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4.1 L E DEVELOPPEMENT DU CONCEPT DE « CITOYENNETE EUROPEENNE ACTIVE » :

4.2.1 Outils théoriques

Après la mise en place, à travers un cadre normatif spécifique et des mécanismes institutionnels, d’un régime de citoyenneté européen, et face aux difficultés de faire avancer le processus de citoyennisation européen par la voie des traités ces dernières années, l’action de l’UE en matière de citoyenneté européenne s’articule principalement depuis 2006 autour d’une politique publique, menée principalement par la Commission, de promotion d’une « citoyenneté

européenne active ». C’est le choix de cette politique que cherche à comprendre la présente section.

Des éléments de réponse peuvent en premier lieu être trouvés dans les théories et concepts développés dans le champ des études européennes. Ainsi, l’adoption d’une perspective néo-fonctionnaliste de l’intégration européenne engendrerait l’hypothèse que l’émergence récente d’une politique de citoyenneté européenne active menée par les institutions de Bruxelles serait le résultat de l’effet d’engrenage (spill-over) guidant l’ensemble de la construction européenne. Celui-ci serait tout d’abord fonctionnel : l’objectif de Lisbonne de faire de l’UE « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde » aurait créé la nécessité de « fabriquer » des citoyens actifs et engagés. Mais l’effet d’engrenage serait également politique : convaincues par la « théorie de la bicyclette », selon laquelle le processus l’intégration européenne doit sans cesse progresser pour ne pas échouer, les élites européennes cherchent toujours de nouvelles voies pour promouvoir le processus d’intégration – la voie des traités ayant échoué pour faire progresser le processus de citoyennisation européenne, elles ont mobilisé celles de la politique publique, comme cela a été le cas dans d’autres secteurs de l’action européenne, tels que l’environnement. Cette approche néo-fonctionnaliste, inspirée du cadre proposé par Ernst Haas (1958), offre des pistes de réflexion, notamment en ce qui concerne la mise en relation de la politique de citoyenneté européenne active avec le cadre de la Stratégie de Lisbonne ou le rôle moteur des élites européennes. Elle procède néanmoins de postulats qui sont au

cœur des critiques érigées à l’encontre du néo-fonctionnalisme : elle propose tout d’abord une lecture téléologique de la construction européenne, selon laquelle le processus de construction européenne mènerait inexorablement à une « union toujours plus étroite » (ever closer union) (Moravcsik, 2005). Elle repose ensuite sur le postulat que les élites européennes sont inexorablement dévouées à la cause d’une Europe fédérale, ce que contredit notamment l’analyse de l’opinion des élites européennes récemment proposée par George Ross (2008).

Si le champ des études européennes a longtemps été dominé par le débat néo-fonctionnalisme vs. intergouvernementalisme, il a été marqué ces dernières années par l’émergence d’une nouvelle approche, ce que Beate Kohler-Koch et Berthold Rittberger appellent le « virage de la gouvernance » (« governance turn ») (2006); l’Union européenne n’est pas dans ce courant considérée à travers la lentille du processus d’intégration européenne, qui a monopolisé une grande partie de la littérature européaniste pendant de nombreuses années, mais comme un « système de gouvernance » (Eberlein and Kerwer, 2004 : 121), au sein duquel évoluent notamment des « réseaux de politiques » (policy networks):

« The majority of works on European governance use policy networks as an analytical tool to study European governance as dependent variable (…). A major point of interest is the relationship between the Commission and national and transnational interest groups in various policy areas and the influence of these sectoral networks on policy outcomes and policy change in European policy-making » (Börzel, 1997 : 11).

Dans cette perspective, l’émergence d’une politique de citoyenneté européenne active pourrait être interprétée comme le résultat de l’activisme de réseaux et groupes d’intérêts paneuropéens en relation avec la Commission. Cette approche a le mérite de mettre en évidence le rôle des acteurs dans la transformation des politiques publiques européennes. Elle ne permet pas cependant de réellement appréhender le contexte, le cadre structurel et institutionnel au sein duquel évoluent les acteurs. Or cet élément est essentiel pour situer la politique de citoyenneté européenne active en émergence à la lumière de l’ensemble du processus de citoyennisation européen, et, plus généralement, de la construction européenne.

Le cadre théorique mobilisé dans cet article partage le postulat ontologique décrit ci-dessus d’une Union européenne espace de production de politiques publiques. Dans cette perspective, il se distinguera, pour comprendre l’émergence de la notion de « citoyenneté européenne active », des théories traditionnelles intergouvernementalistes ou néo-fonctionnalistes, rationalistes ou constructivistes développées par les Européanistes dans l’analyse du processus d’intégration (voir notamment la revue proposée par Pollack, 2006) pour s’appuyer sur la littérature existante en matière d’analyse des politiques publiques, sous l’influence du constat de Petiteville et Smith :

« D’une manière générale, la connaissance des organisations internationales et de l’action publique multilatérale qu’elles promeuvent ne peut que tirer bénéfice d’études mobilisant de manière systématique les méthodes et concepts de l’analyse des politiques publiques » (Petiteville et Smith, 2006 : 363).

Le processus étudié – le choix d’une politique publique centrée sur la promotion de la citoyenneté européenne active comme outil de citoyennisation - s’inscrit dans un contexte politique particulier; il est à la fois mené par des acteurs porteurs d’intérêts, encadré par un cadre institutionnel spécifique et formulé au travers de cadres normatifs et rhétoriques. Une analyse pragmatique (problem- driven) de ce processus ne saurait donc se limiter à la mise en exergue d’une seule des variables explicatives traditionnellement mobilisées alternativement ou concurremment par les théories de la construction européenne - les idées ou les intérêts46 ; elle nécessite un cadre théorique multifactoriel cherchant à réconcilier

ou, pour reprendre le terme employé par Alexander Wendt et James Fearon, faire « converser » les approches rationalistes et constructivistes (Wendt et Fearon, 2002 : 68) en intégrant les différentes variables lourdes proposées notamment par Hugh Heclo (1994) et Peter Hall (1997) – idées, intérêts, institutions – et le poids du contexte.

Afin de comprendre l’interaction entre ces variables-clés et le contexte, l’approche revisitée de la théorie de la « poubelle » (« garbage can ») de March et Olsen (1989) proposée par John Kindgon (1995) offre un point de départ intéressant. Kingdon interprète le changement de politique comme le résultat de l’exploitation d’une fenêtre d’opportunité par des entrepreneurs politiques; l’ouverture d’une fenêtre permet aux entrepreneurs de faire confluer les trois

46 Sur la dichotomie intérêts/idées largement opérée dans les études européanistes voir notamment

« courants » ou « scènes » du processus de production de politiques (problem, policy et political streams) et faire émerger l’alternative qu’ils proposent sur l’agenda politique :

« The policy window is an opportunity for advocates of proposals to push their pet solutions, or to push attention to their special problems » (Kingdon, 2003 : 165). « The advocates of more detailed proposals use these general events and themes to push their own ideas to the fore. In other words, these political events and themes open windows for these advocates » (Ibid: 168).

Cette approche permet de mettre en relation, dans l’analyse de chacun des courants, les variables que sont les idées et les intérêts. Si ce cadre théorique a jusqu’ici été surtout utilisé pour comprendre les ressorts de l’action publique dans le cadre de l’État, conformément aux travaux initiaux de ses auteurs, il a été plus rarement mobilisé pour analyser l’émergence de certaines politiques publiques au sein de cadres multilatéraux, tels que l’Union européenne (voir notamment les travaux de Claudio Radaelli sur la taxation directe, 1995; ou encore de Virginie Guiraudon sur l’émergence d’une politique d’immigration européenne, 2003) ou, plus rarement, les Nations Unies (voir notamment l’analyse proposée par Michael Lipson de la transformation des opérations de maintien de la paix onusiennes à la fin de la Guerre froide, 2007).

L’adoption du modèle de Kindgon pour comprendre l’émergence de politiques publiques dans un cadre multilatéral a donné lieu à un certain nombre d’adaptations. Dans son analyse de la transformation de la politique de maintien de

la paix des Nations Unies, Michael Lipson notamment adapte au contexte international la notion de « scène politique » proposée par Kingdon en la décomposant en trois dimensions :

« The political stream is conceived of here as consisting of actors, interests and ideas at three levels: (1) the multilateral setting; (2) politics within UN member states (…); and (3) politics and organizational culture within the UN » (Lipson, 2007 : 84).

Cet effort de décomposition mérite d’être pris en compte pour le contexte européen étudié ici. Michael Lipson souligne l’importance de prendre en compte le contexte politique propre au contexte multilatéral, aux États membres et aux Nations Unies elles-mêmes ; mais à travers le terme de « culture organisationnelle », il met également en exergue la pertinence de s’interroger sur les structures institutionnelles propres à l’entité étudiée, pointant ainsi la principale faiblesse du modèle de Kingdon.

Car si ce modèle permet de mettre en évidence le rôle des idées et des relations entre acteurs dans le processus de production des politiques publiques, il reste un modèle aléatoire et fluide, pour certains « a-historique » (Weir, 1992 : 18), dont semble absente toute variable structurelle. Ainsi, dans le cadre de leurs analyses respectives de la politique d’emploi et du système de taxation américains, Weir (1992) comme Mucciaroni (1992) déplorent explicitement que le modèle de Kingdon n’accorde que peu de poids à la variable institutionnelle et soulignent la

nécessité de prendre en compte les institutions dans l’explication du changement politique :

« Even if we assume the existence of a process that resembles the garbage can model, we still need to trace out specifically what kinds of institutional structures facilitate or constrain various problems and solutions from reaching the agenda » (Mucciaroni, 1992 : 467).

Le cadre théorique adopté ici est alors fondée sur la conciliation de l’utilisation du modèle de Kindgon avec une approche néo-institutionnaliste accordant aux institutions un poids important dans les processus de production des politiques publiques. A cette fin, il emprunte à Pierson la distinction opérée entre les deux variables que sont les structures institutionnelles formelles (la nature du régime politique, le mode de scrutin, le caractère fédéraliste ou unitaire de l’État, etc.) et les politiques publiques (1994 : 32), pour mettre en exergue le pouvoir structurant des premières sur l’ensemble du processus de policy-making :

« A central feature of New Institutionalism has been a renewed appreciation for the ways in which the structures of formal political institutions influence social processes » (Pierson, 1994 : 32).

Dans cette perspective, le modèle théorique adopté ici positionne les institutions formelles comme des variables structurelles définissant le cadre spécifique au sein duquel opère le policy process constitué par les trois courants de Kingdon et façonnant les développements intervenant dans chacun des courants et leur résultat.

Ainsi, afin de saisir l’ensemble des facteurs qui ont permis la transformation de la politique de citoyenneté européenne autour de la notion de citoyenneté active, il convient d’analyser la confluence de l’identification d’un problème particulier, du contexte politique de l’intégration européenne, et des priorités de l’Union en termes de politiques, à la faveur du jeu de certains entrepreneurs politiques et à travers le cadre institutionnel spécifique qui caractérise l’Union européenne.

4.2.2 Le policy process : identification du problème, contexte politique et