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AUX ORIGINES DU MAIL ART : Les Loisirs de la Poste

Dans le document 1898-1998 (Page 106-112)

LE RETOUR D’ALEXANDRE

AUX ORIGINES DU MAIL ART : Les Loisirs de la Poste

Mallarmé passe pour l'inventeur d'un genre poétique de nos jours peu pratiqué et surtout mal lu : les adresses versifiées. Daniel Bilous révèle les sources cachées de cette pratique mallarméenne, pour en proposer ensuite une analyse très fouillée qui souligne utilement les possibilités de réemploi de cette formule. ______

un résidu de l'art, axiomes, formule, rien Stéphane Mallarmé - Solennité La suscription d‟une enveloppe fait partie de ces seuils qui se franchissent vite, comme l‟étiquette d‟un produit commercialisé ou, dans le domaine littéraire, le titre, voire la préface d‟un livre. Sitôt le message enregistré, son rôle est terminé, car les mots se sont transformés en pures indications pratiques : « aller à tel endroit porter cette lettre à Untel ». H est tentant d‟analyser ce type de messages très fortement codés d‟après la grille conçue par Roman Jakobson. Une adresse postale se caractérise par la superposition de deux fonctions du langage : la « fonction référen- tielle » ou informative, d‟abord, puisqu‟elle livre les « coordonnées » du destinataire, et la « fonction conative », dite encore incitative, par la- quelle l‟émetteur (l‟expéditeur) du message tente d‟obtenir du récepteur (le préposé) une action en guise de réponse : le transport de son courrier.

Deux autres traits constants marquent encore ce genre de communica- tion : d‟une part la seconde fonction est toujours implicite, entièrement

régie par le code postier ; d‟autre part, le destinataire de la suscription est à titre principal et pour ainsi dire exclusif, le facteur.

L‟invention de la suscription versifiéepose à la critique des pro- pour son compte sans prendre exemple sur un devancier.

Il reste qu‟historiquement, c‟est à un autre écrivain que, sous bénéfice d‟inventaire, reviendrait le brevet de ce dont Mallarmé fera une véritable forme fixe. Le texte inaugural figure sur une enveloppe, tim- brée à la date du 14 février 1866, et rattachée aux œuvres de Baudelaire à titre posthume, en 1896.1

L‟éditeur de ce texte ne précise pas si l‟enveloppe ainsi libellée fut effectivement expédiée, ni de quelle façon (soulignement, couleur d‟en- cre) l‟auteur a exhaussé certains éléments. D‟emblée l‟agencement par- ticulier de la suscription fait surgir une concurrence de déterminations.

D‟un côté, on reconnaît du premier coup d‟œil l‟ordre canonique de l‟adresse postale : patronyme, numéro, toponymes (la rue, le faubourg, la ville). De l‟autre, la mise en parallélisme en fin des lignes d‟éléments qui, dans les cinq premières, riment par le plus grand des hasards, -en -is, -xelles-, et un ordre particulier : les rimes plates (aaabbccdd), grou- pées selon un chiasme de genre (masculines, féminines/féminines, mas- culines), bref tout un codage singulier et complexe transforme l‟adresse

en un véritable poème. Pour la qualité des rimes, on assiste comme souvent chez Baudelaire à un enrichissement au fil du texte : rimes suf- fisantes (en -is), puis riches (en -xelles, -oste), pour finir sur une couple où l'étymologie et l‟hypographie entrent en jeu pour étendre la section rimante (FACTEUR / versiFiCATEUR). On dira avec Jakobson qu‟aux deux fonctions d‟origine s‟articule désormais, avec ces parallélismes réglés, la fonction poétique

Le travail du poète revient essentiellement ici à exploiter des coïncidences providentielles, et la manoeuvre de versification s‟apparente à un ready mode avant la lettre. Aussi bien les « vers » de l‟adresse ont- ils une métrique irrégulière, presque fantaisiste (8/5/7/6/2J. Baudelaire s‟est peut-être avisé qu‟en ce début, le hasard faisait un peu trop, et trop directement au destinataire que la correspondance, normalement, impli- cite. La métaphore « l‟Arioste / De la Poste » est un compliment hyper- teur» et «Versificateur», via l‟étymologie, réactive l‟acception oubliée

de « facteur », tant il est vrai qu‟un versificateur est un « faiseur de vers». Par là, Baudelaire le rappelle: la poésie est un «faire», l‟art verbal est tributaire de la technique d‟un artisan.

Sans diminuer l‟intérêt de ces raffinements, la comparaison avec de ces contraintes factuelles empêchait la suscription versifiée ainsi con- çue de devenir jamais un genre ou une forme fixe.

L‟étude des cent trente adresses en vers de Mallarmé3 permet de cerner les conditions d‟un tel avènement. Dans la préface écrite en pré- vision du recueil, Mallarmé explique les motifs de son invention :

« Cette petite publication, tout à l‟honneur de la Poste.

Aucune des adresses en vers collationnées ici n‟a manqué son destinataire.

Puis elle aidera à l‟initiative de personnes qui pour leur compte voudraient s‟adonner au même jeu.

Avec zèle nous avons remis la main peu à peu sur l‟ensemble de ces poèmes spéciaux et brefs que l‟auteur es- péra perdus. M. Stéphane Mallarmé en autorise l‟impression, mentionnant que l‟idée lui vint à cause d‟un rapport évident entre le format ordinaire des enveloppes et la disposition d‟un quatrain et qu‟il fit cela par pur sentiment esthétique.

Aussi rien n‟a été épargné pour la préservation de ces riens précieux. On y trouve, avec l‟amusement propre à un poète, le joyau typographique parisien du goût le plus rare ».

Les Loisirs de la Poste4 occupent ainsi une place très particulière dans l‟œuvre de Mallarmé et dans l‟histoire de la poésie. Quelque dix ou quinze ans avant Un Coup de dés..., le support de la suscription s‟avère déterminant, puisque en toute abstraction, désormais, le format de l‟en- veloppe -et non plus le contenu factuel de l‟adresse— inspire le choix de la forme quatrain, et du quatrain régulier. Cette surdétermination en

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rencontre une autre, tout interne, qui fait loi, et définira pour le Mallarmé heptasyllabes,7 Mallarmé semble s‟être arrêté, pour quelque cent-vingt autres, à une sorte de nombre d‟or : le quatrain d'octosyllabes, par son resserrement de l‟espace, mais d‟une dilatation, aucune des adresses n‟atteignant d‟emblée cette mesure.11 L‟essentiel du travail poétique con- siste donc à inventer un discours surdéterminé par deux exigences, qu‟il est impossible de séparer mais qu‟il faut bien, à l‟analyse, distinguer :

— une consigne formelle de mise en œuvre, qui impose, comme dans l‟enveloppe de Baudelaire, de mettre à la rime l‟un ou l‟autre des éléments référentiels ou fonctionnels (« rue », « avenue ») de l‟adresse;9

— une consigne sémantique qui exige du résultat, comme eût dit l‟auteur, une « suffisante couche d‟intelligibilité », c‟est-à-dire à la fois une certaine cohérence thématique et, surtout, la lisibilité de l‟adresse.

D‟emblée hétérogènes, puisque regardant les deux dimensions du langage, ces régulations se contrôlent l‟une l‟autre. Si la sanction postale, comme il semble, mesure la réussite des performances (« Aucune des adresses en vers collationnées ici n‟a manqué son destinataire »), c‟est parce que le jeu formel demeure, en dernier ressort, limité par l‟exigence de lisibilité.

La première cause de « bruit » dans la communication de l‟adresse est sans doute l‟émergence de ce discours qui, en se superposant au code postier, risque de brouiller la limpidité du message postal. Ses variantes se laissent répartir en quelques catégories.

Comme Baudelaire mais sans dissocier du reste l'adresse propre- ment dite, Mallarmé apostrophe d‟abord très massivement, en 2ème personne, l‟institution (« Poste », « Facteur(s) », « Naïf distributeur »,

« Porteurs de dépêche », « Piéton » ou « pauvre homme »), pour en ex- pliciter la présence et le rôle, à travers des énoncés jussifs dont le ton va de la douceur bonhomme à la pire menace (« Je te lance mon pied vers l‟aine... »). La plus nombreuse avec 44 occurrences, cette classe admet quelques substituts, le port étant parfois confié à un métonyme de la poste : « Traîneau » pour la Princesse Poniatowska, « lévrier industrieux » des « dames Manet », « Cupidons ailés » du peintre Louise Abbéma quand ce n‟est pas, pour le docteur Evans, un « albatros »10 que nous retrouve- rons plus loin. Dans une deuxième classe, toujours d‟énoncés jussifs (19 quatrains), le destinateur s‟adresse à son envoi lui-même, désigné tout aussi diversement : « ma lettre », « message », « ce mot », « missive »,

« billet », « papier », « ce carton » ou parfois, en toute simplicité, « vers », d‟autres formulations plus indirectes étant possibles : « ma pensée », « mon cœur », « mon désir », « Muses ».

Très sporadiquement, il peut s‟adresser au destinataire pour lui souhaiter bonne réception (cf VII : « Tapi sous ton chaud macfarlane... »), ou parler de lui-même, en deux ou trois rares occasions, dont une en généralité ;

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Enfin, 39 quatrains présentent des énoncés constatifs ; le poète y implicite la recommandation postale pour inscrire l’adresse, mais profite

de l’espace disponible pour glisser un compliment au/sur le destinataire : LIII ses rejoignent le genre encomiastique, avec les madrigaux, les éventails ou les tombeaux. La courtoisie légendaire de Mallarmé trouve ici à se manifester en variations presque infinies. Mais plus profondément, on y lira volontiers l‟occasion d‟appliquer l‟un des grands principes poétiques mallarméens, découvert peu à peu mais désormais, pour l‟auteur, défini- d’y faire une allusion ou de distraire leur qualité qu‟incorporera quelque idée ».13 Dire, par exemple, que

c’est mettre au premier plan l’évocation du destinataire en relé- guant par là même au second l’adresse proprement dite : celle-ci, quoi- que primordiale «commercialement», fait l’objet d'une désignation al- lusive, et l’obliquité de sa mention signe, dans cette poétique, sa défini- tive littérarisation. C’est pourquoi la plupart des énoncés du dernier type

Dans le document 1898-1998 (Page 106-112)