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1.2 La revanche des petits

1.2.2 Bouchard et ses femmes

Autour de Ward et de Bouchard gravitent cinq femmes. Suzie est l'ex- conjointe de Bouchard. Ils vivent sous le même toit, mais pas en couple, du moins pas de façon conventionnelle. Ils déjeunent ensemble, Bouchard prépare le pain doré. Il fait des allusions sexuelles qu'elle trouve plutôt amusantes. Il lui lance : « Tu vas t'en trouver un [chum], t'as encore des seins magnifiques ! » (10:18). Elle lui sourit.

L'interprète, Lucie Laurier, est une belle jeune femme dont le charme est mis en évidence par ses tenues mettant en valeur ses formes féminines. Bouchard, le héros, a ainsi le meilleur des deux mondes. Il abrite sous son toit une jolie femme avec qui il entretient une forme de relation de couple tout en fréquentant d'autres femmes, avec qui il a des relations sexuelles, sans se sentir coupable, ni perdre de son capital de sympathie auprès du public. Malgré son comportement sexuel « déviant », il demeure tout de même un « bon gars » aux yeux des spectateurs. N’est-ce pas là l’illustration d’un fantasme masculin ? Si cet arrangement peu orthodoxe entre Suzie et lui semble être la meilleure des avenues pour Bouchard, est-ce la même chose pour elle ? Suzie peine à se trouver un amoureux et s'occupe de l’éducation de leur fille comme de l’entretien de la maisonnée. « Oublie pas le spectacle de ta fille » (9:39), rappelle-t-elle à Bouchard. Il l’avait évidemment oublié ! Le quotidien est le lot de Suzie, un personnage féminin secondaire, alors que les grands exploits reviennent à l’homme, Bouchard, héros du récit. C’est d’ailleurs pour cette raison que Suzie est représentée comme une jeune femme impuissante. Elle a besoin d’un héros à ses côtés. Par exemple, quand sa fille est kidnappée, elle se retrouve sans moyen. Elle ne fait pas preuve de sang-froid comme le père. Elle crie, elle pleure, elle en veut à

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Bouchard, mais elle s'en remet, pourtant, totalement à lui au final : « Ramène-nous notre bébé ! » (1:28:10).

Pourtant, Bouchard est tout aussi affecté par la situation que Suzie, bien qu’il garde son sang-froid. Suzie est par conséquent représentée comme un personnage vulnérable. Bouchard doit même la confier à un collègue-ami alors qu’il part à la recherche de sa fille. Cette séquence met en évidence la fragilité, la faiblesse et la dépendance de la femme face à l’homme, voire son incapacité à agir en situation d'urgence, et sert essentiellement à promouvoir le côté « bon gars », fiable et protecteur de Bouchard. Dans le récit, le personnage incarné par Suzie est donc le faire-valoir du personnage de Bouchard. Dans son jeu et d’un point de vue narratif, Suzie est certes une représentation stéréotypée de la femme qui vit une crise : hurlements, perte de sang-froid, pleurs, etc., mais cette désignation est guidée par les besoins narratifs pour servir la figure du héros, précisément son image et ses capacités, avant de dépeindre un portrait incarné d’un personnage féminin. Cette mise en scène, prise en charge par le méganarrateur, n’a pas d’autres objectifs que ceux liés au narratif, et, ici, il s’agit d’une comédie policière mettant en vedette un héros qui doit briller.

Quant à Geneviève, la fille de Suzie et de Bouchard, son rôle consiste également à valoriser le héros sur le plan familial, c’est-à-dire dans son rôle de père. Le film le montre bien, Bouchard tient à sa fille. En tant que père, il agit de manière protectrice envers elle et la valorise. Par exemple, au spectacle de l'école, il l'admire et l'encense de façon exagérée en lui disant avec enthousiasme : « T'as volé le show ! » (38:34) Cependant, il se rebiffe quand son camarade de danse la prend par la taille. Bouchard peut être rebelle socialement et professionnellement, voire violent et irrévérencieux par moments, mais il aime profondément sa fille. Parce que le récit fait de lui un bon père, il est un « bon gars ». Cette relation filiale tissée serrée et basée sur l’amour paternel va lui permettre de déployer sous un autre angle son héroïsme.

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Ainsi, même si Geneviève est une enfant caractérielle et rebelle, un peu à l'image du père (elle veut se faire percer le nombril, elle questionne Ward sans gêne alors qu'il est invité à souper avec eux : « T'es divorcé, toi aussi ? » (42:20), elle agit comme une mère dans les situations difficiles qui demandent la carrure d'un héros. Ainsi au climax du film, alors qu'une bombe menace de la faire exploser, elle crie, pleure, panique. C'est Bouchard, son père, qui la calme en lui disant : « on fait ça ensemble, OK ? » (1:43:34). Il est en mesure de garder son sang-froid même si c'est sa fille, si précieuse, qui risque d'exploser. Il est efficace, il réussit. Malgré tous ses défauts, c'est un héros. Cette scène prouve en effet son efficacité à garder le contrôle dans toutes les situations, même les plus difficiles comme la menace de mort de sa fille.

D’autres personnages féminins sont mis en scène dans le film. Ces rôles restent secondaires et inscrivent le stéréotype dans le cours du récit et au niveau de la représentation des sexes et des genres. Comme l’expliquent Pierre Chemartin et Nicole Dulac, et aussi d’autres chercheurs comme Richard Dyer144 :

Le recours aux stéréotypes relèverait plutôt d’une structure cognitive fondamentale, nous permettant de saisir l’information complexe venant de notre environnement et de la simplifier, afin de donner un sens au monde qui nous entoure. Ainsi, le stéréotype ne différerait pas des nombreuses constructions mentales façonnées par la collectivité et auxquelles a recours tout individu. En procédant par catégorisation, inférence, anticipation, une telle opération cognitive apparaît dès lors comme efficace et fonctionnelle145.

Par exemple, le personnage de la serveuse du bar renvoie au stéréotype de la serveuse d'âge moyen qui s'accroche à son potentiel charismatique en perte d'efficacité (elle est maquillée à outrance, elle porte des vêtements sexy qui ne

144 Richard DYER, « The Role of Stereotypes », dans Paul MARRIS and Sue THORNHAM [dir.], Media Studies: A Reader, New York, New York University Press, 2000, p. 245-251.

145 Catherine CHEVRIER et Diane-Gabrielle TREMBLAY, « Portrait actuel du marché du travail au Canada et au Québec : une analyse statistique en fonction du genre », dans Télé-université, Réseau de L’Université du Québec, Chaire de recherche du Canada sur les enjeux socio-

organisationnels de l’économie du savoir, [en ligne]. https://www.teluq.uquebec.ca/chaireecosavoir/pdf/NRC03-02.pdf [Texte consulté le 3 février 2016], p. 142.

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l'avantagent pas…). En accord avec le stéréotype de la jeune et jolie femme destinée à plaire, cette serveuse se pend au cou du premier venu (Ward), qui fait preuve d’empathie en lui démontrant un peu d’intérêt : « Salut, mon beau noir, qu'est-ce que je peux te servir ? », lui lance-t-elle (28:11). Suite à cette rencontre somme toute insignifiante dans le cours du récit, cette femme est prête à tout pour plaire à Ward. En effet, cette femme qui connaît bien son milieu de travail (violence, magouille, fier-à-bras prêt à se battre et à tuer à la moindre occasion), accepte néanmoins de se compromettre en transmettant des informations à Ward, qui incarne le bel inconnu. Plus loin dans le récit, elle brûlera vive dans l'explosion de la voiture de Bouchard, tuée sans vergogne. Sa mort survient dans la plus grande indifférence. Bien que son rôle secondaire soit de moindre importance, il demeure narrativement utile, c’est-à-dire qu’il permet de donner des informations essentielles aux spectateurs et de faire avancer l'histoire. Bien sûr, nombre de personnages anonymes masculins meurent également tout au long du film. Comme les personnages féminins, ils sont aussi stéréotypés : des hommes de main qui obéissent à des ordres « qui viennent d’en haut », qui ne posent pas de questions, exécutent, puis paient de leur vie. Il s'agit là également de personnages secondaires. Le stéréotype féminin est plutôt lié au désir sexuel, conséquemment à la capacité de séduction, tandis que le stéréotype masculin renvoie à la force physique et à l'action. Les deux stéréotypes ont pourtant à voir avec la notion de pouvoir, cependant les moyens envisagés pour l'obtenir sont différents et genrés.

Un autre personnage féminin et stéréotypé présent dans le film est celui d’Iris, qui incarne la célibataire sexy et émancipée. Contrairement à la serveuse, son rôle narratif n’est pas informatif. Elle occupe plutôt la fonction de « spectacle sexuel146 » au sens où Laura Mulvey l'entend : « La femme exposée comme objet

sexuel ». C’est une femme passive qui valide la virilité de l'homme (Bouchard dans ce cas-ci) dans son rôle actif de héros séducteur. Ainsi, Iris sert le moment sexuel

146 Gabrielle HARDY, « Plaisir visuel et cinéma narratif, Laura Mulvey », dans Débordements, Traduction, [en ligne]. http://www.debordements.fr/Plaisir-visuel-et-cinema-narratif [Texte consulté

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du film, c’est-à-dire la partie « spectacle érotique147 » qui suspend le récit, pour

reprendre les termes de Mulvey. Elle est ce corps jeune et beau sur lequel le public pose ses yeux sans pouvoir s’en détacher, puisque cette scène-spectacle est volontairement étirée dans le temps, se prolongeant dans un montage alterné avec la scène de bagarre entre Therrien et Ward. Cette scène érotique, tournée dans la pénombre, s’attarde sur le corps d'Iris partiellement dénudé et dans des positions plus compromettantes que celles de son partenaire. Elle est montée sur lui à califourchon, alors que Bouchard est couché sur le dos, à peine visible. Dans cette scène, Iris ne joue pas un rôle dramatique, c'est-à-dire qu'elle n'a aucune incidence sur le déroulement de l'intrigue.

Cette assignation de rôle féminin sert donc des intérêts masculins. Iris est mise au service du plaisir visuel masculin (non pas qu’elle ne puisse être source de plaisir féminin, c’est une autre question qui ne pourra être traitée ici), mais il s’agit bel et bien d’un stéréotype féminin servant de faire-valoir au personnage masculin. Chemartin et Dulac explique :

avant d’être des outils de simplification idéologique ou morale, les stéréotypes permettent d’établir un savoir commun au sein d’une même population, comme en témoigne leur utilisation récurrente dans la plupart des productions culturelles propres à un lieu et à une époque148.

Si la beauté d’Iris la positionne dans le rôle de plaisir érotique, la disgrâce de la réceptionniste, un autre personnage féminin, la range du côté comique. La réceptionniste de la compagnie d'hélicoptères, où les deux détectives se présentent dans le cadre de leur enquête, s'intéresse sexuellement à Bouchard.

147 La scène érotique est entrecoupée d'une scène d'actions alors qu'un homme entre par effraction chez Ward pour tenter de l'assassiner, lui, et Bouchard en visite chez lui, mais ne trouvant pas Bouchard, le brigand s'attaque d'abord à l'anglophone pendant que Bouchard est en plein ébat et n'entend pas ce qui se passe en bas. Cette structure narrative illustre bien ce que Mulvey explique dans son célèbre article « Le plaisir visuel et le cinéma narratif » c'est-à-dire que le cinéma grand- public a su allier au fil du temps le spectacle et la narration, par comparaison de la rupture que représentaient auparavant ces épisodes de « contemplations érotiques ». Laura MULVEY, « Visual Pleasure and Narrative Cinema », art. cit., p. 6-18.

148 Pierre CHEMARTIN et Nicolas DULAC, « La femme et le type : le stéréotype comme vecteur narratif dans le cinéma des attractions », dans Cinémas : revue d'études cinématographiques/Cinémas : Journal of Film Studies, vol. XVI, n° 1 (automne 2005), p. 142.

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Elle lui fait les yeux doux et fixe ses fesses lorsqu’il s'éloigne. Bouchard n'est cependant pas intéressé par elle. Sous prétexte de sécurité, il lui donne le 911 comme numéro pour le rejoindre, alors que la femme cherche plutôt à avoir son numéro de téléphone personnel en vue d'une possible liaison. Trop bête ou aveuglée par le charme de Bouchard, elle ne se rend pas compte qu'il rejette sa tentative de séduction, ce qui ajoute à l’effet comique de cette scène. Bouchard ne peut pas s'intéresser à toutes les femmes certes, mais dans ce cas précis, le refus des avances de la réceptionniste est lié à son apparence physique. Elle représente le stéréotype de la fille moche, par opposition à Suzie et à Iris, jeunes, belles et sexy.

À l’issue de cette discussion sur les corps féminins et de l’assignation des rôles, on peut se demander pourquoi Suzie, dont les caractéristiques physiques correspondent au stéréotype de la « belle fille », n’exerce pas la fonction « spectacle » dans le récit filmique ? Est-il possible que le statut de mère soit en partie responsable de cette non-désignation ? Le rôle de la femme-spectacle, au sens où l’entend Mulvey, doit-il être tenu par une autre femme qui est, par contre, célibataire et sans enfant ? En quoi l’idée de montrer une mère sexuellement active est-elle moins « spectaculaire », voire plus vulgaire ? C’est là un choix de représentation qui renvoie aux conceptions sociales de la Révolution française :

inspirés par Rousseau, les révolutionnaires français de la fin du XVIIIe siècle

ont principalement associé la femme à la mère vertueuse et pure celle qui élève ses enfants dans l’oubli de soi et fait d’eux de bons patriotes et de bons citoyens, en phase avec les idéaux républicains149.

Dans les films québécois les plus populaires, la figure de la mère ne pourrait donc, encore aujourd’hui, être associée à la sexualité. Les stéréotypes sont souvent de bons raccourcis narratifs et demeurent profondément enracinés dans la

149 Allan GREER cité dans Frédéric DEMERS, « Être et agir, ou la voi(e/x) de l’héroïne : réflexion sur l’identité d’Émilie, fille de Caleb Bordeleau », dans Recherches sociographiques, vol. XLIII, n° 3 (septembre-décembre 2002), p. 582.

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culture. Ils cristallisent les hommes et les femmes dans des rôles, lesquels sont souvent discriminatoires et restrictifs pour les femmes.