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Malgré le rythme accéléré des transformations post-pétrolières, le manque d’études anthropologiques sur Mascate est lié aux développements plus lents de la ville en comparaison avec les capitales voisines. Les difficultés d’accès au terrain mascati ont également été un frein à la recherche. Après 1965, période d’affrontements et de transformations du paysage politique, les permis d’entrée dans le pays pour les missions journalistiques et diplomatiques ne sont plus délivrés (Valeri, 2009 : 67). Les conditions de la recherche illustrent la politique d’austérité menée ces dernières décennies par Saʿīd ben Taymur, père du sultan actuel, frileux à l’ouverture internationale. Les villes secondaires ont alors été employées à la compréhension des mécanismes de transformations du sultanat, notamment parce que l’existence de villes, au sens compris aujourd’hui, n’est pas si frappante jusqu’alors (Andriyanova, 2013)16. Mais se donne à voir un attrait particulier pour des modes de vie qualifiés de traditionnels, une sorte de quête du typique, de l’exotique et du trivial à la lecture des travaux sur les autres pays du Golfe17. C’est ce que U. Wikan note, en précisant que l’Oman « était jusqu’en 1970 un pays fermé, uniquement représentatif d’une civilisation arabe traditionnelle, presque intacte de la modernisation »18 (Wikan, 1982 : 3).

Puisqu’il serait « voué[s] à un déclin certain » à cause de la plus maigre rente pétrolière que le sultanat perçoit, celui-ci reste un terrain employé pour observer le typique et les « traditions » (Beaugrand, Le Renard, Stadnicki, 2013). Ainsi, les recherches sur le sultanat dénotent avec les orientations prises au sujet des pays voisins. En effet, de manière plus vaste, les travaux sur les

16 Le premier à se pencher sur le développement de Mascate est John Gordon Lorimer, qui livre un rapport

démographique et historique pour le compte du protectorat britannique (Lorimer, 1908-1915). Dans les années 1960, Ian Skeet (1985) établit une collecte d’informations et de photographies de Mascate qui attestent des débuts de la transition politique de la Renaissance. Dans les années 1980 et 1990, les recherches de Fred Scholz illustrent des transformations plus franches et plus marquées spatialement (Scholz, 1990). Enfin, les travaux récents d’Aurel von Richthofen (2016) en urbanisme et en architecture apportent une version plus actuelle des connaissances sur Mascate, dont l’approche critique tente de lier compréhension politique, économique et sociologique pour saisir l’écologie de la ville.

17 Les travaux monographiques de Fredrik Barth et Unni Wikan portent exclusivement sur la ville de Sohar, ceux

de Christine Eickelman (1987) ont été conduits à al-Hamra dans la région de la Dakhiliyah, de même que Mandana Limbert (2010) à Bahla. Ces deux dernières villes de taille moyenne, postées en plein milieu de zones rurales, marquent une importance dans l’histoire du pays, ce qui peut justifier l’intérêt que ces anthropologues leur ont accordé. La première a longtemps été la capitale du pays, quand la seconde a été un bastion d’opposants en faveur de l’imamat ibadite qui constituait la force politique de la région de Bahla (Limbert, 2010 : 7).

18 « Oman was till 1970 a closed country, uniquely representative of traditional Arabic civilization, almost

pays du Golfe font l’objet de visions négatives, balançant entre critiques de l’autoritarisme politique et de l’influence religieuse conservatrice. Pourtant, le sultanat d’Oman figure comme l’un des exemples les plus à même de satisfaire de telles attentes. L’amour lui-même figure comme un interdit, comme beaucoup d’autres phénomènes ramenés aux subjectivités et aux individualités dans les travaux sur les pays arabes et musulmans19. Aussi, le risque est proche d’être taxé.e d’orientalisme scientifique. Celui-ci consisterait à vouloir faire ressortir les aspects négatifs des sociétés arabes ou, à l’inverse, donner le sentiment de visions optimistes dans l’ombre des autoritarismes. Quand Andrew Gardner (2010) explore la violence structurelle à laquelle sont soumis les migrants indiens au Bahreïn, il prévient que son but ne réside pas dans la stigmatisation de la société qu’il étudie, qui consisterait à renverser l’impression d’exotisme, pour aboutir à des conclusions réductrices sur la violence sociale. Afin d’éviter de telles assertions, il insiste sur l’aspect transnational du contexte étudié, puisque ce pays, tout comme ses voisins, réunit des individus issus d’Asie, du subcontinent indien et des nationaux dans un contexte musulman fortement empreint d’influences euroaméricaines (Gardner, 2010 : 4). Et, dans son ethnographie sur le rodéo automobile à Riyad, Pascal Menoret s’interroge lui aussi sur les risques d’interprétations hâtives quant aux conditions de vie golfiennes :

« Une ethnographie des rodéos automobiles risque d’être perçue comme un travail sensationnaliste et voyeuriste, qui, en examinant la marge, n’éclaire pas les mécanismes politiques, sociaux et économiques de la marginalisation. Chercher un sens politique aux dérapages en voiture peut aussi être vu comme une manière d’idéaliser la résistance et de confondre exubérance juvénile et rébellion subversive. L’étude des rodéos urbains dépeint-elle les Saoudiens comme irréductiblement étranges et exotiques ? Je ne le pense pas. Au contraire : en ramenant Riyad dans le groupe des sociétés urbaines dysfonctionnelles, cette étude montre la trompeuse banalité de l’Arabie saoudite. […] Riyad, néanmoins, n’est pas seulement produite par l’État saoudien et mérite une place sur la carte mondiale de la marginalité et de la révolte urbaines. » (Menoret, 2016 : 27)

Similairement, consacrer une thèse sur les sentiments amoureux en contexte omanais pourrait sembler découler d’une vision romantique, animée par les fantasmes de l’amour arabe

19 J’emploierai peu les qualificatifs d’« arabe » ou « arabo-musulman » en dehors de leur acception émic. S’il

fallait donner un sens à ces termes comme des ensembles géographiques, historiques ou sociaux, je me rapproche de la définition donnée par Mounia Bennani-Chraïbi et Iman Farag, qui soulignent toute leur complexité : « c’est quelquefois avec d’autres découpages que la somme des 22 États membres de la Ligue arabe que l’on désigne certaines composantes de cette construction sociale et historique qu’est le “monde arabe”. L’Afrique du Nord et le Moyen-Orient en sont des exemples. Si « monde » arabe il y a, c’est de par ses interactions intenses, souvent conflictuelles, ou encore de par les visées ou regards extérieurs qui le constituent en tant que tel (Picard, 2006). Il suffit de songer à la visibilité nouvelle des sociétés dites « émergentes » du Golfe : par ce qu’elles engagent en termes de connexions et de flux, ces sociétés requestionnent à leur tour les frontières du monde arabe » (Bennani-

que la littérature classique véhicule, et dont il serait possible d’observer les faits et les mots. L’on connaît le penchant objectifiant de l’orientalisme qui, dans sa tentative de compréhension scientifique, a fait de l’Oriental une figure dans lesquelles sont contenues les propres désirs et révulsions de l’Occident. La part d’orientalisme qui guette cette recherche consisterait alors à sexualiser et à érotiser les objets et individus soumis à la curiosité de la chercheuse, mettant en exergue le double aspect pudique et pourtant présent de l’amour et de la sexualité en islam (Massad, 2007 : 47). Vivre les fantasmes ? Une telle étude peut, en effet, donner l’impression de ces mêmes desseins « voyeuristes » et « sensationnalistes » (Menoret, 2016 : 27). Car étudier l’amour revient aussi, d’une certaine manière, à étudier « la marge », ce qui pourrait participer à idéaliser des pratiques résistantes à l’ordre en place. L’amour serait effectivement une « révolution à deux »20 (Alberoni, 1995 : 10), une menace sociale (Latte Abdallah, 2011) voire même un phénomène « antisocial » (Yacine, 2006 : 76), un refuge face à la tendance utilitariste de la société (Lindholm, 2006), d’un système de parenté tribal, patriarcal, androcentré et contraignant, dont l’alliance matrimoniale serait le seul cadre potentiellement admis. Je propose, en replaçant les éléments dans leur contexte, d’analyser comment l’expérience amoureuse peut résulter de structures sociales, comment celles-ci peuvent être ressenties tantôt comme oppressives, tantôt comme productrices d’émotions. Afin de ne pas verser dans l’exotisme, il me semble enfin important de souligner, leur aspect connecté, transnational, mais aussi individuel et subjectif.

Suivant le rythme que la plupart des jeunes rencontrés vivent, la thèse reflète la chronologie de l’engagement dans une relation amoureuse, à travers les temporalités mais aussi les espaces de rencontre. Elle mène à interroger les formes de relations, du flirt à la romance, et les limites de celles-ci, jusqu’à l’évocation du mariage sous l’angle juridique, religieux, mais aussi festif. Cet ordre permettra de comprendre comment l’amour peut être analysé dans une dimension interactionnelle, relationnelle mais aussi représentationnelle, et comment les structures sociales influencent l’expérience amoureuse.

Dans quelles sphères l’expérience amoureuse et les manifestations du sentiment se déploient-t-elles ? Toute la force et les limites de l’ethnographie, comme méthodologie participante, apparaissent alors. L’anthropologue peut-il tout observer ? Doit-il participer ? Comme je m’appliquerai à le montrer dans le chapitre premier, les conditions de mon expérience de terrain et la façon dont elles ont fomenté l’objet de ma recherche reposent bien

20 L’auteur entend la révolution à deux par le fait que « l’amour naît dans l’ordre social, contre l’ordre social, il est

sur l’étude d’une marge ou, comme je le développerai, d’un reste, c’est-à-dire « tout ce qui semble ne pas compter dans [une] situation » (Piette, 2017 : 70) ; terme que j’emploierai pour qualifier l’objet « amour » et sa méthode d’observation. Ce chapitre méthodologique permet de saisir les différents temps et espaces dans lesquels l’enquête a été réalisée, les villes, les quartiers mais aussi les familles qui m’ont reçue, afin de comprendre la variation des possibilités d’évocation de l’amour avec les personnes rencontrées.

En revenant sur les différents espaces de la ville, j’évoquerai les « prémisses » de la rencontre (chapitre 2). J’exposerai une description de Mascate à travers les formes de mobilité et de rencontres entre les jeunes ; pratiques fortement marquées par un sentiment d’isolement. Je questionnerai comment les jeunes mettent néanmoins en place des formes d’interaction en montrant que, même s’ils sont éloignés les uns des autres, ils développent des formes d’interaction à travers une « géographie de la distance ». En effet, des espaces publics aux espaces privés, la pratique de l’espace fait apparaître des sociabilités où la séparation est à la fois sexuelle et communautaire. S’y créent des homosociabilités, c’est-à-dire des sociabilités basées sur la présence d’individus de même sexe. De plus, si les individus évoluent dans des milieux homosociaux, ils donnent aussi à voir des formes de rencontres mixtes et des interactions construites dans la distance. Aussi, je propose de considérer l’université, les lieux de travail, de loisir mais aussi l’espace domestique comme des lieux, dans le sens spatial du terme, et des milieux, comportant une dimension sociale, de rencontre et de d’évitement entre les individus. Ces prémisses permettront de saisir les normes sociales qui influencent les interactions entre personnes de sexe différent, ainsi que les mécanismes de pudeur qui définissent les différents types de rencontre.

La fragmentation de l’espace mascatie rend difficile la construction d’une relation avec une personne de l’autre sexe. Ajoutée à l’interdit de la relation en dehors du cadre marital, elle place les pratiques de flirt dans un espace-temps du secret, que la sphère online, telle que définie par les acteurs, participe à renforcer. Le chapitre suivant (chapitre 3) aborde les formes virtuelles de rencontre et de présentations de soi, afin de réfléchir comment le numérique peut être employé comme un ressort pour dépasser les contraintes sociales de la distance, mais aussi de l’injonction au mariage. Les formes de présentation de soi obéissent à un ordre hétérosexuel fort, que l’observation des profils sur différentes plateformes et sites Internet permettra d’illustrer. Internet étant soumis au visuel et à la textualité, ce chapitre sera également l’occasion de se pencher sur les formes d’expression et sur le contenu des échanges entre amoureux par écran interposé, à travers une description comparée des types de réseaux utilisés et de leurs paramètres.

à des formes variées d’idéalisation de l’interlocuteur et de la relation (Lemeilleur, 2016), ce qui invitera à réfléchir sur la dimension individuelle de l’interaction dans l’expérience amoureuse.

Dans le chapitre 4, j’observerai la mise en place des rencontres hors ligne, dans une perspective chronologique des modes d’engagement dans la relation. Après avoir distingué, selon le vocable des enquêtés, le registre de l’amitié et de l’amour, je reviendrai sur l’observation de la ville, cette fois à travers un regard en recherche d’intimité. J’exposerai les caractéristiques des lieux occupés, qui donnent à voir une réelle géographie de la séduction, et qui révèlent une capacité de connaissance de la ville par les jeunes. Ces derniers produisent des intimités amoureuses qui s’accommodent du secret mais aussi de la confiance, condition nécessaire à l’élaboration de la « carrière amoureuse » (Henchoz, 2016). Dans un rapport métaphorique, je proposerai de comprendre chaque connaissance de la ville comme une forme de connaissance de l’état de la relation. En comparant les types de lieux, mais aussi des cadeaux et activités que les amoureux fréquentent et s’offrent, il s’agira de montrer les signes qui permettent de se savoir amoureux. La confiance permettra de montrer qu’une relation et l’intimité amoureuse ne sont pas seulement interindividuelles, mais elles sont prises dans les enjeux des relations amicales et familiales gravitant autour des amoureux.

Après le temps du flirt, survient rapidement celui du mariage, qui permet à de nombreux amoureux de sortir de l’ombre inconfortable de la transgression. Le mariage est avant tout un contrat dont les fondements sont religieux et juridiques. Il révèle les caractéristiques relatives au nationalisme omanais, car il est codifié par un ensemble de lois restrictives en termes de nationalité. À l’appui de plusieurs cas de mariages et en soulignant le rôle des appartenances religieuses, ethnolinguistiques, régionales et nationales dans la qualification d’une union mixte ou non-mixte, le chapitre 5 aborde les différentes formes de mariage existant à Mascate. Ainsi, je mettrai en relief les contours du conjoint idéal au regard des politiques nationales de la famille et du couple. Mais je montrerai qu’il existe un versant opposé de cette figure. En effet, si certaines personnes semblent correspondre au conjoint idéal, d’autres s’en détachent. Le cas des femmes marocaines est un exemple qui permet de soulever différentes représentations accordées à l’étranger, moralement et sexuellement. Se produit à leur égard une tension entre révulsion et attirance qui se cristallise dans une figure érotisée, exotisée et « assujettie » (Foucault, 1976 : 205). Le stéréotype de la femme marocaine comme « objet du désir des hommes » (Fassa, Kraus, Malbois, 2005 : 6) renseignera en retour sur les représentations accordées au plaisir masculin, généralement compris en termes sexuels, à travers une dialectique qui influence discours, pratiques et rôles de genre dans les comportements amoureux et les possibilités de mariage. À ce titre, je reviendrai sur les capacités d’action des femmes d’un point de vue

économique et qui font passer les relations pour des « transactions intimes » (Zelizer, 2001 ; Cheikh, 2012) pour dépasser l’inégalité largement genrée des rapports de pouvoir.

Le chapitre 6 vient compléter les différentes perceptions accordées à l’amour, pris cette fois comme un objet de discours et de transmission. J’analyserai comment les représentations des personnes des anciennes générations participent à distinguer le mariage d’amour du mariage traditionnel. Ces formes de transmissions entrent en compétition avec de nouveaux types d’apprentissages qui émergent dans les milieux religieux et universitaires ainsi que dans la littérature en développement personnel. Ces influences invitent à une considération nouvelle de l’amour, comme condition de réussite du bonheur conjugal. Elles apportent également une vision plus large du sentiment, puisque souvent comparé à la relation envers le divin. En effet, la diversité des termes visant à désigner l’amour se base sur une distinction entre l’amour humain, vu comme conditionnel et soumis aux passions charnelles, et l’ordre du divin, dont le sentiment serait inconditionnel et spirituel. Cette perception est souvent associée à l’union conjugale, dès lors que le mariage est considéré comme un acte religieusement méritoire. Je décrirai une pratique récente, observée à l’université de Mascate, qui consiste à délivrer des ateliers de préparation au mariage. Véhiculant eux aussi une approche naturaliste de l’identité sexuée et des comportements affectifs, et donnant à voir une version musulmane du développement personnel, ces ateliers entrent en concurrence avec les valeurs transmises par les parents ; ils redéfissent la notion de légitimité des valeurs et de la morale au sujet du mariage et de l’amour.

Les fêtes de mariage féminines et la Saint-Valentin viendront illustrer de manière représentationnelle la promotion du sentiment amoureux dans le cadre conjugal (chapitre 7). Plutôt que de les aborder sous l’angle du rituel, je décrirai ces événements à partir des ressentis, ceux des futurs mariés mais aussi des invitées, afin de faire émerger les enjeux d’appartenance identitaires et économiques, ainsi que les formes de contrôles auxquels les individus sont soumis lors de ces « spectacles ». Je décrirai l’ensemble des symboles qui circulent dans ces temps festifs. En termes genrés, d’abord, par le fait d’être célébrés séparant les hommes des femmes, ces événements participent de la féminisation de certains aspects de l’union et de l’amour. Les festivités sont également empreintes de représentations que les jeunes qualifient d’étrangères, d’occidentales ou d’exotiques. En comparant les fêtes de mariage à la Saint-Valentin, je tenterai enfin de faire ressortir l’aspect réflexif de pratiques cosmopolites dans lesquelles les jeunes Mascatis s’inscrivent. Celles-ci mènent souvent à des positionnements moraux inspirés de la modestie musulmane et à des critiques que les jeunes développent à l’égard du système matrimonial et de ses enjeux économiques auxquels les femmes et les hommes sont inégalement

soumis. Je prendrai appui sur les notions de transnationalité et de cosmopolitisme tels que définis par L. Abu-Lughod (1997) ; afin de comprendre la circulation des représentations amoureuses et de leur ancrage local.