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1.1 Les limites du héros social

1.1.3 De père en flic : mon père, ce héros

La subordination du rôle de héros social au développement de la masculinité personnelle du protagoniste est peut-être encore plus accentuée dans

De père en flic que dans Piché : entre ciel et terre. Pourtant le protagoniste,

Jacques Laroche, est un héros dans ce qu’il y a de plus stéréotypé : viril, dur à cuire, arrogant, performant. Il ne lui manque que de s’intéresser et de plaire aux femmes pour compléter le tableau des stéréotypes du parfait héros. Il est un agent secret, un spécialiste des infiltrations. Il fait preuve d’une haute estime de lui- même. Par exemple, il se comporte avec le maire de la ville comme si c'était lui le maître. « C'est qui, lui ? » (8:33), demande avec mépris l'élu de la ville au chef de police, Scullion. « Le légendaire commandant Jacques Laroche » (8:36), lui

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rétorque ce dernier, en prenant soin de spécifier que le fait de ne pas le connaître ajoute à sa crédibilité, puisque c'est là son rôle, de passer incognito. Laroche ne passe cependant pas inaperçu auprès de ses pairs. Il est leur chef, celui qui décide de tout. Il ne permet à personne de remettre en question ses décisions, pas même son propre fils : « Regarde, prends ça mollo, là ! Ça va ben à date, t’as pas fait trop de gaffes. Laisse-moi travailler, OK ! » (1:16:13). Les tâches les plus coriaces lui sont confiées. Jacques Laroche est intrépide, arrogant et vaniteux. Il est habitué de réussir, de se faire obéir et de décider : « Marc, tire-le tout de suite que je t'ai dit ! » (4:22). De plus l’intrigue ne manque pas de rebondissements et elle est bien ficelée. Jacques Laroche dirige son équipe pour démanteler un réseau de motards et arrêter leur chef mafieux. Mais l’intrigue liée aux qualités du héros délivreur, dévoué à l’univers social, demeure secondaire. Les véritables enjeux narratifs ne concernent pas le fléau du gangstérisme, mais plutôt le rôle des pères de famille dans la transformation de leurs fils qui deviendront à leur tour des hommes.

Quel genre d’hommes deviennent-ils ? Le film met en scène plusieurs relations père-fils, plus spécifiquement la relation de Jacques et son fils Marc. La thérapie que ces pères et fils entreprennent dans le film va leur permettre d’exprimer leur fierté qui jusque-là avait été tue. La considération paternelle et la reconnaissance du potentiel des fils va amener ces derniers à se prendre en main, à s’investir et à concrétiser leur rôle d’homme dans leur réalité individuelle. Ces hommes seront, ou sinon ils aspireront à incarner la figure de leur père, c’est-à- dire plus ou moins celle d’un héros, de même que leur virilité passera par l’exercice d’un certain pouvoir. Par exemple, à la fin du film, Marc remplace le père. Il devient alors un homme dans sa position de maître – c’est maintenant lui le chef – et du fait même le héros. De plus, sa nouvelle virilité lui ramène la femme qu’il aime, Geneviève. Au début du film, la jeune policière quittelaisse Marc sous prétexte qu’elle attend quelque chose de lui : « Tu manques de viande » (14:31), lui dit-elle. Par la reconnaissance du père, Marc devient un homme, et de surcroît viril pour Geneviève.

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Est-ce parce que les héros québécois sont ramenés à leur identité individuelle, à leur quête de la masculinité, qu’ils ont peu d’envergure sur le plan du rayonnement social ? Lori Saint-Martin tente une explication en citant Mathieu- Robert Sauvé : « Si la France n'avait pas abandonné sa colonie, si les Patriotes avaient crié victoire, si un seul référendum avait été gagnant, peut-être verrions- nous aujourd'hui de grands hommes sur nos écrans133 ».

Son analyse fait un lien direct entre les films québécois les plus populaires et la situation politique identitaire du Québec. Toutefois, elle rappelle du même coup que malgré la stagnation de la situation identitaire du Québec, cela n'a pas empêché la masculinité et la paternité de grandement se transformer au cours des dernières années. Elle précise en citant une étude sociologique :

[Au Québec] les hommes sont à la recherche d'une nouvelle façon d'être père. Au cours des trente dernières années, l'entrée massive des mères de jeunes enfants sur le marché du travail, les transformations profondes de l'institution familiale, de même qu'une remise en question des stéréotypes masculins par les hommes eux-mêmes ont incité les pères à prendre une part plus active dans les soins et l'éducation des enfants134.

La présence des pères, leur plus grande communication et leurs expressions affectives apparaissent, du moins pour les fils dans la fiction analysée ici, comme un élément déterminant qui leur permet de devenir des hommes. Des hommes qui ont l’étoffe de héros, c’est-à-dire des héros forts et virils qui mettent au service de la société leur puissance héroïque. Ce n’est toutefois pas leur puissance héroïque qui domine, mais leur épanouissement individuel et la consolidation de leur identité représentés à l’avant-plan.

133 Lori SAINT-MARTIN, « Figures du père dans le cinéma québécois contemporain », dans Tangence, n° 91 (automne 2009), p. 95-109.

134 Francine OUELLET, Geneviève TURCOTTE et Nicole DESJARDINS, « Engagement paternel et mobilisation communautaire : étude de cas de deux initiatives communautaires », dans Cahiers de

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Les relations père-fils sont complexes et elles subissent moult influences de toutes parts. Elles sont par conséquent difficiles à considérer isolément. Néanmoins, la fiction permet de se pencher quasi uniquement sur un type de relation. Ainsi, le fait de situer l’intrigue dans un camp de ressourcement père-fils est une façon de se concentrer sur les relations entre hommes en évacuant, entre autres, les femmes, les mères, les conjointes et les filles. Cette accentuation des relations père-fils est-elle une façon d’exercer sur les figures absentes du récit filmique un quelconque pouvoir, plus précisément de réitérer une position de dominant pour les hommes et de dominée pour les femmes ? Ou est-ce plutôt une reconnaissance du pouvoir féminin à laquelle se joint une volonté de penser sans elles pour mieux penser entre hommes, donc de se concentrer sur la masculinité au plus près ? En effet, comment interpréter cette assignation des rôles masculins et féminins dans ce contexte masculin ?

En s’appuyant sur la perspective narrative, on constate que l’intrigue est axée sur les hommes et sur les relations père-fils. L’absence des femmes à l’écran ne permet toutefois pas de conclure que les femmes subissent une quelconque assignation de rôles discriminatoires. D’une part, s’il faut, pour parvenir à se concentrer uniquement sur le rôle des pères dans le devenir des fils, évacuer les femmes, c’est déjà leur reconnaître une part dans ce devenir. Ainsi, leur absence orchestrée n’est pas a priori un jugement exclusivement défavorable à leur endroit. Cette évacuation des mères (des femmes) ne peut être considérée par défaut comme un jugement négatif de valeur au regard de leur rôle ni, par ailleurs, comme une assignation de rôle discriminatoire. L’absence n’est pas un rôle; c’est plutôt une non-assignation et c’est une nuance importante. Toutefois, la somme des non-assignations et leur corrélation avec le genre sont néanmoins signifiantes.

Il faut reconnaître que la mise en place, si complexe soit-elle, de toute perspective narrative résulte de l’exercice d’un certain pouvoir. Les forces qui exercent une influence sur la perspective narrative participent forcément aux orientations du discours, celui du film, lequel s’inscrit dans un méta discours social.

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Pour ce film, il s’agit de l’importance de l’implication des pères dans le devenir des fils et cette conception de cet homme qui est « essentiellement » un être viril, autonome, sexuellement actif et qui fait preuve de bonnes valeurs familiales. Dans

De père en flic, force est de constater que la perspective narrative privilégiée est

masculinocentriste. Les narrateurs explicites sont quasi tous masculins et le récit filmique se construit dans l’ensemble selon une focalisation externe. En effet, la narration se déroule à partir de ce qui est montré des personnages, principalement des hommes, et avec très peu de passages en caméra omnisciente135. Le récit

traite de ce qui se passe au camp, à l’exception de quelques allers vers le chef mafieux qui est le sujet de l’intrigue de surface. Ainsi, le méganarrateur embrasse une perspective masculinocentriste, tournée et concentrée vers la construction des personnages masculins et dans leur intérêt personnel.