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Un changement de préférences qui résulte de la combinaison des

L’un des avantages conceptuels de la délibération partielle consiste en ce qu’elle permet d’ouvrir une troisième voie entre de conception externes, selon laquelle les changements de préférences résultent d’une réception passive de l’influence du monde extérieur et une conception interne qui, a contrario, fait de l’agent l’unique acteur de ses changements de préférences.Temoin de l’importance d’une telle opposition Jon Elster écrit :

Une des lignes de clivage les plus tenaces à l’intérieur du domaine des sciences sociales est celle qui oppose deux formes de pensée que l’on associe respective- ment aux noms de Adam Smith et de Emile Durkheim : c’est l’opposition entre homo oeconomicus et homo sociologicus. Celui-là est guidé par une rationalité instrumentale, tandis que le comportement de celui-ci est dicté par des normes sociales. Le premier est « tiré » par la perspective d’avantages à venir alors que le second est « poussé » de derrière par des forces quasi inertielles.

[Elster,1989, p. 99] Pour bien comprendre en quoi la délibération partielle offre une troisième voie qui intègre ces approches, je développe un tableau non-exhaustif de ces approches.

La conception externe

Avec la conception externe, la formation des préférences de l’agent résulte de l’influence de causes externes, que l’agent ne reçoit que de façon passive.45 Cette conception sert de

paradigme constitutif à de nombreux programmes de recherche des sciences sociales. C’est le cas de la sociologie structuraliste, qui voit dans l’existence de structures s’imposant aux individus « une condition de la scientificité du discours sociologique ». Durkheim affirme par exemple que « la sociologie ne pouvait naître que si l’idée déterministe, fortement établie dans les sciences physiques et naturelles, était enfin étendue à l’ordre social. » Mais ce type de courant n’est pas seulement l’apanage des sociologues. Inspirés par la biologie, d’importants courants de la théorie des jeux évolutionnaire tendent à faire de l’agent un individu passif soumis à des forces aveugles.

La force de ces approches tient à ce qu’elles permettent de rendre compte d’un grand ensemble de comportements qui obéissent à des règles irréflechies, que l’agent appliquent alors qu’elles echappent à sa conscience. Il n’est pas capable d’expliciter ces règles de lui-même et donc, d’en inverser les effets sur son comportement. L’explication qu’elles donnent des changements de comportement de l’agent est simple : l’agent change parce qu’il est aux prises avec des forces qui lui parviennent de l’extérieur et qui changent selon le contexte. Nul besoin d’ouvrir la boite noire de son esprit.

Le problème de ce type de conception tient à ce qu’elle suppose de faire l’économie de concepts mentaux dont il est difficile d’affirmer qu’ils n’interviennent à aucun moment dans la détermination du comportement de l’agent. Cela conduit, par exemple, à faire de la conscience un épiphénomène et à dénier l’importance de la psychologie du sens commun. Pourtant, dans la vie de tous les jours, pour comprendre le comportement de nos contemporains, nous utilisons des concepts comme ceux de croyance, de conscience ou de valeurs. Ces concepts, nous les utilisons pour rationaliser le comportement de nos semblables. Or, s’ils ne jouaient strictement aucun rôle, il serait difficile, d’un point de vue externe, de comprendre ce qui justifie leur usage dans un contexte quotidien. C’est bien parce qu’ils ont une certaine efficacité qu’ils semblent, d’un point de vue fonctionnel, nécessaires.

La conception interne

La conception interne soutient que le choix de l’agent résulte d’une maximisation déli- bérée de sa satisfaction46. Si cette interprétation suppose que l’agent choisisse en fonction

de préférences qui sont stables, il est possible de l’étendre à la théorie des changements de préférences. C’est la proposition de Becker pour qui les changements de préférences relèvent du fait que l’agent investit dans son capital social et personnel en maximisant une 45. Une telle conception est l’apanage d’une littérature philosophique si diverse qu’il est impossible d’en restituer la richesse ici.

46. Une telle interprétation littérale de la théorie du choix rationnel ne saurait représenter qu’une partie réduite des défenseurs de la théorie du choix rationnel.

fonction d’utilité.

L’avantage est que, selon les propos de David Lewis, un tel type d’approche permet de rendre compte de l’usage que nous faisons des concepts de la psychologie de sens commun. Elle intégre l’idée que l’agent observé des sciences sociales est susceptible de réagir au contenu des théories déployées par ces mêmes sciences sociales. Cet avantage n’est pas négligeable. Il permet de distinguer les sciences sociales des sciences de la nature.

Dans le contexte qui est le nôtre, le problème posé par ce type d’approches est, qu’à elles seules, elles permettent difficilement de comprendre pourquoi l’agent change de pré- férences. Car si ses changements de préférences devaient résulter d’une maximisation par- faitement autonome, comment se fait-il que les agents ne choisissent pas d’emblée les pré- férences qui leur convienent le mieux ? Cela suggère que c’est nécessairement l’apparition d’éléments externes pour l’agent, qui conduisent au changement.

La délibération partielle comme voie mediane

La délibération partielle jette les bases pour résoudre la tension entre ces deux concep- tions. Elle suppose que, lorsqu’il choisit ses actions, l’agent est effectivement déterminé par les valeurs auxquelles il adhère. En ce sens, la délibération partielle est déterministe sur le plan statique : l’agent est passivement soumis à l’exercice des causes qui déterminent son comportement à un moment donné.

En revanche, l’agent est susceptible de s’auto-déterminer, c’est-à-dire qu’il est capable de choisir les valeurs qui induisent son choix. Face à son histoire personnelle, l’agent n’est pas passif. Il est pourvu d’une capacité à choisir délibérément de changer sa trajectoire. Capacité qui, néanmoins, est limitée de deux manières par l’empire de la conscience de l’agent.

— D’abord, dans son choix délibéré de changer ses préférences, l’agent est orienté par des valeurs d’arrière-plan, sur lesquelles il n’a aucune prise.

— Ensuite, la délibération partielle est compatible de avec l’idée que l’agent n’est pas capable de choisir ce dont il prend conscience, qu’il soit soumis en la matière à des influences extérieures, comme des expériences qui s’imposent à lui, à un cadre social particulier ou à des activités contraintes.

La délibération partielle permet donc de penser une forme d’autonomie au sein de laquelle l’agent est activement engagé dans la modification de ses préférences, sans pour autant en être l’auteur isolé. Ce faisant, elle propose une voie médiane entre la conception externe et la conception interne.

Une voie médiane qui explique l’apparition de préférences nouvelles

La délibération partielle n’est pas la seule tentative de conciliation d’une conception interne et d’une conception externe. J’ai déjà cité, à la fin de l’introduction de cette thèse,

de nombreuses tentatives de conciliation. Je voudrais maitenant tenter de les catégoriser. Il existe trois façons de penser une articulation entre causes externes et causes internes de la détermination du comportement. Leur point commun est qu’elles reconnaissent que ces deux tendances s’expriment de concert, chacune induisant des normes différentes qui interragissent. Leur différence peut être envisagée à travers le produit de leur interaction, i.e., par les changements de comportements induits.

La première repose sur la juxtaposition de ces causes. Elle consiste à penser que, globa- lement, le comportement de l’agent obéit à une norme de rationalité, mais que l’exercice de cette norme est bruité, soumis à des biais de raisonnement. Le comportement se com- prend alors comme une déviation vis-à-vis de cette norme. Une telle idée est par exemple l’apanage de la théorie choix stochastique.

La seconde repose sur la substituabilité et consiste à affirmer que, selon le contexte, l’agent est influencé par des causes externes, appliquant aveuglément des règles de compor- tement internalisées, ou bien à des causes internes, l’agent prenant le temps de déployer sa logique pour parvenir à adopter le comportement adéquat. On retrouve ce type proposition dans le fameux Système 1, système 2 de Kahneman[2012].

Sous ces deux interprétations, le comportement effectif des agents est simplement ba- lancé entre deux pôles hétérogènes. Compris comme équilibre entre ces causes hétérogènes, le comportement de l’agent ne peut être nouveau.

La troisième conçoit l’interaction entre causes externes et causes internes dans leur complémentarité au sens où c’est la coexistence de ces deux types de causes qui engendre le changement de préférences. Autrement dit, c’est parce que l’agent réflechit sur ses propres déterminations (les valeurs auxquelles il adhère), mais qu’il ne le fait de façon limitée que le comportement de l’agent peut changer. L’exercice des causes externes, ne vient donc pas se surajouter ou se substituer aux normes que devrait pousuivre un agent mû exclusivement par le raisonnement. Elles sont, dans leurs interactions avec le raisonnement, productrices du comportement.

Cette troisième voie permet d’envisager un agent qui serait à l’origine de comporte- ments nouveaux. Car un individu conscient de ses capacités limitées a tendance à chercher à résoudre les tensions qu’il rencontre par la recherche de nouvelles persepctives, i.e., en essayant de prendre conscience de nouvelles valeurs.

La délibération partielle s’engage dans cette troisième voie. Elle propose en effet de voir la coexistence des causes internes et des causes externes comme la condition de possibilité des changements de préférences. Dans l’interprétation qu’elle propose, un individu capable d’user sans limite de ses capacités délibératives, de la force de son raisonnement, serait tout simplement conscient de toutes les valeurs possibles et envisageables. Il ne changerait pas de préférences puisqu’il choisirait toujours le système de valeur classé au plus haut dans la hiérarchie donnée par le critère axiologique. Il aurait la capacité de changer son système de valeur, mais n’aurait jamais intérêt à ce changement.

des valeurs par lesquelles il est traversé. Dans ces conditions, son système de valeur ne changerait pas non plus. L’agent aurait intérêt à changer son système de valeur, mais pas la capacité de le faire. C’est donc bien l’interaction entre causes internes et causes externes qui produit le changement de préférences.

Bien que le travail fourni dans cette thèse ne permet pas, à ce stade, de l’envisager comme telle, la délibération partielle peut être étendue de façon à modéliser l’émergence de nouvelles préférences. L’avènement de ces nouvelles préférences n’est pas dû, comme dans la théorie darwinienne, à l’intervention de l’aléatoire. Il procède de la conscience qu’à l’agent de son incomplétude. En un sens, la délibération partielle fait de pari de reconcilier la théorie de la rationalité avec l’idée que l’incomplétude de l’individu le pousse à devenir autre.

7.2 Tous les changements de préférences relèvent-ils de la délibération