici.