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La formation des habitudes

Comme l’écritGorman[1967], il est trivial de faire remarquer que les « choix dépendent des goûts, tout autant que les goûts dépendent des choix ». Autrement dit, l’habitude joue un rôle considérable dans la formation des préférences. Dans l’Ethique à Nicomaque, Aristote faisait d’ailleurs de l’habitude la condition par laquelle l’homme est en mesure de faire preuve de vertu pratique. Généralement, l’effet de l’habitude sur les préférences est compris comme l’intervention d’une cause externe à l’individu. Elle s’explique par les théories behavioristes de l’apprentissage, par renforcement, par des réflexes pavloviens. Elles peuvent se donner comme une modification physiologique qui précède la conscience : à mesure qu’un agent fume, son cerveau lui envoie des signaux qui manifestent son désir de nicotine.

von Weizsäcker[1971] etPollak[1978], deux contributeurs pionniers dans l’analyse des préférences endogènes, font de la formation des habitudes un des concepts centraux de leur analyse. Le problème qu’ils essaient de résoudre consiste à rationaliser une fonction de demande de long terme, notamment pour être en mesure d’effectuer des évaluations en termes de bien-être dans un contexte où les préférences changent. Pour formaliser cette fonction,von Weizsäcker[1971] propose un modèle à deux biens qui, comme cela est montré parEl-Safty[1976], est susceptible de s’étendre à n biens si et seulement si les agents sont myopes, c’est-à-dire totalement incapables d’anticiper les effets de la formation de ses habitudes. Dans ce contexte, non seulement les changements de préférences sont traités comme purement non rationnels mais, de plus, les agents n’ont pas la capacité d’anticiper ces changements38.

37. Un tel modèle pourrait par exemple permettre d’axiomatiser la probabilité de transmission par l’adulte de son trait culturel à l’enfant.

38. Pollak[1978] fait remarquer que, dans ces conditions, l’analyse en termes de bien être est quasiment impossible.

Cette capacité est octroyée à l’agent dans le modèle de Becker [1996] qui intègre le concept d’habitudes et propose qu’additionnellement à la consommation de l’agent, xt,

soit ajouté à sa fonction d’utilité un paramètre représentant son capital personnel, Pt :

U = U (xt, Pt)

Le capital personnel de l’agent est déterminé par ses choix passés. Il reflète l’impact des habitudes de consommation de l’agent sur ses préférences. L’agent, à chaque période, choisit d’investir dans ce type de capital, sachant qu’un tel investissement aura un effet sur ses préférences futures. Son choix dépend aussi bien de son utilité présente que de celle à venir. Becker fait l’hypothèse que « les agents anticipateurs sont conscients que leur choix présent et leur expérience affectera leur capital personnel futur, et que ce capital affectera directement leur utilité. Par conséquent, le choix actuel dépend non seulement de la façon dont il affecte l’utilité, mais également de la façon dont il affectera l’utilité future de l’agent » [Becker,1996, p. 9]. Mais cet investissement se déprécie d’une période à l’autre. Dès lors, l’évolution du capital personnel est donnée par l’équation suivante :

Pt+1 = xt+1+ (1 − dp)Pt

où dpest un taux constant de dépréciation du capital personnel. L’investissement en capital

permet non seulement son accumulation, mais il change également la consommation des biens complémentaires à son accumulation. Le concept de capital personnel permet de penser un agent qui, par sa consommation, travaille son regard et valorise les biens qu’il consomme à l’accoutumée. La notion de complémentarité entre bien de consommation et investissement est fondamentale. Elle permet, selon Becker, de rendre compte d’une panoplie conséquente de comportements.

Les phénomènes de complémentarité et de renforcement, au sein du compor- tement fondé sur des habitudes, expliquent, par exemple, pourquoi l’envie de fumer est plus importante pour une personne fumant depuis des années, pour- quoi manger des corn flakes régulièrement pour le petit déjeuner augmente la demande future de cette céréale, pourquoi dire des mensonges et agir avec vio- lence augmentent la tendance des agents à dire des mensonges et faire preuve de violence, pourquoi il devient habituel d’épargner, même pour des indivi- dus dont les jours sont comptés, pourquoi grandir dans une famille religieuse affecte largement la probabilité de devenir une personne religieuse une fois adulte, ou pourquoi vivre avec une femme des années durant induit une telle dépendance chez son mari que ses capacités physiques s’éteignent à la mort de cette dernière.

[Becker,1996, p. 8] Le modèle de Becker est très séduisant. Le problème est que son behaviorisme notable

le pousse à confondre ce qui pousse l’agent à reproduire le même comportement, et sa propension à changer lui-même ses caractéristiques. Il en découle qu’il est difficile de distinguer ce qui dans le processus de détermination des préférences de l’agent relève, d’une part, de causes externes à sa conscience, de ses croyances tacites ou de ses déterminations biologiques et, d’autre part, de causes internes à sa conscience, comme son désir de changer de préférences. Becker confond ces deux mécanismes.

On pourrait cependant rétorquer à cette critique que les deux déterminants de l’évolu- tion des préférences de l’agent sont constitués par son stock de capital personnel initial et son taux d’escompte39, le premier constituant l’inertie du passé, quand le second est une

incapacité à se projeter dans l’avenir (un défaut d’ « imagination »40). Si cette interpréta-

tion est tout à fait recevable, il n’en demeure pas moins que l’on considère habituellement le taux d’escompte comme relevant des préférences de l’agent. Conçu comme stable dans le modèle, il ne serait pas capable d’être modifié par l’investissement en capital personnel de l’agent. Et, bien qu’il nous suggère le contraire, Becker ne propose pas de modéliser comment ce taux d’escompte pourrait relever de l’imagination ou de l’awareness41. Son

modèle ne s’appuie donc pas sur une conceptualisation rigoureuse des états épistémiques de l’agent. Dans ces conditions, il peut paraître héroique de dire que le modèle de l’homo economicus à la Becker permet de clarifier la formation des préférences42, alors qu’à vouloir

imposer une interprétation préconstruite de la rationalité, il crée beaucoup de confusions. Mon approche est différente en ce qu’elle tente de reconstruire un concept de rationalité qui permette de clarifier les changements de préférences.

De plus, son modèle ne permet pas de dire en quoi la capacité d’un individu à s’af- franchir de ses conditionnements est limitée. Pourtant, il est possible que les changements de préférences soient plus erratiques, lorsqu’affectés par un prise de conscience. Becker le souligne lui-même, la consommation de tabac a fortement diminué lorsque se sont accumu- lées les preuves de sa nocivité. Mais comment son modèle rend-il compte d’une telle prise de conscience si les agents anticipent parfaitement ce qui est à l’œuvre ? En définitive, le modèle de Becker formule une métaphore habile et très parcimonieuse des changements de préférences. Néanmoins, pour ce qui est du capital personnel, son modèle ne permet 39. A ce stade, ce sont les seuls manières susceptibles de distinguer deux agents dans le modèle de Becker. 40. Becker parle bien d’imagination à plusieurs reprises : "Imagination capital not only affects the dis- count on future utility, but it also alters preference over goods by affecting present and future choices."

41. "They may choose greater education in part because it tends to improve the appreciation of the future, and thereby reduces the discount on the future. Parents teach their children to be more aware of the future consequences of their choices (Akabayashi, 1995, studies the conflict between parents and children over the weight attached to the future). Addictions to drugs and alcohol reduce utility partly through decreasing the capacity to anticipate future consequences. Religion often increases the weight attached to future utilities, especially when it promises an attractive afterlife. Imagination capital not only affects the discount on future utility, but it also alters preference over goods by affecting present and future choices. Someone who places greater weight on the future consequences of current choices is more likely to engage in activities that raise future utilities, perhaps partly at the expense of current utility".p. 11

42. Dans Accounting for taste, il soutient que le défaut des théories anthropologiques et sociologiques tient au fait qu’elles ne munissent pas leur analyse d’un « cadre analytique puissant » [Becker,1996, p. 1996]

pas de comprendre le type de rationalité à l’œuvre dans un changement de préférences. D’autres auteurs ont alors insisté sur la capacité de l’agent à contrôler davantage l’effet de l’habitude. Gul and Pesendorfer [2001,2005] proposent un modèle à la Kreps [1979], et construisent la représentation d’une utilité où l’agent choisit non seulement un sentier de consommation mais également les choix qu’il aura à sa disposition. De même, Rozen

[2010] fournit un théorème de représentation de l’utilité d’un agent pour qui l’historique des choix devient un point de référence (reference point) à partir duquel penser ses choix futurs. Dans chacun de ces cas, si la rationalité joue un rôle dans le processus de formation des habitudes, c’est en tant que l’agent sait (ou non) que ses préférences changent avec les habitudes qu’il prend. Celui qui refuse de prendre de l’héroïne une fois dans sa vie, par exemple, anticipe que ses préférences pourraient changer et qu’il pourrait préférer, suite à une première prise, désirer en prendre davantage ultérieurement. Autrement dit, si la rationalité est à l’œuvre dans les changements de préférences qui découlent du processus d’habituation, c’est en tant que l’agent tente de maitriser ce changement sans en être le moteur. En tant que telle, l’habituation induit un changement de préférences non rationnel. La rationalité n’y est pas le moteur du changement de préférences, elle consiste à contrôler ce changement qui lui est exogène.