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par Pascal Engel

Dans le document Été 2017 (Page 72-75)

pratique globale de la désertion. Une stratégie non plus frontale mais latérale ».

Stratégie latérale, voie oblique, protestation des marges, mais à quelle fin ou pour quel jeu ? La communauté politique des « tous uns » l’indique en sa conclusion placée sous le signe de l’utopie de Charles Fourier : il ne s’agit rien moins que de parvenir, « définition possible de l’émancipation moderne », à la substitution de l’Association à la domination, autrement dit de toujours maintenir liés désir de liberté et désir d’utopie, y compris par des « lignes de conflit » où s’exprime la di-versité des passions tel un barrage inépuisable à toute réduction à l’homogène. Miguel Abensour l’exprime nettement : « À moins d’appauvrir le désir du peuple et d’étioler le mouvement vers l’émancipation, on ne saurait dissocier le désir de liberté du désir d’utopie », l’utopie apparais-sant même, dès ses premiers écrits, comme « le lieu où se nouent l’insurrection du désir et l’in-surrection des masses », lieu d’accueil, d’hospi-talité, de tumultes en cascade.

Une caldeira, avons-nous écrit, une scène conti-nûment traversée ou conticonti-nûment travaillée de désirs conjugués ou contradictoires, associés ou disjoints, harmonieux ou dissonants, mais œu-vrant tous, en leurs singularités passionnelles, au présent de l’émancipation, c’est-à-dire à sa liqué-faction entendue au sens propre, sa non-pétrifica-tion, son devenir lave maintenu offert à toutes les porosités, propice à toutes les éruptions. Quelque chose comme une danse ? Peut-être en vérité.

Père-Lachaise à Paris, Musée de la danse à Rennes, le même jour, un même esprit, une même voix, celle de Miguel Abensour venu un an plus tôt assister à Fous de danse, grande parade populaire de la liberté de mouvement. Qu’en di-sait-il ? Que « la communauté dansante est une communauté à plusieurs » et qu’il y a « un rap-port entre danse et désir d’utopie », comme si

« la danse et l’utopie se nourrissaient des mêmes affects ».

Chahuts, carnavals, vacarmes, rondes ou sara-bandes, la caldeira Abensour n’est pas près de s’éteindre, le rouge est mis, la démocratie vraie se danse sur un volcan.

Les racines 


austro-germaniques 
 de la philosophie contemporaine

Brentano est le parrain de la phénoménologie, Carnap celui du positivisme logique. L’un
 officiait à Vienne, l’autre à Iéna, avant de rejoindre en 1926 


la capitale autrichienne pour travailler avec Schlick, le 


fondateur du Cercle de Vienne.

Les branches de la philosophie contemporaine qu’ils fondèrent divergent profondément, mais ne sont-elles pas sur le point 
 de se rejoindre ?

par Pascal Engel

Rudolf Carnap
 L’espace :


Une contribution à la théorie de la science.

Trad. de l’allemand (États-Unis)
 par Pierre Wagner


Gallimard, 192 p., 22 € Franz Brentano


Psychologie descriptive


Trad. de l’allemand par Arnaud Dewalque.

Gallimard, 288 p., 26,50 €

Carnap commença par étudier les mathématiques et la philosophie à Iéna et, comme tout bon Alle-mand, partit de Kant. Il raconte dans son Auto-biographie qu’il suivit aussi des cours de Frege (qui avait deux élèves, lui et un officier en re-traite). Mais ce qui l’impressionnait alors le plus était la théorie des relations de Russell. Sa thèse sur l’espace, Der Raum (1921), est à la fois le produit de son éducation néokantienne et de ses intérêts pour l’axiomatisation des théories phy-siques. Il distingue trois sortes d’espace : formel, intuitif et physique. Le premier est abstrait, construit dans la logique des relations, le deuxième est l’objet d’une intuition pure au sens 


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 DE LA PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE

kantien, et l’espace physique est empirique et relève d’une structure tridimensionnelle et d’une métrique. Mais, à la différence de Kant, qui fait de l’espace euclidien le seul espace possible pour les trois types, Carnap limite l’espace intuitif à certaines propriétés topologiques. La perspective de Carnap est influencée par le rôle de la géomé-trie non euclidienne dans la théorie einsteinienne de la relativité, mais elle est aussi, dans ce pre-mier livre, très proche de celle du conventionna-lisme d’Henri Poincaré, dont les discussions des relations entre espace physique, géométrique et psychologique influencèrent les premiers travaux du Cercle de Vienne (et notamment de sa branche polonaise) : le choix d’un type d’espace est af-faire de convention.

Dans une préface substantielle, Pierre Wagner montre les liens entre Der Raum et le premier grand livre de Carnap, Der logische Aufbau der Welt, La construction logique du monde (trad.

française, Vrin, 2002), où il propose diverses ma-nières de construire les mondes psychologique et physique à partir d’une théorie des relations. De-puis les travaux de Jules Vuillemin (La logique et le monde sensible, Flammarion, 1971), de Gilles Granger et de Joëlle Proust (Questions de forme, Fayard, 1986), cette partie de l’œuvre de Carnap est mieux connue en français (et en anglais le lec-teur dispose du livre d’Edmund Runggaldier, Car-nap’s Early Conventionalism, Rodopi, 1984). Ce livre vient compléter notre connaissance de ce qui est sans doute l’un des systèmes les plus ambitieux de la philosophie du XXe siècle. On a trop souvent réduit la philosophie de Carnap à son manifeste viennois, La conception scientifique du monde, de 1932, et au positivisme logique. Mais ces premiers

livres montrent les racines kantiennes de toute sa problématique. Son projet fondamental était de proposer une alternative scientifique au transcen-dantalisme de Husserl.

Dans A Parting of the Ways : Carnap, Cassirer, and Heidegger (Open Court, 2000), Michael Friedman raconte comment Carnap, assistant aux entretiens de Davos en 1929, où s’affrontèrent Cassirer et Heidegger, décida, face à la victoire du second, de rompre les ponts avec la philoso-phie allemande existentialisée (et fortement nazi-fiée). Mais il ne rompit jamais vraiment avec le kantisme et le conventionnalisme de sa jeunesse, c’est-à-dire avec une certaine forme d’idéalisme.

Or, Vienne, avant de devenir, sous le règne d’Ernst Mach, puis celui de Boltzmann et de Schlick, la ville de la philosophie scientifique et positive, avait été la patrie du réalisme aristotéli-cien de Franz Brentano. Là aussi l’histoire est complexe. Le grand ancêtre de toute la philoso-phie autrichienne est Bernard Bolzano, mais son véritable fondateur est Brentano. Le livre le plus célèbre de Brentano est sa Psychologie du point de vue empirique (1874, tr. française de Maurice de Gandillac, 1944, édition revue par Jean-Fran-çois Courtine, Vrin, 2008), où il énonce son fa-meux critère de l’intentionnalité comme marque distinctive des phénomènes psychiques.

Mais « empirique » est un terme trompeur, car ce que Brentano appelle « psychologie descriptive » est tout sauf empirique. Dans l’ouvrage qui porte ce titre, issu de leçons de 1887-1891, et publié seule-ment en 1982, Brentano distingue netteseule-ment ce qu’il appelle la psychologie génétique, qui énonce les lois causales des phénomènes psychiques et qui est fondée sur l’expérimentation, de la psychologie descriptive, ou « psychognosie », qui a pour but de 


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donner un concept général de tout le domaine de la conscience humaine, en déterminant ses consti-tuants fondamentaux. Brentano ajoute que la psy-chognosie est une science exacte, dont les lois sont absolument nécessaires, alors que les lois de la psy-chologie génétique ne sont que probables et ap-proximatives. C’est une science « pure », fondée sur la perception interne et la réflexion.

Mais on aurait tort d’y voir une simple psycholo-gie introspectionniste, cherchant des lois par ob-servation intérieure là où la psychologie expéri-mentale cherche ces lois par l’observation exté-rieure. En réalité, Brentano nous dit que la psycho-logie descriptive est infaillible : ses produits sont évidents à l’esprit qui perçoit ses états. Ceux-ci sont vécus, mais aussi « remarqués » (objets d’une Bemerkung) et « reconnus » (objets d’une Anner-kennung). Autant dire qu’ils permettent de passer de l’expérience au concept, et même à l’essence des phénomènes psychiques, et que la psychogno-sie est en fait une ontologie de l’esprit, destinée à classer et à déterminer la nature des entités men-tales [1]. Ce n’est pourtant pas une psychologie rationnelle à la manière de Leibniz et de Wolf.

Brentano entend, par la perception intérieure, ob-tenir des lois de composition des entités mentales, telles que la conscience, des actes tels que le ju-gement, et des états tels que les sensations et la perception des couleurs, et il n’exclut pas de re-courir à la psychologie expérimentale pour confirmer certaines de ses lois d’essence, mais il ne propose jamais que les lois décrites par la psy-chognosie puissent être identifiées à des lois de la psychologie causale et génétique. Le livre est presque tout entier consacré aux relations du tout à la partie, notamment dans la conscience du temps.

Cela donnera lieu à la psychologie de la Gestalt no-tamment. Husserl s’en souviendra dans ses Re-cherches logiques, qui visent à reprendre tout le pro-jet brentanien à un degré plus élevé de généralité.

Bien que la descendance immédiate de la philo-sophie de Brentano ait été la phénoménologie de Husserl, la méthode descriptive qu’il utilise fait souvent penser à ce que Wittgenstein appellera une analyse de la « grammaire » des phénomènes mentaux. Ce n’est évidemment pas un hasard, puisque Wittgenstein s’inscrit dans cette tradition brentanienne, et avec lui toute l’école européenne que le philosophe viennois fonda, avec des dis-ciples comme Carl Stumpf, Anton Marty, Chris-tian von Ehrenfels, Kazimierz Twardowski et

surtout Alexius Meinong. Mais elle a aussi de profondes affinités avec les descriptions que l’on retrouve au sein de la philosophie analytique an-glophone. En Angleterre, George Stout publia une Analytic Psychology (1896) que lurent Rus-sell et Moore, qui est fortement inspirée de Bren-tano, et, à travers Meinong et plus tard Chisholm, la philosophie analytique resta très attachée aux thèmes brentaniens. Il n’est pas complètement étonnant non plus que, depuis qu’elle a cessé d’être positiviste, béhavioriste et antimétaphy-sique, la philosophie analytique ait renoué avec la psychologie descriptive de Brentano. Une bonne partie de la philosophie de l’esprit contemporaine revisite ses thèmes.

Tout le fond de Brentano est aristotélicien et réa-liste, et, comme toute la tradition autrichienne, anti-kantien. Tout le fond de Carnap est kantien et conventionnaliste, et sa perspective est fondamen-talement celle du neutralisme en ontologie (on s’en rendra encore mieux compte quand paraîtra en français sa Logische Syntax der Sprache, qu’on annonce également dans la « Bibliothèque des idées », devenue décidément très viennoise dans ses traductions). Rien, doctrinalement, ne prédis-posait la phénoménologie réaliste issue de Brenta-no à devenir une phéBrenta-noméBrenta-nologie existentielle et herméneutique comme chez Heidegger et ses dis-ciples français. De même, rien ne prédisposait le positivisme logique à produire une philosophie ana-lytique qui, comme celle qui succéda à Quine, ou-vrirait grand les vannes de la métaphysique réaliste.

Tout le paradoxe est qu’à présent Brentano est redevenu le héros des réalistes en ontologie et en philosophie de l’esprit, alors que Carnap est de-venu celui des anti-ontologistes de tout poil (kan-tiens reconstruits, pragmatistes deweyens et néo-hégéliens, wittgensteino-quiétistes) qui ne peuvent supporter l’idée que le monde ne dé-pende pas de notre pensée et de nos actions. Cela signifie que la philosophie analytique se retrouve aujourd’hui divisée entre sa voie autrichienne et sa voie allemande dont elle a reçu le double héri-tage, tout comme la phénoménologie le fut jadis, au moment où Husserl effectua son tournant transcendantal, au grand dam de ceux de ses dis-ciples qui, comme Roman Ingarden, étaient restés fidèles à la branche issue de Brentano.

1. C’est la lecture de Barry Smith, Austrian Philosophy : The Brentanian Legacy, Open court, 1994, et de Kevin Mulligan, Wittgen-stein et la philosophie austro-allemande, Vrin, 2012.

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