• Aucun résultat trouvé

P RODUIRE DE L ' UNIVERSEL « M IXITÉ », « DIVERSITÉ » ET DIMENSION « MULTICULTURELLE » DES

Les termes de « mixité », « diversité », « multiculturel » et leur traitement documentaire servent à valoriser la « banlieue », Saint-Denis, la Seine-Saint-Denis ou encore Marseille. Ces catégories à succès sont principalement mobilisées par les intervenants filmés1. Seules les réalisations de séries documentaires télévisuelles

voient des découpages géographiques qualifiés dans ces termes par une voix off. Les habitants de la cité phocéenne contribueraient « par leur diversité à faire que Marseille reste Marseille, une cité cosmopolite ouverte sur le monde 2». Précédemment évoqué,

le tramway qui va de Bobigny à Saint-Denis est décrit comme « cosmopolite » et « populaire 3» dans Un tram dans la ville. Qualifier soi-même dans le film des

découpages ne constitue pas une option valide pour nombre de réalisateurs rencontrés. Les termes de « mixité », « diversité », « melting-pot » et « multiculturalisme » sont des qualificatifs réservés aux personnes filmées pour parler de la « banlieue », « Marseille », des quartiers, la rue de la République des deux villes, ou le marché de Saint-Denis. Pourtant, ces catégories sont recherchées par des documentaristes qui les acceptent comme éléments de définition pertinents d'un espace. C'est en cela qu'elles appartiennent aussi, quoique de manière indirecte, aux réalisateurs et à leur équipe. À titre d'exemple, dans La politique et Dieu d'A. Ségal, le passage d'un plan dans un marché de Jérusalem à celui de Saint-Denis par un fondu enchaîné laisse entendre de manière implicite une possibilité plus apaisée de vie partagée entre « communautés religieuses », autant à Saint-Denis qu'à Jérusalem 1 Voir le 4ème chapitre pour comprendre quels rapports les réalisateurs entretiennent à ces catégories d'action publique qui servent également à financer les films.

2 Extrait de Capitales de la Méditerranée. 3 Extrait d'Un tram dans la ville.

(Annexe 8. 1.).

La « mixité » présente dans les deux corpus s'accorde plutôt aux descriptions de l'habitat. Le qualificatif met l'accent sur la cohabitation d'individus ou de groupes n'ayant pas les mêmes propriétés sociales en termes d'emploi et de revenu. Plus rarement, ils se trouvent différenciés par leurs origines culturelles ou leur âge. Quant à la « diversité », davantage utilisée dans les films du corpus dionysien, elle peut être sociale mais semble principalement consacrer des critères ethno-raciaux1. Cette

dernière demeure proche d'autres catégories à succès également mobilisées, tels que le « mélange », le « métissage », ou les dimensions « cosmopolite », « pluriethnique », « pluriculturelle » et « multiculturelle ». Ce dernier terme revient avec force dans les deux corpus. Évoquer la dimension « multiculturelle » de la « banlieue », d'un quartier, de Marseille ou de la Seine-Saint-Denis permet d'attacher une importance aux phénomènes migratoires.

Dans les films, ces catégories constituent autant d'étiquettes permettant de décrire de manière valorisante des lieux et de surcroît les populations qui y vivent. Utilisée de façon explicite ou suggérée, la référence à ces qualificatifs dans bon nombre de films des deux corpus tient largement au fait d'avoir sélectionné des documentaires tournés au début des années 2000 dans des espaces urbains, qualifiés de « populaires ». Sur des modes différents selon les cas, elles correspondent toujours à une qualité à faire valoir. La « diversité » et la dimension « cosmopolite » de Marseille s'apparentent à un lieu commun dans Capitale de la Méditerranée2 ou Le maire de

Marseille. « De nombreuses communautés la composent faisant d’elle la cité la plus cosmopolite de France3 » rappelle la voix off introductrice du film le Maire de Marseille

(Annexe 8. 2.). Les deux termes ne sont pas directement mobilisés pour contredire un stigmate alors que plus généralement et dans d'autres documentaires, leur utilisation s'inscrit en contrepoint d'images dépréciatives. Le film Marseille au long cours met ainsi en avant l'image d'un centre-ville historiquement « mélangé », entendu comme une « zone de rencontres ». Un intervenant parle même « d'une ville merveilleusement cosmopolite, ouverte à tous les vents de l'histoire et à toutes les immigrations depuis 1 À une occasion seulement il est fait référence à la « diversité formelle », dans Saint-Denis, vu par Pierre

Riboulet, film où l'architecte est le seul intervenant.

2 Voix off du film Les capitales de la Méditerranée : « Tous les Marseillais qui se retrouvent ici pour profiter de la mer et du soleil sont des enfants de la Méditerranée. Ils contribuent par leur diversité à faire que Marseille reste Marseille, une ville ouverte sur le monde ».

toujours ». Ce discours vient en contrepoint comme pour défier ce qui serait une réalité actuelle, la trop grande fragmentation sociale du centre-ville1. De la même manière,

selon les réalisateurs de Table rase, de la cigale à la fourmi, la « mixité sociale2 », en tant

que discours politique programmatique, ne serait pas accomplie3. Elle n'en demeure

pas moins un idéal. Dans le corpus dionysien, mettre en avant le « métissage » et la « diversité » ethnique ou sociale devient une grille de lecture pour appréhender des pratiques artistiques et culturelles attachées à la « banlieue ». Il s’agit là d’un principe de valorisation partagé aussi bien par des réalisateurs dans leur film, que par des intervenants à l'image. Ainsi les acteurs du « mouvement hip hop », ou des « cultures urbaines » sont décrits et se décrivent comme des personnes issues de la « diversité », à l’image des populations vivant dans les villes, le département ou la « banlieue ». Dans la plupart des films du corpus dionysien, les représentations du « ghetto » nettement plus dépréciatives constituent l’opposé de ces représentations positives4 (voir chapitre 4).

Ces catégories sont partagées par des intervenants filmés et des réalisateurs, même si, comme on peut le constater lors des entretiens, ces derniers ont plus de facilité à les utiliser hors des films. En quoi sont-elles les marqueurs d'une appartenance aux catégories intellectuelles ? Deux arguments permettent de situer socialement ceux qui mobilisent des catégories à succès pour valoriser, même de façon minimale, Marseille, Saint-Denis, La Seine-Saint Denis ou des « quartiers ».

Observons tout d'abord les présupposés qui sous-tendent leur utilisation et sélection dans les films. La multiplicité des conditions sociales, des origines culturelles et ethniques des populations dans un même espace favoriserait une coexistence pacifiée5. À tout le moins, elle constituerait une identité à préserver. La « diversité » et 1 Voix off du film Marseille au long cours : « Au lieu de la ville réunifiée, rêvée par les aménageurs successifs, on trouve au cœur de Marseille des quartiers déqualifiés ».

2 Dans le corpus marseillais, selon des acteurs investis principalement dans les « projets d'aménagement » comme Euroméditerranée ou ceux de la rue de la République, la présence d’activités économiques industrielles et culturelles participerait, même si cela reste incertain, à créer des emplois hautement qualifiés. Ces « nouvelles » activités amèneraient des populations issues des classes dites « moyennes », ou « moyennes supérieures », à vivre dans ces quartiers. La « mixité sociale », terme employé par ces intervenants filmés, devient un argument supplémentaire justifiant par exemple l’action d’Euroméditerranée.

3 Table rase, de la cigale à la fourmi se conclut par ces mots (extrait) : « Des buts explicites de mixité sociale, il n'en reste pas grand chose. En fait de relance d'emploi, la désindustrialisation continue sans que l'on voit se profiler des reconversions dignes (…) ».

4 Dans le « ghetto », les situations sociales ou les origines ethniques seraient homogènes. Les conditions de vie sont décrites autour du registre de la fermeture, de l’entre-soi, de l’absence de perspectives. Une seule prise de position dans Saint-Denis fait exception. Un participant aux sélections des France Ô Folies mettra en avant le « métissage » sans pour autant préciser à quoi renvoie l’expression.

la « mixité » sont perçues comme une richesse. On s'écarte des prises de position mettant en avant l'égalité biologique des humains comme le feraient, pour lutter contre le racisme, les travailleurs américains dans l'enquête de M. Lamont. On s'éloigne également d'arguments reposant sur la solidarité et l'égalitarisme, comme ceux qui seraient tenus par les travailleurs français dans cette même étude1. Au contraire,

l'usage ou la recherche de la « mixité », de la « diversité » et de la dimension « multiculturelle » des lieux par les réalisateurs repose sur le fait que les différences sociales, géographiques, ethniques ou autres et leur « rencontre » est un élément à faire valoir. Valoriser par ces termes « la rencontre » sur un mode apaisé est un premier indice laissant entrevoir un lien entre un parti pris à l'égard d'espaces urbains qualifiés de « populaires », empruntant la forme d'une valorisation et l'appartenance des réalisateurs à la petite bourgeoisie intellectuelle. Ce lien ne renvoie pas à l'usage de « diversité » et de « mixité » dont nous avons montré qu'il était le fait d'une multitude d'acteurs comme par exemple les intervenants filmés. Il réside dans les présupposés argumentatifs qui conduisent les réalisateurs et leur équipe à utiliser ces catégories pour décrire ces lieux.

En dehors de ce seul indice, un second argument apparaît plus pertinent encore. Évoquer et rechercher des propos autour de la « diversité » sociale ou de la dimension « multiculturelle » des lieux est l'occasion de parler au nom de tous. C'est-à-dire valoriser Marseille, Saint-Denis, la « banlieue » depuis des valeurs qui seraient valables en tout temps et en toute situation. La « rencontre » sans conflictualité d'univers sociaux différents devient alors un mot d'ordre valable pour le plus grand nombre, et le motif d'une intervention plus ou moins explicite dans le film. Ainsi comme d'autres catégories intellectuelles, les réalisateurs utilisent des propos relevant d'une dimension universelle pour prendre parti. Ces résultats font écho au travail de G. Sapiro sur les modalités d'intervention de scientifiques ou d'écrivains. Cette dernière analyse « la figure traditionnelle de l’intellectuel prophétique » en « intellectuel critique qui s’engage à titre personnel pour des causes particulières au nom de valeurs universelles comme la liberté ou la justice, affirme son autonomie par rapport à la demande voir TISSOT S., De bons voisins : enquête dans un quartier de la bourgeoisie progressiste, Paris, Raisons d’agir, 2011.

1 LAMONT M., La dignité des travailleurs : exclusion, race, classe et immigration en France et aux États-Unis ,

op. cit. Même si les arguments divergent entre les pays, M. Lamont parle à propos des ouvriers français

ou américains d'un antiracisme « qui est à l’opposé de celui que nourrissent intellectuels et activistes ». p. 259. Ou encore : « Nous réalisons que la forme la plus populaire d’antiracisme dans le milieu universitaire, le multiculturalisme, est absente parmi les travailleurs » p. 87.

politique externe1 ». Dans le cas des films documentaires et des réalisateurs, il s'agit

aussi de prendre position à partir de valeurs universelles. Cela est un indice supplémentaire permettant de voir un lien véritablement existant entre les manières de prendre position dans les films et les propriétés sociales de ceux qui les font. Les réalisateurs utilisent le « multiculturalisme », la « diversité », la « mixité » et présentent des lieux à partir de ces étiquettes comme si elles étaient partagées par le plus grand nombre. S'ils « parlent » au nom de tous sur le mode de l'universel, leurs modalités d'intervention se distinguent des interventions hors des « œuvres » des écrivains et philosophes étudiés par G. Sapiro. Parce qu'il s'agit d'une intervention dans les films, elle se fait sans mettre en avant sa personne et sans prendre la parole comme intellectuel défenseur de ces valeurs. Si, comme F. Matonti et G. Sapiro l'expliquent, les dispositions à l'universalisme seraient une caractéristique d'acteurs inscrits dans le champ intellectuel2, nous voyons dans le cas des réalisateurs que l'intervention se fait

sans être énoncée. Donc, mobiliser ces catégories sur ce mode résulte d'une appartenance aux catégories intellectuelles. Pourtant, les documentaristes ont la possibilité d'opérer différemment.

En résumé, la « mixité », la « diversité » et la dimension « multiculturelle » sont des qualificatifs recherchés par une grande partie des réalisateurs pour donner à voir et parler de Marseille, Saint-Denis, la Seine-Saint-Denis ou « la banlieue ». Leur usage correspond le plus souvent à une volonté chez les réalisateurs et leur équipe de valoriser ces découpages spatiaux même si on observe, selon les films, des manières tout à fait variées de mettre en scène ces qualificatifs (la voix off, le recours aux intervenants, le fait d'expliciter ou non ces étiquettes). La place importante qui leur est faite tient bien évidemment aux types de films privilégiés pour cette enquête. En effet, il s'agit de qualificatifs valides et reconnus pour traiter d'espaces urbains dont la dimension « populaire » est affirmée, sinon en jeu. D'autre part, leur présence s'explique par le fait que ces catégories sont largement mobilisées au moment du tournage, aussi bien dans le cadre de politiques spatialisant des problèmes publics que dans celles qui, à travers le CNC et l'ACSÉ, financent des films donnant à voir la « diversité » de ces espaces géographiques.

1 SAPIRO G., « Modèles d’intervention politique des intellectuels », Actes de la recherche en sciences

sociales, 18 mars 2009, no 176-177, p. 15.

2 Sur la disposition à l'universalisme comme caractéristique des champs intellectuels, voir : MATONTI F. et G. SAPIRO, « L’engagement des intellectuels : nouvelles perspectives », Actes de la recherche en sciences

L'appartenance à la petite bourgeoisie et aux catégories intellectuelles explique l'attrait des réalisateurs pour la « mixité », la « diversité » et la dimension « multiculturelle ». Non pas pourquoi ils les utilisent, mais quels propos la « diversité » et la « mixité » permettent de servir. D'une part, faire valoir ces catégories est l'occasion de plaider la cause d'une coexistence pacifiée de populations différentes essentiellement sur un plan économique, géographique, « culturel » et religieux. D'autre part, c'est aussi la possibilité de parler pour tous à partir de critères qui seraient partagés par le plus grand nombre. L'usage spécifique et circonstancié de ces termes constitue donc un marqueur important de l'appartenance de classe liée à l'inscription dans des catégories intellectuelles et explique à partir de quel argument les réalisateurs prennent parti dans leur film, même de manière minimale et consensuelle pour ces espaces géographiques déterminés. Il n'a toutefois pas été possible de percevoir des différences de traitement significatives en fonction des pôles d'appartenance des réalisateurs tels l'éducation, l'audiovisuel, le journalisme et l'art.

En observant précédemment les montées en généralité, nous avons repéré une série de différences et aussi des points communs qui distinguent les réalisateurs d'autres catégories intellectuelles. L'utilisation de procédés cinématographiques et « l'impression de réalité » sont deux spécificités documentaires qui peuvent malgré tout être partagées avec les journalistes de reportage et de magazine. Le recours aux catégories de « diversité », « mixité » et « multiculturel » a également permis d'observer une spécificité. Elle réside dans la manière de prendre parti sans avoir à mettre en avant sa personne, sans avoir à faire valoir son nom puisque d'autres le font. Cette modalité d'engagement par l'intermédiaire de tiers sur laquelle nous reviendrons différencie l'action des réalisateurs dans leurs films de modalité d'intervention hors des « œuvres » venant d'intellectuels. Pour opérer, les documentaristes bénéficient à la fois d'une « impression de réalité » et utilisent la parole de tiers. Il est maintenant possible de pousser plus avant l'étude des différences entre documentaristes et d'autres acteurs inscrits dans des catégories intellectuelles. C'est-à-dire d'affiner une analyse du contenu éclairée depuis le type de professions occupées et la classe tout en tenant compte des luttes face à d'autres activités et producteurs de biens culturels.