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S OROLLA L ’A RAGONAIS : LE PASSÉ DU PEINTRE EN QUESTION

Avant d’entrer dans cette période d’après-guerre, il est temps de faire un point quant à la vision d’ensemble de l’œuvre de Sorolla, dans l’Espagne de 1939. Certes, avant la guerre, la presse a publié des reproductions en telle ou telle occasion mais qu’en est-il de la présentation des toiles véritables ? Pour comprendre cette période, il faut se souvenir que jusqu’à la guerre civile le Musée Sorolla est la seule exposition permanente suffisamment complète pour donner une juste idée de l’œuvre de Sorolla. Or, à cause des aléas de l’histoire, l’institution est restée ouverte dans un laps de temps trop court et n’est donc pas encore connue du public. On se souvient également que le peintre n’avait jamais exposé dans son pays, si bien que les Espagnols ne perçoivent pas encore les contours de son œuvre. Après la guerre, les nouveaux maîtres du pays sont-ils sûrs de bien la connaître ? De même, que savent-ils du passé du peintre ? Voilà des questions qui se posent alors et qui ne seront pas élucidées sans délai. Jusqu’à ce que les choses se précisent, Sorolla sera d’abord écarté des premiers projets culturels de la dictature ainsi qu’on va le voir dans ce chapitre.

Hitler et Franco se sont rencontrés pour la première fois à Hendaye, le 23 octobre 1940. L’année suivante, l’Espagne, qui est officiellement neutre et non engagée dans la Deuxième Guerre Mondiale, collabore militairement avec le Reich en envoyant un contingeant de soldats volontaires sur le front russe, la “División Azul”. Alors que des Espagnols participent au siège de Léningrad, l’Allemagne nazie inaugure le 19 mars 1942 une importante exposition de peinture espagnole contemporaine composée de deux cent dix-neuf tableaux. Le projet fait partie d’un programme d’échanges culturels entre deux pays qui coopèrent sur le plan militaire. Cet événement est préparé, en Espagne, par l’architecte Francisco Iñiguez (1901-1982), commissaire général du patrimoine artistique et, en Allemagne, par une hispaniste nommée Richte et par le général Wilhelm Faupel (1870-1945). Sous le Reich, il dirige l’Institut ibéro-américain de Berlin, une institution scientifique crée en 1930 et qui, entre ses mains, sert la propagande du régime. La sélection espagnole présentée dans les murs de l’Académie des Beaux-Arts de Berlin exclut les peintres avant-gardistes tels que Pablo Ruiz Picasso, Juan Gris, Joan Miró, etc., qui sont associés de facto au Parti Communiste. Mais elle fait la part belle à la peinture de plein air d’Aureliano de Beruete, Eliseo Meifrén, Joaquín Mir, Antonio Muñoz Degrain, Santiago Rusiñol, Darío de Regoyos et d’autres peintres nés au XIXème siècle. Dans le quotidien madrilène ABC, un journaliste relève l’absence de Sorolla, qui est d’autant plus criante que le choix de l’État s’est porté sur les peintres qui ont fait école !3 Il ne sait, ou ne peut, apporter de réponse convaincante expliquant cette absence et pour éclaircir cette question, nous ne pouvons que formuler de simples hypothèses.

Vraisemblablement, aucun obstacle technique n’empêche l’envoi d’un ou de plusieurs tableaux, car même si les statuts du Musée Sorolla interdisent les prêts, d’autres institutions d’État possèdent des tableaux qui auraient parfaitement pu rejoindre la sélection berlinoise. Bernardino de Pantorba en fera un inventaire en 1953.4 Le Musée d’Art Moderne de Madrid conserve neuf portraits et deux grands formats, ¡Aún dicen que el pescado es caro! et La jura de la Consitución por la Reina Regente Doña María Cristina. Le musée de l’Académie des Beaux-Arts de

3. Ernesto del Campo, “Exposición de arte español contemporáneo”, ABC, Madrid, 20/03/1942.

4. Bernardino de Pantorba, La vida y la obra de Joaquín Sorolla. Estudio biográfico y

San Fernando possède deux sujets de mer, Jugando en el agua et Comiendo en la barca. De plus, une trentaine de tableaux se trouve disséminée en province dans les musées de Valence, Castellón, Murcie, Cordoue, Cadix, Bilbao, Saragosse, Barcelone, Malaga et Tolède. Par conséquent, l’absence de Sorolla, en Allemagne, doit dépendre d’autres motifs tels que, par exemple, l’idée que le pouvoir franquiste se fait de son passé. À l’évidence, les précautions sont de mise car les tableaux vont rejoindre le Reich et l’Espagne ne peut pas risquer d’indisposer un partenaire aussi puissant. Il faut rappeler que, à la fin de l’année 1941, les forces de l’Axe sont à leur apogée. L’aviation japonaise vient d’infliger de lourdes pertes à la flotte américaine du Pacifique à Pearl Harbor, l’Afrika Korps contrôle le Maroc, l’Algérie et la Tunisie et la Wehrmacht se trouve aux portes de Moscou. Les ministres du caudillo sont-ils certains que le peintre ne fut pas, jadis, un républicain ou un “valencianiste” ? Quelques indices tendent à prouver que non car, sous la Seconde République, c’est justement cette idée que le PURA, le parti de Sigfrido Blasco-Ibáñez, s’est attaché à diffuser en rapprochant, par exemple, le peintre de l’auteur de Flor de mayo.

Au début de la Guerre Civile, le gouvernement légitime a fait édité, à Londres, un billet de banque de vingt-cinq pesetas à l’effigie de Sorolla.5 Le recto de ce billet présente un portrait du peintre dans un ovale à côté d’une vue d’un monument emblématique de Valence, la tour de Miguelete ou Micalet, la désignation locale du clocher de la Cathédrale Sainte Marie de Valence. Le recto présente une reproduction d’un tableau peint sur la plage de La Malvarrosa, représentant une scène de retour de pêche. Pour comprendre la portée de ces images valenciennes il faut rappeler que le gouvernement de Manuel Azaña s’est réfugié à Valence le 7 novembre 1936. La ville devient alors la capitale de l’Espagne républicaine et un bastion de résistance. Mais elle paie pour cela un lourd tribut puisqu’elle est régulièrement bombardée par l’aviation nationaliste à partir de 1937. Le gouvernement a donc utilisé l’image du peintre sur un billet chargé de sens puisqu’il réaffirmait la continuité et la légitimité du gouvernement républicain élu au suffrage universel.

Après la guerre, les franquistes peuvent avoir quelques raisons de s’interroger sur le passé de Sorolla et ils préfèrent peut-être, dans un premier