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B. D ES CINÉASTES DOCUMENTARISTES

3. Au croisement de l'art contemporain et du cinéma, le refus de l’appellation

Trois réalisateurs sont intégrés à la fois dans le champ du cinéma et celui de l'art contemporain, c'est-à-dire dans une position où les deux pratiques se rencontrent. Des propriétés objectives comme l'exercice d'activités artistiques (même faiblement rémunérées) ainsi que des données d'ordre discursives au sujet de la pratique documentaire révèlent un positionnement au croisement des deux champs.

Ces trois réalisateurs entretiennent par leur pratique des liens avec le champ de l'art contemporain. Ainsi T. Roeskens est financé par le Fond Régional d'Art Contemporain de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur pour réaliser une pièce autour de l'implantation du nouveau Fond Régional d'Art Contemporain dans le quartier de la Joliette. De cette commande naît le film Plan de situation : Joliette. En dehors de cette réalisation, T. Roeskens mobilise également la photo, l'écrit, et propose des performances comme forme de production artistique. J. Chesnel, au moment où il co- réalise Zone portuaire, a également une pratique en peinture1 à côté de son emploi au

Vidéodrome2. Enfin, M. Santini travaille encore comme typographe quand il réalise Un

jour à Marseille et voit ses films diffusés dans des festivals internationaux, mais également dans des expositions3. Malgré des différences notables, notamment de

financements, ces trois réalisateurs ont une pratique audiovisuelle qui les amène à diffuser leur film dans des espaces consacrés au cinéma d'avant-garde dans lesquels le décloisonnement des pratiques entre cinéma et art contemporain est revendiqué.

Objectivement proches de l'art contemporain, ces réalisateurs ont tendance à ne pas mobiliser la catégorie « documentaire » et préfèrent d'autres qualificatifs pour évoquer leur film. Selon eux, le terme ne s'appliquerait pas, ou pas totalement car il 1 Je manque ici de données pour savoir si sa pratique de peintre est rémunératrice.

2 Le Vidéodrome à Marseille est un lieu de location de DVD dans lequel travaillent J. Chesnel et E. Vigne au moment de la réalisation du film. Il est possible de trouver aux côtés de productions cinématographiques plus courantes, des productions d'avant-garde et des créations audiovisuelles de cinéastes marseillais.

3 Informations tirées du site : Collectif Jeune Cinéma, http://www.cjcinema.org/pages/fiche_auteur.php? auteur=197, consulté le 29 juillet 2015.

serait lié au didactisme, à un cloisonnement des formats et des formes que leurs films n'intègrent pas totalement. Ainsi T. Roeskens reprenant les termes contenus dans l'affiche exposée au cinéma Les Variétés à Marseille, parle à propos de Plan de situation : Joliette d'une « quête documentaire ». Il met ainsi en avant l'idée que le sujet du film demeure éminemment « incertain » et qu'il s'agit d'une vision « subjective » et « passionnelle 1 ». M. Santini ne définit pas Un jour à Marseille, mais se réfère au

« cinéma indépendant » et met en avant des références à l'art contemporain2. J. Chesnel

se réfère plutôt au « cinéma expérimental » pour évoquer Zone portuaire, film élaboré à partir d'images d'archives montées selon une chronologie non linéaire. Il le distingue de la catégorie documentaire notamment pour ses partis pris formels :

« Bon, je suis pas sûr que le documentaire soit forcément un travail réaliste sur… je suis pas forcément sûr de ça, mais là du coup dans le film que l'on a fait, on s'est vraiment éloignés sciemment de tout effet réaliste ou plutôt de tout effet naturaliste et notamment avec le parti pris d'écraser les époques... de mélanger les époques, de faire vivre de manière concomitante des images qui pouvaient être des images des frères Lumière, des images des années 40, et cetera. Du coup, on s'est vraiment éloignés d'un style naturaliste qui peut quand même caractériser, pas complètement, mais pas en partie le documentaire (pause, il discute avec quelqu’un). Après, il faudrait que j'y réfléchisse à la différence entre le cinéma expérimental et le cinéma documentaire.3 »

Le rattachement de ces réalisateurs à la pratique documentaire vient davantage des circuits de diffusion et de recensement dans lesquels leurs films se trouvent pris. Souvent impliqués dans d'autres champs artistiques (photographie, arts plastiques et arts visuels), ils connaissent le travail de réalisateurs faisant ou non autorité et qui se revendiquent du documentaire. Là encore, inutile d'établir des frontières trop rigides et donner l'impression de positions totalement antagonistes et séparées. Les frontières 1 Entretien avec T. Roeskens, réalisé le 20 décembre 2011 à Marseille.

2 Des références tels le réalisateur et écrivain J. Mekas ou la théoricienne, historienne, enseignante et programmatrice de cinéma N. Brenez. Entretien avec M. Santini, réalisé par Skype le 1 mars 2013.

de l'espace du documentaire sont en réalité floues notamment parce que ces acteurs accordent une place importante à la dimension artistique de leur pratique.

Le schéma présenté ci-dessus offre l'occasion de revenir sur les principaux résultats de cette section. Pour rendre les mécanismes observés plus explicites et la structuration de l'espace du documentaire telle qu'elle est saisie dans l'enquête, 8 réalisateurs mentionnés dans la démonstration ont été placés en exemple. Nous souhaitons tout d'abord insister sur le multipositionnement des documentaristes à la fois dans un sous-espace du documentaire et aussi dans un champ donné (principalement cinéma et journalisme). Dans le schéma il est fait mention de « sous- champs journalistique et cinématographique » pour illustrer le fait que les réalisateurs appartiennent également à d'autres champs. Mais dans l'espace du documentaire il

s'agit véritablement de sous-espaces en référence à la structuration du documentaire qui tend à s'autonomiser et nous privilégions dans toute cette enquête le terme de sous-espace. Ainsi nous dirons que le sous-espace cinématographique (inscrit dans le schéma comme « sous-champ ») prend plus d'importance car davantage de réalisateurs s'y inscrivent objectivement. Toutefois et à rebours de nombreux travaux, nous avons montré que des documentaristes évoluent aussi dans le champ du journalisme. Le rapport médiatique ne peut être écarté car ce domaine constitue un sous-espace (inscrit dans le schéma comme « sous-champ ») à part entière qui structure plus généralement l'espace du documentaire.

Loin de reconduire les divisions entre « cinéma » et « journalisme », nous avons également démontré que les frontières entre les deux sous-espaces étaient relativement floues et cela pour plusieurs raisons. Nous avons souligné tout d'abord les circulations permettant aux professionnels du journalisme (JRI, presse écrite) d'être reconnus en cinéma dit documentaire. Par ailleurs, des réalisateurs qui se revendiquent du cinéma doivent parfois s'accommoder, en fonction des films, des exigences qui sont celles des médias et de la télévision. Enfin et surtout, la grande majorité des enquêtés, qui comprend aussi les journalistes-documentaristes, ont tendance à se revendiquer de l’esthétique et à faire prévaloir même de façon minimale une dimension artistique à leur travail. Le champ de l'art contemporain est en réalité inscrit dans celui du cinéma dans la mesure où ce dernier constitue une référence.

Autre point important, ce schéma donne à voir des zones intermédiaires (zones rayées de trois sortes). L'une prend en compte les films dits de commande et ceux du CNDP. Ils ont été regroupés mais renvoient à des exigences différenciées. En regardant les choix de réalisation, nous verrons qu'ils s'inscrivent davantage dans le champ du journalisme que celui du cinéma. Il existe également une zone intermédiaire entre les deux sous-espaces avec des réalisateurs qui, par leur travail de documentaristes, se situent objectivement entre journalisme et cinéma. Enfin, une troisième zone intermédiaire, souvent moins professionnalisée, renvoie au documentaire comme activité enseignée et inscrite dans un cursus universitaire ou des formations professionnelles.

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APPARTENANCE PROFESSIONNELLE

Nous avons donc dans un premier moment décrit les modalités d'intégration des réalisateurs dans l'activité documentaire et les écarts de notoriété, puis dans un second temps saisi l'inscription des enquêtés dans les sous-espaces journalistique ou cinématographique. Il convient désormais de voir comment ces positions occupées dans l'espace documentaire permettent de comprendre les différences de traitement des populations et des espaces géographiques perçus comme stigmatisés. Ce que nous avons appelé les positionnements de soutien ou d'euphémisation du soutien à l'égard des lieux et des personnes qui porteraient un stigmate prennent en effet des formes différenciées selon le degré d'intégration à l'espace documentaire et selon leur appartenance aux différents sous-espaces identifiés. Prendre parti ou « s'engager » comme réalisateur dans son film suppose de reconduire des mises en scène validées et façonnées qui traduisent des prérogatives propres au journalisme ou au documentaire comme acte cinématographique.

Nous souhaitons démontrer que les deux positionnements coexistent en tant que manières de donner à voir le monde social reconnues professionnellement. Ces mises en scène du stigmate en milieu urbain sont, au moins partiellement, différenciées en fonction du sous-espace journalistique et cinématographique dans lequel évoluent les réalisateurs. En réalité, nous montrerons que ces sous-espaces sont eux-mêmes fragmentés. Il existe par exemple des conceptions de la pratique (donc aussi des choix de réalisation) différenciées entre les réalisateurs qui défendent « le documentaire de création » et ceux qui viennent du « vidéo art » et de l'art contemporain. Ces deux pôles sont pourtant inscrits dans le champ cinématographique. Pourtant dans chacun des sous-espaces, les réalisateurs ont des propriétés sociales et professionnelles diverses et les contenus des films, en termes de parti pris pour une cause, un groupe ou une catégorie spatiale, sont loin d'être homogènes. Nous avons précédemment expliqué que des hiérarchies existent entre réalisateurs, certains débutent, font leur premier documentaire, intègrent des circuits de financement, d'autres quittent cette activité, une partie est professionnalisée quand une autre ne retire pas de rétribution pécuniaire de la réalisation de documentaires. De telles variations révèlent des niveaux

d'intégration différenciés de chacun dans l'espace de production documentaire. L'intensité du parti pris, le respect ou la transgression des conventions découlent aussi de ces positions que nous avons caractérisées en trois grands types de réalisateurs (intégrés, partiellement intégrés et faiblement intégrés).

Ce troisième temps de la démonstration propose d'analyser certaines mises en scène du stigmate, d'expliquer en quoi elles relèvent de positionnements que nous appelons de soutien ou d'euphémisation du soutien. Tout l'enjeu est de démontrer qu'elles appartiennent a priori à un champ plutôt qu'à un autre et que les variations dans la manière de prendre parti dans le film varient en fonction du niveau d'intégration du réalisateur en documentaire. Ces hypothèses font écho aux travaux sur la politisation ou l'engagement des artistes et intellectuels. G. Sapiro observe par exemple une homologie entre la position occupée dans le champ littéraire1 et les prises

de position politiques des écrivains durant la Seconde guerre mondiale (collaboration ou résistance)2. Sur le terrain documentaire observé, il existe davantage une homologie

entre des mises en scène et des appartenances au journalisme ou au cinéma. Se surajoute une autre homologie cette fois-ci entre la position occupée dans chaque sous- espace définie par l'intégration professionnelle, la notoriété et le fait de coller ou non au plus près des manières de faire acceptées au sein de chaque sous-espace. Sur ce point, les observations de V. Roussel relatives à l'engagement des artistes permettent d'expliquer les prises de distance observées dans les films vis-à-vis des postures visant à défendre ou valoriser sur un mode ou un autre des groupes, des individus ou des catégories spatiales perçues comme stigmatisées. Ainsi V. Roussel rappelle que : « L’occupation de positions plus établies et la recherche d’une consécration purement artistique favorisent une prise de distance manifeste vis-à-vis des enjeux politiques et citoyens dans la création des œuvres et la mise en scène d’un parfait professionnalisme3 ». La comparaison avec les écrivains étudiés par G. Sapiro a

toutefois ses limites. D'une part, les choix de réalisation opérés n'impliquent pas nécessairement une activité militante ou partisane hors du film. D'autre part, nous notons l'absence de partition aussi nette entre réalisateurs consacrés et réalisateurs d'avant-garde4, notamment parce que la réalisation documentaire se trouve 1 Champ divisé entre écrivains consacrés et jeunes auteurs d'avant-garde.

2 SAPIRO G., La guerre des écrivains, 1940-1953, Paris, Fayard, 1999.

3 ROUSSEL V., « Introduction », V. ROUSSEL (dir.), Les artistes et la politique: terrains franco-américains, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, coll. « Culture et société », 2010, p. 9.

relativement marginalisée par rapport au cinéma de fiction.

Enfin, nous souhaitons également questionner les frontières qui existent en documentaire entre journalisme et cinéma. Sans nier les différences dans le traitement du stigmate, donc dans les manières de politiser ou non le contenu du film, cette division mérite d'être interrogée à double titre. D'une part, les frontières entre les deux domaines sont relativement floues dans la mesure où des réalisateurs se revendiquant du cinéma, voire évoluant dans ce champ, reproduisent des mises en scène valides dans des productions journalistiques. Pour expliquer ces formes hybrides, il faut observer les modes de financements, les contraintes et les professions occupées. Nous supposons qu'elles proviennent de mobilités d'un sous-espace à un autre. Ces mobilités sont occasionnelles et se réalisent dans le cadre d'un projet déterminé. D'autre part, nous souhaitons aussi démontrer que certaines mises en scène, pourtant privilégiées dans ces sous-espaces concurrents, tendent in fine au même résultat. Une partie d'entres elles consistent à éviter de donner à voir trop directement et de manière explicite un soutien aux plus « petits », aux « dominés » ou aux « exclus », pour le moins des séquences dans lesquelles ceux qui font le film critiquent par eux-mêmes et à découvert ce qu'ils perçoivent comme une injustice.