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1.1 Les limites du héros social

1.1.2 Les femmes et le héros

Les scènes mettant en situation les femmes sont construites en focalisation externe. Elles n’alternent pas entre les différentes possibilités de focalisation comme c’est le cas pour les scènes mettant à l’avant-plan les hommes et Piché (le héros). Dans ce film, la perspective narrative est mise au service de la construction du héros. Ainsi, la focalisation alterne de zéro, par exemple dans toutes les séquences du vol fatidique, à une focalisation externe pour les scènes du passé, celles en prison, celles de jeune homme du commandant et de jeune pilote, et puis à une focalisation interne pour certaines scènes du présent narratif situé dans le centre de désintoxication. La scène de crise de panique dans la chambre de Piché et celle de son regard dans le miroir en sont représentatives. Cette constatation

131 Diane TREMBLAY, « Le commandant Piché prépare son dernier vol », dans Journal de Montréal, Actualité, [en ligne]. http://www.journaldequebec.com/2016/11/18/le-commandant-piche-

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souligne entre autres que les personnages de femmes sont représentés en compagnie du protagoniste, et aussi, qu’en tant que narratrices, uniquement intradiégétiques, toutes leurs répliques concernent le protagoniste, le commandant Piché et sa situation. En dehors de leur relation avec le héros, aucune des femmes du récit n’a d’existence.

Les femmes représentées sont toutefois relativement nombreuses et classées en deux catégories, hormis sa fille. Il y a la femme du héros, celle du moment qui partage sa vie, sa conjointe – ce n'est pas toujours la même. Il y a les

femmes autour du héros, celles qu'il côtoie. Femme et femmes se croisent, mais,

semble-t-il, sans le savoir. La femme est liée à la vie de couple, à la famille, à l'amour conjugal, tandis que les femmes sont associées exclusivement à la sexualité et aux divertissements. Par exemple, le jeune Piché est un homme qu’on dit communément « de party ». Il boit de l'alcool, il sort dans les bars et il fête avec des hommes et des femmes qui ont surtout le désir de s'amuser et de transgresser les limites sociales. Il prend un shooter entre les seins d'une femme, une parmi tant d'autres, toujours sans importance narrative, puisqu’elles n’apparaissent plus à l’écran par la suite. Piché, une fois mature, alors qu'il vit avec Régine et ses trois enfants, fréquente aussi les bars et consomme de l'alcool. Il a toujours l'esprit à la fête et est souvent entouré de femmes aguichantes et sexuellement allumées. Lors d’une soirée, son collègue se sert de la notoriété de Piché pour flirter à son tour, et les femmes vraisemblablement mordent à l’hameçon. Pour les spectateurs, il n’y a pas de preuve qu'il entretient des rapports sexuels avec ces femmes, mais tout va en ce sens selon les images présentées : elles sont jeunes, belles, sexy et sexuellement intéressées. Il y a peu d’équivoque possible.

Parallèlement à ses rapports avec les femmes, Piché est toujours en couple avec une femme. D'abord avec la mère de sa fille, Geneviève, qu'il traite de manière plus ou moins respectueuse. Son nom n’est pas dit et rien n’est mentionné à propos de leur rencontre. Ils vivent ensemble tous les trois, mais Piché ne prend pas soin de sa fille, ni de sa femme. Au contraire, il sort avec ses

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chums, boit et demeure insensible aux récriminations de sa compagne. Quand il

rencontre sa seconde femme, Louise, dans un bar, c'est le coup de foudre. Alors qu'il flirte avec une jeune femme inconnue, il laisse cette dernière en plan pour aller à la rencontre de Louise qui vient d'entrer et qui, littéralement, l'éblouit. Il est amoureux certes, mais il ne tient pas davantage compte de son opinion et se retrouve en prison pour avoir accepté de transporter de la drogue alors qu’elle s'y opposait. Une fois qu'il est emprisonné, elle le quitte, incapable de lui promettre de l'attendre pendant dix ans, ce qui devrait être la durée de sa peine.

La troisième femme que met en scène le film est Régine, qui lui donnera une fille. Il y a eu entre Louise et Régine forcément une autre femme qui lui a donné un fils, mais il n'en est pas question dans le film. Donc, trois enfants, trois

femmes. Louise et Régine sont représentées comme des femmes que Piché aime

ou a aimées. Elles sont importantes dans sa vie même si elles occupent des rôles secondaires dans le récit filmique. En effet, leur présence ne sert qu’à l’interaction avec le protagoniste et qu'à relancer son propre développement narratif. Elles n'ont aucune autonomie, aucune scène en dehors de celles qu'elles partagent avec le protagoniste Piché. Elles n'évoluent pas ni ne se transforment; ces personnages féminins ne sont pas dotés de désir personnel autre que de partager celui du protagoniste.

Quant à sa fille aînée, Geneviève, si elle occupe un rôle secondaire, elle dispose néanmoins d’un espace narratif important dans le film. Elle est en quelque sorte déclencheur et source de motivation du protagoniste. Elle lui lance un ultimatum, « Ouais, appelle-moi plus, là, ne me laisse plus de messages. Je veux plus rien savoir de toi, tant que t'es pas revenu sur la terre » (1:09:08). L'amour et le respect de Geneviève deviennent ainsi l'ultime raison pour Piché de se réhabiliter. Il veut éviter que sa fille fasse les mêmes erreurs que lui.

Il souhaite retrouver, grâce à sa fille, le visage héroïque du père aimant et protecteur. Cette volonté d’implication dans l’éducation des enfants et la

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reconnaissance d’une responsabilité paternelle témoignent d’un changement social, dans l’univers réel, au fil des ans, à propos des relations filiales masculines. L’historien Stephen Frank, qui étudie les pères d’Amérique du Nord au XIXe siècle,

décrit cet engagement paternel dans la classe moyenne supérieure urbaine : « Les pères sont incités à jouer avec leurs enfants, en même temps que la virilité est de plus en plus associée à une présence du père dans l’espace domestique132 ». Ce

changement social permet aux spectateurs d’adhérer plus facilement aux motivations de Piché envers sa fille.

La jeune fille occupe symboliquement un rôle de rectitude morale vis-à-vis du père. C'est d'ailleurs le rôle de beaucoup de femmes dans les films québécois les plus populaires, campées dans des rôles de soutien. En effet, à l'instar de Geneviève, nombre de personnages féminins québécois (Donalda dans Séraphin :

un homme et son péché, Suzie dans Bon Cop Bad Cop, les femmes dans L’horloge biologique et dans Les 3 p'tits cochons) donnent l'exemple de la bonne

conduite à suivre. Elles servent de guide moral et de faire-valoir aux rôles principaux tenus par des hommes. Une ligne morale, celle socialement acceptée, que souvent seuls les protagonistes transgressent, tout en profitant des bénéfices de leur transgression, généralement dans le plaisir de la subversion, avant de revenir ensuite, en conclusion du récit, sur le « droit chemin ». Ils sont souvent transformés et auréolés par ce retour perçu comme courageux. C’est notamment le cas de Piché par l’entremise de Geneviève.

La figure du père apparaît comme la seule responsable dans le développement de l’enfant (Geneviève). Jeune adulte dans le récit, la vie de Geneviève semble dépendre essentiellement de celle de son père, car ce n'est qu'en se réhabilitant qu'il obtiendra la crédibilité nécessaire pour lui montrer le droit chemin, et ainsi lui éviter les pires erreurs, celles qu'il a lui-même commises par le passé. En l’absence de la mère, la relation parentale se concentre sur la relation

132 Stephen FRANK cité dans Anne VERJUS, « La paternité au fil de l’histoire », dans Informations sociales, n° 176 (2013), p. 19.

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père-fille. Doit-on comprendre de cette représentation que le père a toute la responsabilité de l’avenir de sa fille sur ses épaules ? Ou doit-on saisir que ce qui est représenté est l’impression du père quant à son rôle à l’égard de sa fille ? Le choix de l’absence de la mère du récit narratif laisse en fait tout l’espace au père. Par contre, jamais la relation et la responsabilité de la mère et de la fille ne sont représentées, nommées, ni même évoquées. Jamais, non plus, Geneviève est-elle représentée dans un questionnement à l’égard de ses propres responsabilités. Comme narratrice intradiégétique, tout ce qu’elle dit concerne sa relation avec son père. Au final, seule la vision du père est représentée. Sur le plan narratif, la perspective mise en place est définitivement et exclusivement celle du père. Cependant, dans une optique féministe, il est facile de glisser et de prétendre que l’absence de la mère et l’exclusive représentation de la responsabilité du père signifient qu’on ne reconnaît des responsabilités, et conséquemment un pouvoir d’influence, qu’au père. Pourtant, la perspective narrative laisse plutôt entrevoir que ce qui est représenté est la perception du père quant à ses propres responsabilités dans l‘éducation de sa fille, autrement dit une perspective narrative masculinocentriste, et non pas un regard sur le rôle ou l’absence de rôle de la mère ou de la fille elle-même. La ligne est certes mince et la nuance d’autant plus importante.