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I. Comprendre le sultanat d’Oman

2. La jeunesse comme possibilité

Ce que la Renaissance a fait au sultanat d’Oman trouve des répercussions dans le rapport que les individus établissent avec le temps et, corollairement, à la notion de génération et de jeunesse. Les transformations relatives à la rente pétrolière et à la prise de l’État par le sultan Qabous ont mené à considérer les années 1970 et 1980 comme un réel renversement auquel peu croyaient. Mais la rente pétrolière étant limitée, les Omanais ont tendance à considérer cette période comme une parenthèse enchantée, plus qu’un changement durable. Durant son enquête dans la Dakhiliyah, Mandana Limbert relève à la fin des années 1990 que cette période est effectivement ressentie comme « anormale » (Limbert, 2010 : 3). Le passé, le présent et le futur sont vécus avec une telle rapidité, et les transformations sociales ont mené à développer un rapport si ambigu avec le temps, que « le présent [est] hanté par le futur »10 que tout pousse à ressentir comme incertain. Celles et ceux qui ont grandi dans cette ambiance de prospérité et d’utopie (Limbert, 2010 : 3) sont les parents des jeunes que j’ai rencontrés. Ils sont les seuls à avoir assisté à la métamorphose de leurs environnements et paysages quotidiens. Leurs enfants, quant à eux, sont les premiers à vivre dans un Oman qualifié de « moderne », à avoir accès au travail ou à l’école de manière égale entre filles et garçons, quelle que soit leur origine sociale, ou à posséder les moyens de communication et la mobilité qui définissent l’Oman contemporain. Il faut donc le dire : les expériences que les jeunes Omanais et leurs parents ont du sultanat sont extrêmement différentes, et s’il fallait relever un dénominateur commun à ces deux générations, celui-ci serait l’accoutumance à l’impermanence. Et, quand les aînés, qui ont vu s’ériger l’Oman actuel, ont pour quelques décennies vécu le présent « non pas comme une étape en direction d’un progrès infini, mais comme un interlude […] miraculeusement prospère »11 (Limbert, 2010 : 9), les plus jeunes grandissent avec l’idée déjà présente que la fin de l’interlude est proche, et qu’il dépend d’eux en grande partie.

C’est par cette fracture temporelle et sociale que la notion de jeunesse peut être définie dans le contexte omanais. Les jeunes sont effectivement conscients qu’une part de l’avenir du sultanat repose sur les choix qu’ils seront menés à prendre au cours de leur vie. Et, dans un rapport présentéiste au temps, beaucoup d’entre eux considèrent la jeunesse comme une période déterminante pour leur futur, professionnellement parlant, mais aussi quant à leurs choix matrimoniaux. Catégorie nouvelle, le terme de šhabība (jeunesse) renvoie à différents critères :

10 « […] the past was evoked, experienced, and managed in the present, and how the present was haunted by the

future ».

11 « As such, Oman’s present was not a step along a trajectory of infinite progress, but an interlude, surprisingly

« Shâbb, construit sur la racine sh-b-b relève d’une sémantique du feu, de

l’incendie qui se déclare ou de la guerre qui éclate, de ce qui est ardent et vif, de l’animal qui se cabre. On pourra considérer que l’extension très large donnée à ce terme est relativement moderne. Dans la période de l’islam classique et du développement des classifications par la mystique soufie, la théorie des âges de l’homme pensait le développement humain en contexte confrérique selon quatre degrés associés à une acquisition particulière : l’enfant (tufl) qui est l’âge de la puissance d’intelligence à 15 ans, le jeune (shâbb) qui est l’âge de la puissance de jugement à 30 ans, l’homme (rajul) qui est la puissance de commandement vers 40 ans et enfin la puissance angélique préparant la séparation d’avec la matière que l’on atteint après 50 ans. » (Rivoal, Peatrik, 2015)

Comme nous le comprenons dans cet extrait, la jeunesse renvoie à une classe d’âge mais elle repose également sur le statut marital : se marier rend un garçon homme et une fille femme. Par conséquent, « la jeunesse est clairement attachée à l’absence de statut » (Rivoal, Peatrik, 2015), et que l’absence d’autres rites de passage que le mariage exprime d’une certaine manière. C’est ce que Myriam Catusse et Laurent Bonnefoy relèvent également, en associant la jeunesse à l’endurance du temps qui passe, du temps qui n’est fait de rien ou, du moins, d’une préparation pour le passage à l’âge adulte, comme l’acquisition progressive de maturité pour la prise de décisions de vie (Catusse, Bonnefoy, 2013). Quand les sciences humaines parlent du « jeune arabe », elles associent également l’image d’un adulte acteur et subissant de ruptures démographiques, de la crise des systèmes politiques, de l’économie et de l’emploi, aboutissant à celle du mariage et des valeurs transmises (Fargues, 2000 ; Bennani-Chraïbi, Farag, 2007). Les jeunes seraient alors à l’image de la modernité, un appel au changement, par la scolarisation à laquelle ils ont eu accès, en comparaison avec les générations précédentes, et le caractère contestataire qui leur est attribué (Bennani-Chraïbi, Farag, 2010 : 17). Mais la jeunesse oscille aussi entre loisir et ennui (Catusse, Bonnefoy, 2013 : 22). L’ennui (al-malal) et la projection sont autant de ressentis que les jeunes Mascatis évoquent, dans une tension avec ce qui serait de l’ordre de la fureur (ʿanfwān ašh-šhabāb), la joie de vivre et l’énergie, et les rappels quotidiens à trouver un « vrai » statut professionnel ou matrimonial. L’amour et la jeunesse apparaissent alors tous deux comme des possibilités. La possibilité, le temps de s’ennuyer, de se rêver et d’imaginer le futur12, d’éprouver les frontières et, alors, d’aimer. La jeunesse est- elle un agencement d’utopies propre à un contexte particulier, que l’amour vient lui aussi

12 Je reprends ici les propositions émises en juillet 2017 dans le cadre du 2ème congrès du Groupement d’Intérêt

Scientifique (GIS) Moyen-Orient et Mondes Musulmans lors de l’atelier organisé par Laure Assaf, Mariangela Gasparotto et Marion Slitine, « Demain, le printemps : Des quotidiens entre vies rêvées et mondes imaginaires »,

cristalliser ? Est-elle un pléonasme de l’amour ? De la tension entre des désirs individuels et des contraintes sociales et familiales ?