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par Maïté Bouyssy

Dans le document Été 2017 (Page 60-63)

grandement modifié le regard porté par les hommes sur la nature et sur leur rapport à elle.

Voir le millénaire mé-diéval comme une longue période de stag-nation relève du même genre d’illusion d’op-tique que celle du ran-donneur en montagne qui voit presque plat le chemin parcouru depuis le matin, et fortement dénivelé celui qui est proche de lui. Or, et c’est un point sur lequel Mouthon insiste beaucoup, le XIe siècle et les suivants sont marqués par d’importantes innova-tions techniques que nous avons tendance à sous-estimer. Ainsi du collier d’attelage qui, accroissant la charge que peut tirer un cheval, augmente par le fait même l’énergie disponible pour l’action humaine. Énumérer toutes les in-novations décisives qui ont marqué ces siècles réputés obscurs serait récrire tout le livre, qui les passe méthodiquement en revue, dans tous les domaines, y compris le droit de la propriété rurale.

On referme le livre en s’interrogeant sur l’im-portance des variations climatiques pour l’his-toire des hommes, y compris pour ce qui semble d’un tout autre ordre. Double question car elle vaut dans les deux sens, de la nature vers les hommes, quand le climat se refroidit ou se ré-chauffe sur une longue période, et des hommes vers la nature quand leur action modifie l’équi-libre naturel, avec la déforestation massive par exemple. Quelle leçon retenir de cette histoire de la nature au Moyen Âge ? Devons-nous rela-tiviser l’impression que nous avons de vivre dans un monde fini, une nature condamnée par la légèreté des hommes à un périlleux réchauf-fement, et nous dire que d’autres époques ont connu cela ? Ce ne serait d’ailleurs guère rassu-rant puisque l’on ne s’est sorti de pareilles crises écologiques qu’au prix de terribles hécatombes.

Metz, 1787

Le livre de Pierre Birnbaum comble la curiosité d’un large public qui n’est pas seulement amateur de tout ce dont s’est nourri l’antisémitisme français et de l’histoire de l’émancipation des Juifs dont l’abbé Grégoire est un emblème. Ce dernier a conquis sa visibilité parce qu’il a remporté le concours de

l’Académie de Metz de 1787, qui proposait cette question : « Est-il des moyens de rendre les Juifs plus utiles et plus heureux ? ».

La présentation de tous les

textes permet à Pierre Birnbaum de les situer en politiste 


spécialiste de la question juive, et de recentrer la question de l’assimilation des Juifs, avec ou sans rupture de leur habitus 
 religieux et social antérieur. 


Le livre intéresse donc par le moment des Lumières qu’il 
 incarne, alors que rien n’est dit de ce qui est en surplomb, 


la publication de l’édit de 


tolérance du 7 novembre 1787, que le Parlement de Metz 


a refusé d’enregistrer.

par Maïté Bouyssy

Pierre Birnbaum


« Est-il des moyens de rendre les Juifs
 plus utiles et plus heureux ? »

Le concours de l’Académie de Metz (1787).

Seuil, 656 p., 28 €

La variété des textes est majeure et l’on ne peut qu’y plonger dans la langue de l’époque et le jeu 


METZ, 1787

des mots-concepts dont elle se nourrit. L’utilité doit-elle être pensée comme préalable, ou doit-on privilégier le bonheur des Juifs ? L’inversion des termes s’impose à l’abbé de La Lauze, dont il est dit qu’il vit à Paris et appartient à l’ordre de Malte (pour la précision du statut des concur-rents, on n’en saura pas plus que dans le livre de 1976 du rabbin David Feuerwerker).

Divers points séparent ces manuscrits, d’abord une empathie plus ou moins évidente avec les Juifs qui furent si longtemps persécutés, calom-niés et condamnés à des conditions de vie in-dignes. Seul le procureur au Parlement de Metz, Louis-Nicolas Haillecourt, confirme ses préjugés et une tenace rancune : il n’envisage aucunement l’intégration des Juifs à la communauté nationale.

Ensuite, au titre des remèdes, une pensée libérale et de justice (d’État) compte sur l’égalité pour leur donner les moyens de leur émancipation, tandis que d’autres, dont Hourwitz, le seul Juif du concours (il réside à Paris, il est né à Lublin vers 1740, il est donc parmi les plus âgés avec Va-lioud, de la Société d’agriculture de Laon, et Haillecourt, le Messin plein de préjugés), envi-sagent diversement leur dispersion dans les vil-lages et le droit si ce n’est le devoir de cultiver la terre, de s’implanter dans des déserts, d’assainir des marais ou de créer leurs entreprises de défri-chements dans des colonies ; l’utopie optimiste vire alors à des fins punitives de rééducation. En réalité, même l’abbé Grégoire entend favoriser l’abandon partiel des métiers de manieurs d’ar-gent. D’autres pensent pouvoir entrouvrir aux Juifs la porte des arts et des métiers pour en faire, au nom de l’utilité, des auxiliaires mineurs. Seuls les vrais libéraux voient l’avantage du « doux commerce » tel que l’ont pratiqué « Juifs des ports », de Livourne à l’Angleterre, et Portugais d’Amsterdam à Bordeaux, au milieu des autres citoyens, juifs ou non (mais ce sont ceux qui se rasent, signe d’assimilation). Ces exemples re-viennent sans fin.

Toutes ces opinions, des plus hostiles aux plus bienveillantes, sont soutenues, même si le corpus reste très limité pour un concours académique de l’époque : neuf mémoires au premier tour, quatre au second, et encore parce que deux auteurs sont revenus à la charge de leur propre chef, le jury n’ayant demandé le remaniement de leur copie qu’à deux auteurs. Le texte anonymement le plus apprécié avait été celui de Claude Nicolas Thiéry, avocat au Parlement de Nancy, tandis que celui

de Grégoire fut alors qualifié par le futur grand constitutionnaliste de l’Empire, pour l’heure conseiller au Parlement de Metz, Pierre-Louis Roederer (1754-1835), « d’absolument informe et indigeste… souvent embarrassé et surchargé de discussions historiques, de citations qu’il conviendrait de mettre dans les notes, afin de laisser au raisonnement la netteté et la précision qu’il doit avoir ».

C’est Roederer qui avait conçu le thème du concours, aidé de Jean-Girard Lacuée (1752-1841), fils d’un conseiller du roi au prési-dial d’Agen, futur homme politique autant que militaire, qui en rédigea les termes. Roederer précisa ce qu’il attendait des futurs lauréats et, pour le second tour, leur donna avec précision la marche à suivre : limiter la partie historique pour se concentrer avec l’éloquence requise sur les remèdes qui excéderaient ce qu’ont imaginé Mi-chaelis et Voltaire, ou même Dohm et Moïse Mendelssohn, « qui n’ont pas embrassé le sujet dans toute son étendue et la possibilité de réfor-mer la nation, en améliorant son sort, est restée un problème ».

Or, les premiers mémoires sont moins insuffi-sants en qualité – malgré leur diversité de taille, d’esprit et de compétence – qu’en nombre, une rareté qui dit effectivement le peu d’intérêt porté à la question hors du cadre de l’Est lorrain et al-sacien qui sait la visibilité des Juifs du quartier Saint-Ferroy à Metz et leurs activités partout dé-plorées comme usuraires. Sur les sept éloges, quatre émanent de prêtres qui vont du plus conservateur aux plus généreux, deux viennent de Paris, et un des Antilles. Nous les découvrons puisqu’ils n’avaient jamais été publiés en totalité et ensemble, le second texte de l’abbé Grégoire (1750-1831) ayant tous les honneurs car les dis-sertations de concours académiques ne se pu-blient qu’à compte d’auteur si elles n’ont pas été primées. De plus, l’abbé Grégoire devint l’em-blème de l’émancipation des Juifs pour avoir dé-posé en leur faveur la motion d’août 1789 et pour avoir, avec tous les libéraux de la Constituante, fait voter l’égalité, avant la séparation de l’As-semblée, le 28 septembre 1791.

Compte tenu des consignes, presque tous les mémoires manient la contre-réfutation de tout ce que l’on impute aux Juifs et peu s’en tiennent à l’optimisme de ce qu’on doit attendre de l’égalité des statuts. Le comparatisme s’établit avec les récentes mesures prises par Joseph II. Les mé-moires, y compris celui de Grégoire, sont d’une 


METZ, 1787

extrême prudence car il est d’usage académique d’argumenter sans qualifier brutalement les en-jeux. De là, des artifices, le recours aux notions de dispersion des communautés et la prévalence de l’idée de l’utilité nationale, même dans le cas de l’abbé Grégoire dont Pierre Birnbaum note la véhémence des clichés hostiles qui s’accroît au second tour. Or, ce ton est celui de la contre-réfu-tation et d’un exercice conscient d’augmentation puisque l’on passe de 16 chapitres à 27 et de 80 pages à plus de 120 dans la présentation dense du volume, et d’une somme de 150 à 225 notes in-frapaginales. En première version, le curé très lorrain d’Emberménil s’excuse de n’avoir pas pu corriger, pour raisons de santé, d’éventuelles er-reurs, mais il est fluide et convaincant. On aurait donc aimé regarder les écritures, les parties reco-piées par des secrétaires, pour savoir comment travaillait Grégoire, qui par ailleurs sait les langues de son temps, l’allemand en voisin, et l’anglais et l’italien comme les hommes cultivés de sa génération.

Grégoire a déjà défendu la cause des Juifs à Strasbourg en 1778 pour la Société des philan-thropes et, ici, en seconde version, il obtempère clairement à l’injonction d’aider à l’amélioration du sort « de la nation la plus malheureuse du globe ». Le déluge de références confirme une érudition qui n’est pas gratuite puisqu’elle l’ins-crit dans le débat européen sans dénaturer une pensée qui contre-attaque avec colère. Sa patte noire est celle de l’homme de caractère qui a lut-té, au nom de la raison, contre les almanachs des campagnes et portera ensuite le fer contre les pa-tois. Tous les concours académiques demandaient cette abondance et qui veut triompher suppute ses effets, pour Grégoire depuis son premier éloge, à Nancy, en 1773, sur la poésie ; simultanément, les éloges de Montesquieu pour l’Académie de Bordeaux suscitaient les plumes de Garat, de Ma-rat et de Barère qui envoya par trois fois sa copie, la dernière alors qu’il rédigeait déjà Le Point du Jour, un des journaux les plus autorisés de la Constituante. Le désir d’utilité et les marqueurs de la reconnaissance intellectuelle passaient par de pareils exercices pour cette génération avant qu’elle n’agisse dans le champ politique révolu-tionnaire.

En politiste, Pierre Birnbaum centre le débat sur le maintien ou non des communautés dans leurs structures socioculturelles et reverse la question des travaux de la terre à une construction

identi-taire d’essence physiocratique quand il s’agit sur-tout de propriété pleine et entière. Les références à l’abondante littérature des trente dernières an-nées liées aux études juives, particulièrement vi-vantes dans le monde anglo-saxon, intéressent pour le prisme contemporain qu’elles apportent, en rapport tant avec notre histoire qu’avec le sur-gissement de nouvelles communautés et le retour d’hexis religieux dans la société, mais elles ne doivent pas faire oublier que ces éloges acadé-miques peuvent tout simplement se lire à volonté, dans les archives municipales ou départemen-tales, sous des cotes parfaitement identifiées, avant les probables « numérisations » qui s’opé-reront (on appelle ainsi la publication des clichés des manuscrits, sans saisie des textes). Les édi-tions savantes partielles ont surtout aidé à établir le propos de Grégoire, qui n’est pas exactement dans la continuité des Lumières de Berlin (et de replis communautaires), et en quoi ces mémoires, fervents défenseurs d’une égalité assimilée à la justice, ne sont pas non plus exactement dans la tradition du libéralisme anglais que Voltaire – qui passe à trop bon marché pour contempteur des Juifs – admirait.

L’abbé Grégoire, par François (1800)

La Loire, 


entre géographie 


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