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par Pierre Saint-Germain

Dans le document Été 2017 (Page 53-56)

Histoire, la Seconde Guerre mondiale surtout.

Ainsi, Prigent se souvient avec émotion, dans un des poèmes les plus forts, d’Albert Richter (cy-cliste allemand déporté), d’Eric Seelig (boxeur juif allemand privé de son titre par les nazis), de Gretel Bergman (recordwoman allemande, juive, exilée aux Royaume-Uni), d’Helen Mayer (fleu-rettiste, juive, exilée aux États-Unis)…

On pourra pourtant regretter dans Chino aime le sport une approche très médiatique du sport qui peut créer un effet de distance avec ces corps sportifs, leur pratique, leurs mouvements et leurs histoires. En effet, si Chino, selon le titre du re-cueil, « aime le sport », il semble surtout aimer le regarder à la télé, l’entendre à la radio ou le lire dans les journaux. D’ailleurs, Christian Prigent ne s’en cache pas tout à fait, reproduisant avec humour, dans le poème « Gastone Nencini au Tourmalet », les touches de la télécommande de Chino. Mais la considération pour le sport semble finalement moindre que l’intérêt pour un récit médiatique, historique et politique déjà construit.

Christian Prigent le réécrit merveilleusement mais l’on peut regretter cette confusion entre le sport comme pratique et le sport comme récit, qui aurait pu être davantage questionnée. Si re-prendre les histoires de ces sportifs en poèmes versifiés est une démarche tout à fait originale, le choix de sports pratiquement tous déjà liés à une tradition littéraire ou narrative (le cyclisme, et le football dans une moindre mesure), l’évocation d’une « grande histoire » et d’engagements poli-tiques déjà bien connus par les amateurs de sport notamment, le sont moins. À cet égard, l’évoca-tion du match de football URSS-France en 1956, peu célèbre et peu raconté, fait exception et compte parmi les poèmes les plus intéressants du recueil. Aussi, le dernier poème, « Jokari 2016 », accompagné de la légende « Chino joue au Joka-ri », souligne un affranchissement particulière-ment drôle du prisme médiatique, où la langue poétique s’accorde plus spontanément au

« sport » en tant que tel, et où, délivrée de tout récit préexistant, elle s’éloigne aussi de tout exer-cice de style.

L’industrie, 


religion majuscule

Il est souvent question de la 
 désindustrialisation de la

France, de la perte de substance productive de notre pays, 


de la contraction du nombre d’emplois industriels dans 
 les grandes usines ; et certains experts, proches de l’ancienne majorité et de la nouvelle, 
 en avaient plutôt conclu à la 
 nécessité de renoncer à ce 
 qui avait été la matrice du 
 développement économique 
 occidental pour s’élancer 
 à la conquête des nouveaux 
 territoires de l’économie 


numérique, pour capter une part du marché mondial des services.

Les transformations intervenues dans le mode de production

« classique » en Europe et dans les territoires du nouveau

monde depuis le XIX

e

siècle nous ont peut-être conduits à l’orée d’une nouvelle révolution indus-trielle. L’histoire ne s’arrête pas, 
 et même si la mondialisation peut modifier la distribution des aires productives, rien ne

prouve que les pays émergents puissent contester à brève échéance les positions domi-nantes bien établies.

par Pierre Saint-Germain

Pierre Musso, La religion industrielle. 


Monastère, manufacture, usine : 
 Une généalogie de l’entreprise.

Fayard, 800 p., 28 €

L’INDUSTRIE, RELIGION MAJUSCULE

En ces temps où les « technologies de l’infor-mation et de la communication » bouleversent le rapport au travail, il vaut la peine de se re-tourner sur la séquence historique inaugurée par ce qu’on appelle ordinairement la révolu-tion industrielle et ses étapes, caractérisées par l’exploitation de ressources naturelles et d’in-ventions concomitantes pour en tirer le meilleur parti – sans oublier l’exploitation d’une main-d’œuvre mobilisée à cette fin. Ce n’est pas cette voie de l’histoire des techniques et des progrès du machinisme et de la civilisa-tion – d’ailleurs bien documentée – que choisit Pierre Musso ; il préfère mettre au jour ce qui accompagne et nourrit le développement indus-triel, c’est-à-dire ce qui en argumente l’effica-cité, y compris par anticipation. Ce qui a assu-ré la supériorité de l’Occident, et sur quoi nombre d’historiens des sciences et des tech-niques se sont interrogés, ce ne sont pas des inventions et des découvertes, leur application et leur perfectionnement progressif, mais à proprement parler une vision du monde qui a rendu possible l’emploi et l’organisation du travail aux fins d’une production matérielle toujours plus ample et complexifiée.

Quel est ce propre de l’Occident qui a fait son histoire singulière ? Pour Pierre Musso, s’ap-puyant sur les travaux de Pierre Legendre, c’est

« une structure fiduciaire », qui fait tenir la socié-té, et qui explique qu’il ait intitulé La religion industrielle son ouvrage présenté en sous-titre comme « une généalogie de l’entreprise ». C’est de foi qu’il s’agit, une foi en l’industrie dérivée de la foi chrétienne, philosophiquement ou méta-physiquement décalquée du récit fondateur bi-blique, « un produit dérivé du christianisme », qui ne se réduit pas à l’histoire de l’industrialisa-tion, positiv(ist)ement constatable mais se conçoit comme un ensemble factuel et fictionnel, normatif et imaginaire, que Pierre Musso propose d’appeler « industriation ». La foi en l’industrie combine, comme le christianisme, un mystère, celui de l’incarnation, et une rationalité, celle de l’efficacité. Une fois posée la différence entre monde antique et monde chrétien dans leur rap-port au travail – le premier  ne l’ignorait pas mais valorisait la contemplation ou l’oisiveté tandis que le second  a pu s’appuyer sur la Genèse pour faire du travail le moyen du salut, et sur saint Paul pour faire de l’homme un continuateur de la création –, et marqué l’évènement fondateur – la réforme opérée par Grégoire VII qui sépare

pou-voir spirituel et poupou-voir temporel –, Pierre Musso peut dérouler le récit érudit du remplissement dans le temps, depuis le XIe siècle jusqu’à nos jours, d’une structure tripartite ; Dieu (le Christ) / la nature / l’humanité ; le monastère / l’usine / l’entreprise ; l’horloge / la machine / l’automate cybernétique ; saint Bernard / Bacon-Descartes / Saint-Simon et le management….

On peut voir dans le monastère, tel que régi par la règle de saint Benoît, un modèle d’organisation rationnelle du temps pour concilier la vie spiri-tuelle avec le travail manuel censé procurer l’es-sentiel des ressources de la collectivité des moines reclus, et donc comme une forme d’anti-cipation de la manufacture, et il est plaisant d’ap-prendre qu’il se publie aujourd’hui des livres comme Un coach nommé Jésus ou que François Villeroy de Galhau, ancien dirigeant d’entreprise et actuel gouverneur de la Banque de France, dans une conférence de Carême, n’hésitait pas à parler de Jésus  comme manager ou chef d’équipe… Reste que le monastère était pensé 


L’INDUSTRIE, RELIGION MAJUSCULE

pour le service de Dieu, hors du monde, et en marge de l’Église, chargée, elle, d’attirer des fidèles. Des évolutions interviendront ensuite avec les franciscains, qui feront paradoxalement vœu de pauvreté tout en liant la foi et le crédit (la circulation de l’argent), avec les cisterciens, et avec Suger, l’abbé de Saint-Denis, bâtisseur et administrateur. Autant de préalables à la pre-mière révolution industrielle, celle du XIIIe siècle. Ora et labora : la devise des monastères s’est retournée en un labora et ora dans la ré-forme protestante, dont Max Weber a théorisé, sous la forme du Beruf, le lien en découlant entre éthique protestante et esprit du capita-lisme : occasion pour Pierre Musso de souligner que les moines catholiques avaient anticipé le mouvement et de discuter la pertinence de l’ana-lyse weberienne, reprise par Marcel Gauchet, fondant la rationalité économique sur une sortie progressive du religieux.

La rationalisation permise par l’horloge, la comptabilité et la science compte moins à ses yeux que le nouvel agencement du « mystère chrétien de l’Incarnation », dans le rapport à

« la Nature ». Dans le chapitre « Dominer la nature », Pierre Musso revient sur la révolution scientifique fondée sur les mathématiques et l’expérimentation – Descartes et Galilée – qui prépare l’avènement de la mécanique et du ma-chinisme : dans les lois de la nature, précise-t-il,

« la théologie et la science convergent » ;

« l’industrie humaine reproduit et prolonge l’activité divine de création et se donne par les techniques, les manufactures et les machines les moyens de sa puissance ». La révolution indus-trielle s’effectuera sur cette lancée, ainsi que la formation de la religion industrielle, après la naissance de l’économie politique. Elle se mo-dulera au fil du temps autour de l’usine puis de l’entreprise, de l’organisation scientifique du travail à la Taylor puis du management. Un temps fort, celui du XIXe siècle commençant, avec la formulation du saint-simonisme et du positivisme : Nouveau christianisme, Caté-chisme des industriels et Religion de l’humani-té, entre autres, illustrent la nouvelle « architec-ture fiduciaire » qui réunit science et industrie, cette dernière désignant ensuite, selon les au-teurs, l’humanité, les industriels ou les ouvriers.

Pierre Musso voit dans la « Révolution managé-riale » qui triomphe de nos jours la fin du mou-vement historique engagé avec la réforme

gré-gorienne, c’est-à-dire la fin de la séparation entre les deux pouvoirs au profit d’une gestion purement technoscientifique et économique, d’une « gouvernance par les nombres », selon la formule d’Alain Supiot, son collègue à l’Institut d’études avancées de Nantes. Dans Le Monde diplomatique, il s’en prend au président de la République, qui veut faire de la France « une start-up nation » et faire triompher la révolution industrielle qui aboutit au remplacement du po-litique par l’industrie.

Lois divines, lois de la nature, lois de l’histoire : Pierre Musso établit un continuum qui fait de la foi industrialiste une nouvelle religion, un phé-nomène de désécularisation. Il n’y a pas eu de désenchantement du monde. « La religion poli-tique, qui semble triompher avec la Révolution française, cède aussitôt à la religion industrielle qui travaillait en coulisse ». Une nouvelle ruse de la raison ?

Le mot même de « religion », reconnaît Pierre Musso, est un « vieux mot usé ». La « révolution industrielle » est un mythe fondateur, promesse d’un âge d’or à venir. S’il y a révolution, pro-messe pour l’humanité, alors il y a religion et pensable en Occident selon la matrice chré-tienne, d’où le goût affirmé de Pierre Musso pour les majuscules qui donnent leur poids mé-taphysique à tant de vocables : incarnation, chute, eucharistie, humanité, science, progrès, etc. « Aucune société ne peut se soustraire à une mythologie, sorte d’inconscient collectif » : ce principe anthropologique explique la prévalence du « grand mythe fondateur de l’Incarnation », qui s’est séparé de la figure du Christ, et qui est monnayé aujourd’hui en de « petites divinités prophétiques et prothétiques […] des objets-corps techniques ou machiniques ». Alors que le règne immanent et universel du management s’annonce, qu’est-ce qui peut bien travailler en coulisse ? Peut-on encore retenir cette aspiration des ouvriers du XIXe siècle qui voulaient par l’association « s’affranchir des servitudes indus-trielles » ?

L’ordinaire 


et l’extraordinaire 


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