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1.2 La revanche des petits

1.2.4 La femme de

Il existe plusieurs explications possibles pour justifier l'absence de représentation des femmes dans ce film. La plus plausible est qu'il s'agit d'un film d'époque qui se déroule en grande partie dans la sphère publique et que les femmes, dans les 1940 à 1960, participaient peu à la vie sociale, étant confinées essentiellement à la sphère privée. Leur rôle principal consistait à s'occuper des enfants et de leur mari. Si, durant la Seconde Guerre mondiale, les femmes envahissent le marché du travail, elles rentrent au bercail à la fin de celle-ci pour fonder des familles et élever leurs enfants. Entre 1945 et 1946, on a estimé que le nombre de femmes employées dans des industries non agricoles avait chuté de plus de 300,000 (ou 25%), alors que le nombre d’emplois des hommes dans les mêmes industries avait augmenté de près de 500,000 (ou 18%). Il faudra attendre les années 1960 pour voir une croissance importante des femmes sur le marché du travail.

159 Éric MACÉ, « Éléments d'une sociologie contemporaine de la culture de masse. À partir d'une relecture de L’Esprit du temps d'Edgar Morin », dans Hermès, n° 31 (mars 2001), p. 250.

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À partir des années 1960, la participation des femmes au marché du travail amorça une montée spectaculaire. De 1911 à 1951, le taux d’activité des femmes (pourcentage des femmes en âge de travailler sur le marché du travail) prenait en moyenne huit ans pour augmenter d’une unité de pourcentage. En 1951, le taux d’activité des femmes se situait à environ 24 pour cent alors qu’il était de 19 pour cent en 1911, une augmentation de 5 unités de pourcentage en 40 ans. Dix ans plus tard, en 1961, le taux d’activité des femmes grimpait de 5 unités de pourcentage et se situait près de 30 pour cent. À la fin des années 1960, il avait grimpé de dix unités de pourcentage additionnelles, à près de 40 pour cent160.

La vraisemblance de la représentation de l'époque est un argument dont il faut tenir compte, mais qui ne justifie pas tout. Les Maurice Richard n'étaient pas légion dans les années 1940 à 1960, pas davantage qu'ils le sont aujourd'hui au XXIe siècle. Néanmoins, nombre d’hommes représentés dans ce film incarnent de

fortes personnalités sociales : l'entraîneur, le journaliste, les joueurs, le directeur de la ligue et, bien entendu, Maurice Richard. Pour leur part, les femmes sont toutes construites sur le même modèle; la bonne fille, la femme au foyer et l’épouse, comme dans cet exemple où une enfant, en compagnie de sa mère, fait une publicité en direct au forum avec l'annonceur maison, Michel Normandin. La publicité associe, peu subtilement, la valeur des petites filles et des mères à leur bon comportement : la prière et la bonne alimentation.

Les femmes sont essentiellement des épouses. Elles assistent aux parties de hockey de leur conjoint, souvent pour parader dans leurs plus belles tenues. Bien sûr, Lucille apparaît davantage, mais elle est le modèle des femmes représentées, une mère au foyer, qui soutient son époux et s'occupe de sa progéniture. Elles font toutes la même chose, sans distinction. Peut-être qu’il faut voir là une volonté de calquer le rôle de Lucille sur la vie de la véritable épouse de Maurice Richard. Toutefois, des personnages encore plus secondaires, par

160 Marcel BÉDARD et Louis GRIGNON « Aperçu de l’évolution du marché du travail au Canada de 1940 à nos jours », dans Université du Québec à Chicoutimi, Bibliothèque virtuelle, [en ligne]. http://bibvir1.uqac.ca/archivage/12298355.pdf [Texte consulté le 2 février 2015].

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exemple, son entraîneur de ruelle, a un rôle plus décisif dans la carrière de Maurice Richard que son épouse.

C’est une question qui ne trouve pas de réponse. Le Québec ne se construit-il pas à l’aide d’hommes et de femmes ? Ainsi, dans l’univers social réel, Lucille participe de l'identité de Maurice Richard comme il participe de la sienne, et, ensemble, ils contribuent à l'identité québécoise. Mais souvent, les représentations cinématographiques québécoises s'en tiennent à montrer l'évolution de l'Histoire qu'à partir des sphères publiques, celles essentiellement occupées par les hommes, comme si entre les deux sphères, publique et privée, il existait une cloison étanche. De nos jours, les femmes participent davantage à l’univers social, bien que sur le plan narratif elles soient rarement représentées dans la sphère publique ou dans des rôles marquants au fil de l’Histoire.

Le portrait de Lucille fait apparaître quelques éléments typiques de la représentation des femmes dans les films québécois les plus populaires. Cantonnée dans la sphère privée, Lucille participe peu à la vie sociale et politique. Elle assiste, comme un bibelot, aux parties de hockey. Dans la sphère privée, bien qu'elle ait été représentée comme une adolescente déterminée, avec du caractère, ce qui se démarque chez elle une fois devenue femme et épouse, est son potentiel érotique. Elle est représentée dans une scène typique de la « femme spectacle », selon l’expression de Laura Mulvey161. Lucille, jeune et belle, se présente à

Maurice, et ce faisant aux spectateurs, le soir de leur nuit de noces dans un déshabillé seyant. Elle éblouit à la fois Maurice et les spectateurs. Une fois cet épisode spectacle passé, Lucille devient moins importante pour le récit et son temps-écran diminue. En conséquence, elle fait de moins en moins l'objet de gros plans et n’apparaît plus seule à l’écran. La focalisation, c’est-à-dire la perspective narrative du méganarrateur, se concentre sur une mise en scène axée sur les personnages masculins : leur intérêt, leur rôle et leur incidence sociale.

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